SiLtJ''5:t., ^##i 'ïfcwC^ Il (EUVRES COMPLÈTES D'ALEXANDRE DUMAS THEATRE XX ŒUVRES COMPLÈTES D'ALEXANDRE DUMAS PUBLIÉES DANS LA COLLECTION MICHEL LKVY Acié 1 Aiiiaory 1 Ange l'itoii 2 Ascaiiio 2 Une Aventure d'a- mour 1 Avnninres de Jolm Davys 2 Les Baleiniers ... 2 LerftiarildeMaQléoii. 3 niack 1 Les Blancs el les Bleus 3 la Bouillie de la com- tesse Beriiie. ... 1 La Boule de neige, i Bric-à-Brac .... 1 Un Giiilct de lamille 3 LeCapiiainePamphile 1 Le Capilaine l'aul. . i Le Uapilaiiie Rliino. 4 Le Capilaine UicliarJ. 1 Cailierine Bluin. . . I Causeries 2 Cécile I Charles le Téméraire. 2 Le Chasseur de Sauva- gine I LeCliflteaud'Eppsiein 2 Le Chevalier d'Har- luemal 2 Le Chevalier de llai- son-Bous;e .... 2 LeCoUicrde la reine. 3 La Colombe. — Malir» idûffl leCilalTais ... 1 Les Compagnons de John 3 Le Comte de Monte- Cristo 6 La Comtesse de Charny 6 La Comtesse de S.i- lishury 2 Les Conlessious de la marquise 2 Conscience l'Iiiiio- ceai 2 Création et Rédeiup- liju. — Le Docteur mystérieux. ... 2 — La Fillcdu Marquis. 2 La Damede Monsoreau 3 i.a Dame de Volupté. 2 Les Deux Diane. , . 3 ^es Deux Reines. . 2 Dieu dispose. ... 2 Le Drame de 03 . . 3 LesDraraesdelamer. 1 i-esDrames galants.— La Marquise d'Es- coman a £uiuia Lyonna ... 5 La Femme au cullier de velours. , . . Fernande Une Fille du régent Filles, l.orettes et Courtisanes. . . . Le Fils du lorçat . . les Frères cor.ses. . Gabriel Lambert. . . Les Garibaldiens . . Gaule et France. . . Georges Un Gil Blas en Ca- lifornie Les Grands Hommes cnrobede cliambre: César — Henri IV, Louis XU), Richelieu. . La Guerre des femmes Histoire d'un casse- noisette L'Hnnime aux contes. Les Hommes de fer. L'Horoscope .... L'He (le Feu. . . . Impressionsde voyage: En Suisse — Une Année i Florence — L'Arabie Heu- reuse — LesBonisduRhiu — Le llaiiilaine Arena — Le Caucase. . . — Le Coiricolo.. . — Le Midi de la France — De Paris à Cadix. — Quinze jours au Sinnr — En Russie. . . — Le Speronarc. . — Le Véloce.. . . — La Villa Palmieri. Ingénue Isaao Laqucilem. . . Isabel de Bavière. . Italiens et Flamands. Ivanhoe de Walter Scott (tradnetlBa) . . Jacques Orlis. . . . Jacquet sans Oreilles. Jane Jehanne la Pucclle. . Louis XIV et soD Siècle Louis XV et s;i Co'ir. Louis XVI et la Ré- volution Les Louves de Ma- checoul Madamede Chamblay. La Maison de «lace. Le .Maître d'armes.. Les Mariages du pftro Olifus Les Médicis. . . . Mes .Mémoires. . . Méiiioiresde Gariiialdi Mémoires d'uiieaveu- glc Mémoires d'un iné- deriii : B.i^saiio, . Le Meneur de loups. Les Mille el un Fan- tômes LesMoliicansde Paris Les Morts vont vile. Napoléon Une Nuit à Florence. Olympe do Cièves. . Le Page du duc de Savoie Parisiens et Provin- ciaux LePasteunl'Ashboarn Pauline cl Pascal Bruno Un Pays incomia. . Le Père Gigogne . . Le Père la Ruine. . Le l'rince des Voleurs Princesse de Monaco. La Princesse Flora.. Propos d'Art et (le Cui>iiie. ■ . . . . Les Quarante-Cinq. . La Régence La Reine Margot . . Robin llood le Proscrit La RoutedeVarcnnes. Le Salléador. . . . Salvator (suiti iti uoiii- cm d« Paris) .... La San-Felice. . . . Souvenirs d'Anlony . Souvenirs d'une Fa- vorite Les Siuarts Sulianella Sylvandire Terreur prussienne. Le Testament de M. Cliauvelin. .... Théâtre complet. . . Trois Maîtres. . . . Les Trois Mousquo- taires. . ..... Le Trou de l'enfer . La Tulipe noire. . . Le Vicomte de lîr.i^e- lonne La Vie an Dé^erl. . Une Vie d'artiste . . Viugt Ans après. . KMILE COLIN — I.MPRIMERIE DB LAGNY, THÉÂTRE COMPLET ALEX. DUMAS XX LA CONSCIENCE l'oRESTIE — LA TOUR S AI NT- JACQUES NOU!|'EJ?L|. ÉDITION * \ . !* PARIS CALMANN LÉYY, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3 1890 Droits de reproductioa et de traduction réservés 221/ LA CONSCIENCE DRAME EN SIX ACTES Odéoii - 4 novembre lSa4. A VICTOR HUGO C'est à vous, mon cher Hugo, que je dédie mon drame de h Con- science. Recevez-le comme le témoignage d'une camitié qui a survécu h l'exil, et qui survivra, je l'espère, même à la mort. Je crois à l'immortalité de l'âme, Alex. Dum.u DISTRIBUTION EDOUARD RUHBERG ) STEVENS l '^î-^î- ALDEN LE CÙNSEILLER BENAZETTI Le Ministre LE BARON KARL DE WARDEN RUHLiERG père MHYËR CHRÉTIEN LE BARON DE RITAN FREDERIC ALDEN NEBEL SALOMON Un Valet CHARLOTTE ....'. m LA COMTESSE SOPHIE LA CuM FESSE LOUISE HENRIETTE MADAMS RUHBERG .'.",".' Mme LAFERRltaS. TiSSERANT. KiME. Rey. GuiGnAr.D. Laute. Saint- LÉON. Barré. Harville. Mêtréme. TlIIRON. Grenier. Étiinnu. BiîREîSGÈRE. Locise Périgat- Isabelle Co^STA^•^• Solange. Dessains. Los Srocs jirciuscrs actes, à Itlannlic los trois tlcrniers, à Rlunich, CSIO. XX. THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS ACTE PREMIER A Mannlieim, chez Ruhberg.— Un salon à pans conpés. Au fond, one porte don- nant sur un jardin; dans le pan coupu de droite, la porte de l'extérieur ; dans le pan coupé de gauche, une porte qui, en s'ouvrant, laisse Toir un cabinet où se trouve une autre porte sur laquelle est écrit le mot Caisse : la porte du paa coupé doit être très en vue du public. Au premier plan a droite, la chambre de madame Ruhberg; au deuxième plan, un piano; une table à gauche; chaises et fauteoils, une cheminée garnie. SCÈNE PREMIERE ALDEN, seul. Oh! oh ! serait-ce un parti pris de me faire attendre? Ces Ruhberg sont fiers comme des chevaliers du Saint-Empire! et, sans doute, cela blesse M. le receveur de l'État Ruhberg, d'être soumis, chaque trimestre, au contrôle du vérificateur Alden. SCÈNE II ALDEN, CHARLOTTE. CHARLOTTE, entrant et courant à Alden. Oh! pardon, monsieur le vérificateur! j'ignorais que vous fussiez là. ALDEN. Oui, mademoiselle, j'y suis, et depuis... (il tire sa montre) depuis dix-sept minutes, même. CHARLOTTE. Depuis dix-sept minutes! Mais comment se fait-il que ni mon frère, ni ma mère, ni mon père ne soient près de vous? ALDEN. Je m'étonnais précisément de leur absence lorsque vous êtes entrée. CHARLOTTE. Avez-vous demandé mon père ? LA CONSCIENCE 3 ALDEN. Oui, mademoiselle ; et Chrétien, le valet de chambre, m'a répondu que je pouvais attendre, que M. Ruhberg allait ren- trer; j'attends, et, vous le voyez, il ne rentre pas. CHARLOTTE. II ne faut pas en vouloir à mon pèic ; je suis bien sûre que, s'il vous savait ici, il hâterait son retour. ALDEN. Ilum! hum! CHAÎILOTTE. 11 ne faut pas en vouloir à ma mèrej je suis certaine que, si elle avait été prévenue... ALDEN. Voire mère dormait encore, mademoiselle; elle a daigné me le faire dire. CHARLOTTE. Oui, ma mère se lève tard... C'est une habitude... ALDEN. D'aristocratie. CHARLOTTE, timidement. Quant à mon frère... ALDEN, posant sa canno et son chapeau sur la table à gauche. Oh! je ne me suis pas même eiiquis de lui ; je sais que sa coutume n'est point de renlrur de si bonne heure. CHARLOTTE. Hélas ! monsieur, c'est vrai ; mais, moi, me voilà, et, si je pouvais vous offrir quelque chose... ALDEN. Oui, je sais cela : vous, vous êtes le bon génie de la mai- son; vous restez au logis quand les autres sont dehors; vous veillez quand les autres dorment; vous priez quand les autres se damnent. Vous, vous êtes une bonne et excellente fille, et ce n'est point votre faute si votre père est un homme faible, votre mère une dépensière, votre frère un joueur. CHARLOTTE. Monsieur! ALDEN. Allons, bon! je fais pleurer les anges, moi; brutal que je suis ! Excusez-moi, mademoiselle, j'ai tort; mais je suis un ancien militaire, et j'ai pris au camp l'habitude de dire tout 4 THÉÂTRE COMPLET Ij'ALEX. DUMAS ce que je pense. Quant à accepter ce que vous m'offrez, merci. Il y a (Jcjà assez de gens qui prennent dans la maison. CHARLOTTE. Monsieur Alden, ne me faites pas de peine, je vous aime tant! ALDEN. Vous m'aimez, vous? et vous m'avez vu trois ou quatre fois! CHARLOTTE. Il est vrai que c'est moins que je n'eusse voulu. ALDEN. Vous m'aimez et vous me connaissez à peine! CHARLOTTE. Je vous connais comme le plus honnête homme et comme le meilleur cœur de la ville. ALDEN. Honnête homme, c'est possible; mais bon cœur, vous vous trompez. Je suis dur, brutal, entêté; il n'y a que les niais qui aient bon cœur. Ah çà! mais pourquoi me regardez-vous ainsi, mon enfanl? (Charlotte lui prend la main et veut la baiser.) Ah ! par exemple 1 (Il l'embrasse au front.) SCÈNE III Les Mêmes, FRÉDÉRIC ALDEN; FRÉDÉRIC. Mon père embrassant Charlotte ! ALDEN. Bon ! voilà que vous faites surprendre le père par le fils; mais c'est qu'aussi vous êtes une sirène. CHARLOTTE. Monsieur AlJen, vous n'êtes plus seul maintenant, per- meitez que j'achève la commission dont ma mère m'avait chargée hier au soir. ALDEH. Allez, allez, mon enfant, et que la bénédiction de Dieu soit avec vous ! (Charlotte sort par lo jardin en échangeant un regard avec Frédéric.) LA CONSCIENCE 5 SCÈNE IV ALDEN, FRÉDÉRIC. FRÉDÉRIC. Vous m'avez fait dire de vous rejoindre où vous seriez, mon père, parce que vous aviez quelque chose de pressé à me dire, et que vos vérifications vous tiendraient probable- ment toute la journée dehors; je me suis informé, j'ai appris que vous étiez chez M. le receveur Ruhberg, et je suis venu. ALDEN. C'est bien. FRÉDÉRIC. Qu'avez-vous à m'ordonner?... J'écoute. ALDEN. Ce que j'ai à t'ordonner, c'est de passer, avant midi, chez 31. de Wolsheim, qui part à deux heures pour Carlsruhe. FRÉDÉRIC. Et que ferai-je chez M. de Wolsheim, moiipère.^ ALDEN. Tu le remercieras. FRÉDÉRIC. De quoi, mon père? ALDEN. De ce qu'il consent à te donner sa fille, FRÉDÉRIC. Mademoiselle de Wolsheim?... ALDEN. Sera ta femme, et, à partir d'aujourd'hui, tu es autorisé à te présenter dans la maison comme son fiancé; cela a été dé- cidé ce matin entre sou père et moi. Eh bien, tu ne me re- mercies pas? tu te tais? FRÉDÉRIC. Je vous remercie d'abord, mon père, de ce que vous avea fait ou de ce que vous avez cru faire pour mon bonheur. ALDEN. Hein? FRÉDÉRIC. Je ne répondrai pas à votre bonté par la dissimulation. 6 THÉÂTRE COMPLET U'ALEX. DUMAS ALDEN. Plaît-il? FRÉDÉRIC. Ne m'en veuillez pas, mon père, mais je suis forcé de vous faire un aveu. ALDEN. Un aveu ! et lequel? FRÉDÉRIC. Je ne puis épouser mademoiselle de Wolsheim, ALDEN. Oh ! oh ! tu ne peux épouser... ? FRÉDÉRIC. Non, mon père. ALDEN. Ah ! par exemple, je voudrais bien savoir pourquoi, ta famille est riche, eu bonne position à la cour du grand-duc; la fille est honnête, jeune, jolie... FRÉDÉRIC. Je ne trouverai pas mieux, mon père, et, puisque vous aviez choisi une femme pour votre fils, c'était sans doute celle qui lui convenait... Âlais... ALDEN. Mais quoi ? Voyons. FRÉDÉRIC. Mais j'en aime une autre, mou père. ALDEN. Ah bon ! la réponse ordinaire des fils rebelles, FRÉDÉRIC. Ah! mon père... ALDEN. « J'en aime une autre, » la bonne raison ! FRÉDÉRIC, souriant. Que voulez-vous ! c'est la seule que je trouve. J'en aime une autre, je suis aimé d'elle, et par elle seule je puis èti'c heureux ! ALDEN. Etre aimé ! être heureux ! grands mots. FRÉDÉRIC. Grandes choses, mou père. LA CONSCIENCE 7 ALDEN. Et qui est-elle, cette autre? Voyous, est-ce que je la connais, même? FUEDÉmC. Vous la connaissez. ALDEN. Où est-elle? FRÉDÉRIC. En ce moment, je ne puis vous le dire; mais tout à rhcuv elle était là, dans vos bras. ALDEN. La tilk' du receveur de l'État? FRÉDÉRIC. Charlotte Ruhberg, oui, mon père, ALDEN, secouant la tête. Cela ne te convient pas. FRÉDÉRIC. Pourquoi ? ALDEN. Cela ne te convient pas. FRÉDÉRIC. Vous ne me refuserez pas la femme qui ferait mon bonheur sans me dire les raisons de votre refus; cela ne serait pas juste, mon père. ALDEN. Eh bien, les raisons de mon refus, les voici : cela ne peut pas être; cela ne doit pas être; je ne veux pas que cela soit. (Allant reprendre son chapeau.) Quant aux autres raisons, attends six mois, trois mois, huit jours peut-être, et tu les connaî- tras aussi bien que moi. FRÉDÉRIC. J'attendrai le temps que vous voudrez, mon père ; car j'es- père qu'un jour viendra où vous apprécierez Charlotte. ALDEN. Le jour est venu; j'apprécie Charlotte : c'est une fille belle, brave et bonne; mais la famille ne vaut rien. (Il va pour sortir.) FRÉDÉRIC. Expliquez-vous, mon père. ALDEN. Écoute, si tu restes ce que tu es, tu ne seras pas grand'- 8 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS chose. Il faut que tu ailles plus loin; lu as besoin de pro- tection et de fortune, ou, «ans cela, lu demeureras Frédéric Aldcn, avocat sans cause, fils de Rodolphe Alden, vérificateur des rentes, c'est-à-dire un pauvre diable, enterré dans un quartier perdu d'une petite ville de province. Si tu étais riche, cela ne serait rien encore; mais, vieux soldat, avec une ri traite de deux cents Ihalers et une place de cinq cents, je ne te laisserai, en mourant, qu'une maison sans dettes et un nom sans tache. Les Ruhberg sont complètement ruinés; le père est un fou, la mère une orgueilleuse, le fils uu joueur, et la fille,... la fille a été élevée comme si elle devait épouser un prince régnant. FRÉDÉniC. Vous voyez bien que cette éducation n'a pas influé sur son cœuf, mon père, puisqu'elle in'aime. ALDEN. Chansons!... Va faire la visite au conseiller Wolsheim et ne viens pas me rebattre plus longtemps les oreilles de plans impossibles. FUÉDÉRIC. impossibles ? ALDEN. Impossibles! c'est moi qui le le dis, c'est moi qui te le répète, jamais la fille du receveur de l'État Ruhberg ne sera ta femme. (11 s'apprête à sortir.) FRÉDÉRIC. Alors, mon père, jamais une autre ne le sera non plus; car j'ai engagé ma parole. ALDEN, s'airctant près Je la porte. Hein ! FRÉDÉRIC. Comptant sur cette parole, Charlotte a refusé le baron de Volfrang, attaché d'ambassade. ALDEN. Tu lui as donné ta parole? FRÉDÉRIC. Je la lui ai donnée. ALDEN. Tu as dit « Foi d'Alden.^ » LA CONSCIENCE 9 FRÉDÉRIC. Je lui ai dit: « Foi d'iiouiiéte homme. » ALDEN. Est-ce vrai, cela ? FRÉDÉRIC. Je vous le jure, mon père. ALDEN. Alois, c'est autre chose, il faut épouser. FRÉDÉRIC. Oh ! mon père ! ALDEN. Cela l)rise tous mes plans, cela me fait grand'peine; mais, si lu as donné ta parole, si tuas dit: « Foi d'iionnète homme, » tu ne serais plus un honnête homme en manquant à ta parole. Il faut épouser. FRÉDÉRIC. Oh! je savais bien que vous étiez le plus loyal des hommes. Toute votre vie, vous bénirez le jour où vous avez rendu votre fils si heureux. ALDEN. Soit!... mais, pour l'instant, j'avais d'autres plans, mon- sieur, d'autres visées... Enfin, puisque c'est impossible, n'en parlons plus. C'est toi qui vas attendre le receveur de l'État et lui dire ce que tu as à dire; moi, au lieu de vérifier la caisse ce matin, je la vérifierai ce soir. Adieu. FRÉDÉRIC. Mon père ! ALDEN. Adieu, adieu... Je ne suis plus surpris que la petite m'ait dit qu'elle m'aimait; je ne suis plus surpris qu'elle ait voulu me baiser les mains. Ah ! sirène, sirène ! (Il sort.) SCÈNE V FRÉDÉRIC, seul. Allons ! la chose a été plus vile arrangée que je ne le croyais... Ah ! c'est que, sous cette rude écorce, il y a un bon et grand cœur ! Et maintenant, si je pouvais trouver CharloltJ et lui tout dire.,. M. Ruhberg!... 1. in THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS SCÈNE VI RUIIBERG, FRÉDÉRIC. RUnBERG. Ah! bonjour, monsieur Frédéric! Je m'attendais à la visite de votre père, mais jias à la vôtre, et l'inattendu de votre présence me la rend plus agréable encore. FUÉDÉIUC, lui prenant la main. Est-ce bien vrai, ce que vous me dites là, monsieur? ou bien usez-vous à mou égard d'une de ces phrases banales dont on masque, vis-à-vis des indifférents, le vide de la pensée et du cœur? RL'HBERG. Je vous dis la vérité, monsieur; je vous aime et vous es- time... Quelle cause vous amène? FUÉDÉRIC. Ce n'est point une cause ordinaire, monsieur. RUUBERG. En effet, vous paraissez ému. FUÉDÉr.IC. Plus qu'ému, monsieur, troublé. RUHBERG. Que craignez-vous donc? FRÉDÉRIC. Une réponse défavorable à une demande que je viens vous faire. RIIHBERG. Mon cher monsieur, entre iioanêtes gens, on ne doit jamais être embarrassé. Ce que vous avez à me demander ne peut être qu'une chose honorable. Tariez, je vous écoute. FRÉnÉRIC. Un mot vous dira tout. J'aime, monsieur, et celle que j'aime s'appelle Charlotte. RUHBERG. Vous aimez ma fille? FRÉDÉRIC, lui prenant la main. Puis-je dire : « Oui, mon père? » RUHBERG. J'étais si loin de me douter, monsieur Alden... LA CONSCIENCE H FRÉDÉRIC. Cette demande vous blesse-l-elle? RUHBERG, allant s'asseoir. En aucune façon, monsieur... Mais asseyez-vous et causons. FRÉDÉRIC. Permettez-moi de rester debout. C'est mieux que debout, c'est à genoux que je devrais attendre. RUHBERG. Je ne vous ferai pas attendre longtemps, monsieur, et, à franche demande, je ferai franche réponse. Vous aimez ma fille, cela me rend heureux, elle mérite qu'un honnête homme comme vous l'aime... FRÉDÉRIC. Oh! monsieur, quelle joie! RUHBERG. Attendez... C'est à mon tour maintenant d'être embarrassé, c'est à mon tour d'hésiter dans ma réponse; car il se peut, lorsque je vous aurai parlé, lorsque je vous aurai dit oui, que ce soit vous qui répondiez non. Mais, en ce cas, mon- sieur Alden, d'avance je vous en donne ma parole, cela ne nous brouillera point ; vous me tendrez la main, et tout sera dit. FRÉDÉRIC. Vous m'effrayez, monsieur. RUHBERG, se levant. Vous êtes jeune, vous devez être ambitieux, et c'est votre devoir d'aller à la rencontre de la fortune. FRÉDÉRIC. West-il défendu d'y arriver par le chemin du bonheur? RUHBERG. Nous ne sommes pas ce que vous croyez, monsieur Alden. FRÉDÉRIC. Que voulez-vous dire ? RUHBERG. Les apparences vous trompent, mon pauvre enfant : vous nous croyez riches, nous sommes pauvres. Celui qui aimera ma fille devra l'aimer pour elle-même, pour elle seule. Char- lotte n'a pas un florin de dot. Et maintenant, j'ai dit; em- biass-z^moi et restons-eu là, monsieur Frédéric. 12 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS FRÉD^UIC, Mon père, je vous embrasse et vous demande de nouveau sa main. Ce que vous venez de me dire, je le savais. RUUBERG. Par qui ? FRÉDÉRIC. r.ir Charlotte elle-même. SCÈNE VII Les Mêmes, CHARLOTTE. CHARLOTTE. Vous saviez? quoi donc? RUllBEUC. Tu nous écoutais? CHARLOTTE, baissant les yeux. Non; mais, en m'entendant nommer... RUHBERG. Pourquoi ne m'avoir rien dit de cet amour, ma fille? CHARLOTTE. Depuis quelque temps, vous étiez si triste, si abattu; RUHBERG. L'aimes-tu comme il t'aime? CHARLOTTE. Je ne sais comment Frédéric m'aime; mais ce que je sais, c'est que je l'aime tendrement. RUHBERG, prenant la main do Charlotte. Et VOUS vous connaissez bien l'un et l'autre? FRÉDÉRIC. Votre bénédiction, mon père ! RUHBERG, prenant la main de Frédéric. Réfléchissez à mes paroles : je ne vous demande pas si vous vous aimez; je vous demande si vous vous connaissez. Je ne désire pas savoir si votre amour existe, je désire savoir s'il durera. FRÉDÉRIC. Je réponds du mien; car il repose encore moins sur la beauté de Charlotte que sur l'estime que je fais d'elle. LA CONSCIENCE 13 CHARLOTTE. Mon père, an delà de l'epoiix, je vois l'ami, et l'ami par- donnera ses faiblesses à la meilleure des amies. RUHBEP.G. Vous le voulez; Dieu le veuille!... Frédéric, tu es l'homme, c'est-à-dire la force. Songe bien que les labeurs et les soucis de l'existence te regardent ; quand tu les auras supportés toute la journée, secoue-les à la porte, comme fait un pèlerin de la poussière de la route, et rentre joyeux à la maison. Respecte l'âme de l'épouse et de la mère, quand même elle n'aurait plus ce fard virginal que tes lèvres effaceront un jour de la joue de la jeune fille. Sois maître toujours, jamais tyran. Ordonne, mais ne torture pas. — Charlotte, tu es la femme, c'est-à-dire la faiblesse, mais en même temps le charme de la maison. Après les soucis et les labeurs de l'exis- tence, (pie ton époux trouve en toi la tendresse qui console de toutes les peines, la gaieté qui les fait oublier! Ces devoirs vous seront toujours chers? vous le promettez l'un et l'autre? FRÉDÉUIC. Toujours, mon père! CHARLOTTE. Toujours! RUHBERG. Alors, embrassez-vous, vous avez ma bénédiction; je de- manderai pour vous celle de votre mère. Je l'attends. Laissez- moi avec elle; j'ai à lui parler de choses qui, si elles étaient dites devant vous, mes enfants, attristeraient vos pauvres cœurs. Pas de nuages pour vous, s'il est possible, dans un jour comme celui-ci. Allez. (Frédéric et Charlotte remontent vers le jardin; là, Charlotte s'arrête^ puù! elle revient se jeter dans les bras de son père et sort avec Frédéric.) SCÈNE VIII RUHBERG, MADAME RUHBERG. V MADAME RUHBERG, venant de la droite. Charlotte avec M. Alden! RUHBERG, l'invitant à s'asseoir. Je vous expliquerai cela tout à l'heure, madame; venez, j'ai à vous parler. 14 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS MADAME RUHBEKC. Comme VOUS me dites cela gravement, mon ami! IiUBBEUC, prenant une chaise au Tond. C'est que j'ai à vous parler de choses graves. MADAME UL'HBKRG. 11 me semble que vous avez pleuré. RUHCiiiiG. Avec les jeunes années, le temps des sourires passe... .Je réclame toute votre attention, et, si, par hasard, dans ce que je vais vous dire, il sortait de ma bouche un mot qui vous blessât, je proteste d'abord que ce serait contre mou inten- tion. MADAME nuriBEUG. Rien ne peut me blesser de votre part, mon ami. RUHBERG, s'asseyant. Lorsque vous voulûtes bien m'accepter pour époux, j'étais pauvre, et vous étiez riche. MADAME RURBERG. Monsieur ! RUHBERG. 11 est besoin d'établir cela. Élevée au milieu du luxe d'une grande vie, vous n'eûtes point le courage de réformer ce luxe, et, moi, je n'eus point la force de vous rien refuser... Vous avez vécu, madame, non point selon notre état, mais selon votre naissance. Je me suis contenté d'épargner le plus possible sur la dépense. Cette économie vous a permis d'être heureuse une année ou deux de plus, puisque votre boul'.eur était dans le luxe. J'ai tenu les comptes les plus exacts, je ne dirai pas de notre fortune, mais de votre fortune : vous êtes complè- tement ruinée, madame. MADAME RCHBERG. Piuinée ? RUHBERG. J'ai là, dans mon bureau, la justification de ma gérance, les comptes de mon admiaislraiion. MADAME RUHBERG. Des comptes, à moi ? mon ami serait obligé de me rendre des comptes.? Ah! voilà ce que vous aviez prévu, voilà ce qui me blesse. RUHBERG. Vous ne me comprenez point. 11 fallait vous prouver que, LA CONSCIENCE 15 lorsque je vous épousai, je recherchais votre cœur et non votre fortune. 11 fallait vous prouver que cette fortune est bien restée la vôtre, et que la moindre parcelle n'en a jamais été distraite, même pour l'éducation de nos enfants, .^lainte- uant, ma chère, il ne nous reste qiiemoa traitement de rece- veur de l'Élat: quinze cents florins. Vous voyez qu'il est impossible avec cela de soutenir une maison qui, jusqu'à présent, en a dépensé six ou huit mille par an De mon côté, je n'aurai pas de changements à faire dans mon existence, j'ai toujours vécu comme un simple employé; mais, du vôtre, ce sera ditîércnt. MADAME RUHBERG, se levant. Je me soumettrai à tout, monsieur, ne regrettant qu'une chose : c'est que mon repentir ne puisse expier mes fautes. KUHBERG. De sa sincérité dépendra désormais le repos de notre vie. Quant à ce qui regarde Charlotte, il s'est trouvé pour elle un parti. Le jeune Âlden l'aime, et il vient de me demander sa main. MADAME RUHBERG. Et vous la lui avez accordée? RDHBERG. Avec joie. MADAME RCHBERC. C'est un pauvre mariage que I«ra là notre chère enfant, monsieur. RUHBERG. Ah ! vous trouvez ? MADAME RUBBEUG. Rang, éducation, relations du nioade, tout donnait à notre Charlotte le droit d'espérer mieux. RUHBERG. Vraiment? MADAME RUHBERG. Sans compter que nous sommes de noblesse... RUHBERG, remontant. Petite noblesse, madame, de mon côté du moins : noblesse de robe. MADAME RUHBERG. Et que cette mésalliance pourra nuire aux vues de son frère. 16 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS RURBERG, redescendant. Oui! sur maf]emoiselle do Kœiiigstein, une jeune fille riche, noble, orgueilleuse, pour hiquellc Edouard se ruine, et qui ne consentira jamais à l'épouser. Je sais que vous allez traiter cette opinion d'extravagante; je sais que, grâce à vos folles dépenses, vous et votre fils, vous vous croyez prés d'arriver au but; mais j'y vois clair, et je vous déclare qu'au- jourd'hui, Edouard aura la promesse de la jeune înle ou ipi'il ne retournera plus dans cette maison. MADAME KUHBERG. En lui donnant un si court délai, vous perdez certainement l'occasion d'établir votre fils. RUHBERG. Tant mieux ! MADAME RUHBERG. Tant mieux! dites-vous s* RUHBERG. Oui, je remercierai Dieu de toute mon âme, lorsqu'il per- mettra qu'un bon et loyal jeune homme soit ramené de la société des joueurs et des hommes dissipés dans celle des hon- nêtes gens, (u sonne.) Chrétien ! SCÈ;\E IX Lbs Mêmes, CHRÉTIEN. CHRÉTIEN. Monsieur a sonné ? RUHBERT. Allez dire à Edouard que sa mère voudrait lui parler. CHRÉTIEN, embarrassé, remontant la chaise de Ruhberg. Oui, monsieur... j'y vais... RUHBERG. Vous connaissez mes intentions, madame; j'entends que, dans les vingt-quatre heures, la famille de Rœuigsteiu ait pris une décision à l'égard de votre fils. (AClirétien, qui n'est pas sorti.) Eh bien ? CHRÉTIEN, avec embarras. C'est que M. Edouard... LA CONSCIENCE 17 MADAME RDHBERG, vivement. je le verrai tantôt, (a son mari.) Vous désiriez, mon ami, me remettre des papiers?... RUHBERG. Des comptes; oui, madame. Je vous sais gré de votre empres- sement à les vérifier. MADAME RUHBERG. Oh! monsieur!.,. RUHBERG. Venez. MADAME RUHBERG, bas, à Chrétien. Chrétien, mon fils n'est pas chez lui? CHRÉTIEN, de même. Non, madame! MADAME RUHBERG. Est-il déjà sorti? ou n'est-il pas rentré depuis hier? CHRÉTIEN. Il n'est pas rentré, madame. MADAME RUHBERG. Plus bas! Attendez-le ici, et prévenez-moi dès qu'il sera de retour, (iiaut, à Ruhberg.) Me voilà, mon ami, je vous suis. {Ils entrent tous deux dans le bureau.) SCÈNE X CHRÉTIEN, seul. Attendre ! Dieu sait combien de temps j'attendrai... Mais, si ?.I. Edouard ne revient pas, il vient du monde pour lui. Cinq papiers timbrés et sept ou huit factures pour aujour- d'hui seulement, et il n'est encore que dix heures du matin! SCÈNE XI CHRÉTIEN, HENRIETTE, puis SALOMON.- HENRIETTE. Monsieur Chrétien, il y a dans l'antichambre plusieurs fournisseurs et un homme bien laid et bien mal mis, qui tous demandent M. Edouard, 18 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS CHllKTlEN. 11 n'y est pas! SALOMOX, passant la tctc à la porte do fond. Peut-on entrer? (Il se glisse d'un air patelin dans le salon.; CHRÉTIEN. Ah! c'est encore vous? HEMUETTE, bas, à Chréti«n. C'est celui-là que je trouve si laid ! CIIUÉTIEN. Que venez-vous faire ici? SALOMON. Je viens pour dire un mol à ce cher M, Edouard. CHHÉTIEN. Que lui voulez-vous? Il n'est point à la maison. SALOMON. Ah! j'en suis fâché ! CHRÉTIEN. Dites-moi ce que vous avez à lui dire et je le lui répéterai. SALOMON. Eh bien, je voulais lui faire savoir que la petite Iraite... la petite traite... la petite traite de cent louis, vous savez bien! CHRÉTIEN. Xon, je ne sais pas. SALOMON. Ah I VOUS ne savez pas ? lih bien, j'ai eu be=oin d'argent, j'.ii été forcé de m'en dessaisir; de sorte qu'elle u'e^t plus entre mes mains, et que celui chez qui elle est, n'ayant pas les mêmes raisons que moi pour ménager M. Edouard... CHRÉTIEN. Eh bien? SALOMON. A pris jugement contre lui... jugement exécutoire. CHRÉTIEN. Ce qui veut dire que, si M. Edouard ne paye pas... SALOMON. Dans les vingt-quatre hciires... CUUÉTIEN. 11 sera arrêté. LA CONSCIENCE 19 SALOMON. Cela me fait bien de la peine... CHRÉTIEN. Brigand ! SALOMON. riaît-il? CHRÉTIEN. Je t'appelle par ton nom, maudit! (Bas, à Henriette.) Tâchez de nous débarrasser de tout ce monde qui est là. HENRIETTE, bas. Ils ne veulent pas s'en aller. Ils disent qu'ils attendront M. Edouard, dussent-ils l'attendre jusqu'à demain. SALOMON. Je suis bien sûr que cette gentille demoiselle vous annonce tout bas que M. Edouard est rentré? CHRÉTIEN. Voulez-vous savoir ce qu'elle dit? SALOMON. Je ne suis pas curieux; mais, puisque vous m'offrez... CHRÉTIEN. Elle dit que madame Ruhberg vous a vu entrer... SALOMON. Pauvre chère dame, Dieu lui conserve les yeux ! CHRÉTIEN. Et que, fort inquiète ds savoir chez elle un homme de si mauvaisse mine, elle me prie de lui faire dire qui vous êtes? SALOMON. Et vous lui répondez? CHRÉTIEN. Que vous êtes un vieux coquin que je vais mettre à la porte. SALOMON, menaçant. Monsieur Chrétien ! CHRÉTIEN. Monsieur Salomon ! SALOMON, avec beaucoup de doucenr. Votre très-humble serviteur, monsieur Chrétien 20 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS SCÈNE XII Les Mêmes, hors SALOMON. CHRÉTIEN. Quand on pense que la loi ne peut mettre le pied sur ces repLilcs-là, qu'ils lui échappent, et qu'à l'abri de toute pour- suite, ils peuvent effrontément dévorer le peu de substance qui nous reste! nENUIETTE. Ah ! vous avez raison, monsieur Chrétien; je crois qu'il ne nous reste pas grand'cliose, à en juger par ce qui se passe. Vous savez, madame me renvoie. CHRÉTIEN. Je me doutais que cela ne tarderait pas. HENRIETTE. Elle me renvoie, ainsi que l'autre femme de chambre. En outre, monsieur vend ses chevaux et a réglé les comptes du cocher, du domestique et du cuisinier; si bien, que main- tenant... (On entend un grand bruit dans l'antichambre.) Qu'esl-ce que cela.^ CHRÉTIEN. C'est M. Edouard qui rentre et qui secoue les fournisseurs, HENRIETTE, effrayée. Ah ! mon Dieu ! CHRÉTIEN, ouvrant la porte du jardin. Passez par ici, si vous craignez de vous trouver au milieu de la bagarre. HENRIETTE, Dois-je dire à madame que .)!. Edouard est rentré? CHRÉTIEN. Oui... Non, laissez-moi ce soin... (Henriette s'enfuit.) SCENE XIII CHRÉTIEN, EDOUARD, très-richement habillé, mais en désordre. EDOUARD, fermant la porte avec violence. Allez-vous-en au diable! Chrétien, qu'est-ce que tous ces misérables qui encombrent l'antichambre.^ LA CONSCIENCE 21 CHRÉTIEN. Hélas ! monsieur, ces misérables, ce sont des gens à qui vous avez acheté des bijoux, ou à qui vous avez emprunté de l'argent, et qui aujourd'hui veulent être payés. EDOUARD. J'avais défendu qu'on laissât entrer toute cette canaille-là, CHRÉTIEN. Oui ; mais elle est entrée malgré la défense. EDOUARD. N'y a-t-il donc plus de domestiques ici ? Que font le co- cher, le cuisinier, le valet de chambre.^ CHRÉTIEN. Ils font leurs malles. SALOiMON, entr'onvrant la porte. J'en suis bien fâché, monsieur Ruhberg, mais il faut payer. lÊDOCARD, Encore ! CHRÉTIEN. Attends-moi ! (Il s'élance sur les pas de Salomon, qui prend la fuite.) SCÈNE XIV EDOUARD, seul. Oh! quelle vie, mon Dieu!... Le cuisinier, le valet de chambre et le cocher font leurs malles. C'est donc vrai, ce que me disait ma mère, que nous étions ruinés... Ah! ma pauvre mère ! et quand on pense qu'il ne me faudrait qu'une bonne veine pour réparer tout cela; que, cette nuit, j'ai eu jusqu'à quinze mille florins devant moi; qu'avec le double de cette somme, je payais mes dettes et ne jouais plus... J'ai voulu doubler, j'ai perdu... Chrétien! Chrétien! SCÈNE XV EDOUARD, CHRÉTIEN. CHRÉTIEN. Eh! monsieur, un peu de patience... C'est fort difiiciie à mettre à la porte, des gens qui viennent réclamer de l'argent. 22 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS EDOUARD. Enfin, ils sont partis? CHRÉTIEN. Oui. EDOUARD. Et vais-je avoir un quart d'heure de tranquillité? CHRÉTIEN. Je l'espère. EDOUARD, tirant sa montre et sa chaîne de son gousset, et son épingle do sa cravate. Tiens, Chrétien. CHRÉTIEN. Que voulez-vous? EDOUARD. Il me faut de l'argent; vends cette montre et cette épingle : elles valent cent louis. CHRÉTIEN. Mais, monsieur, à peine m'en donnera-t-on trente. EDOUARD. Si l'on t'en donne trente, pieuds-lcs. CHRÉTIEN. Oh! monsieur! EDOUARD. Va ! cours ! CHRÉTIEN. Vous le voulez? EDOUARD. Oui j il faut que je retourne d'où je viens. Attends !,.. lïon père a-t-il demandé après moi? CHRÉTIEN. Oui, monsieur. EDOUARD. Combien de fois ? CHRÉTIEN. Une fois hier et une fois ce matin. EDOUARD. Et ma mère? CHRÉTIEN. Toujours. EDOUARD. Pauvre mère !... (Apercevant Charlotie.) Ma SCÔUr!,.. (a Chriûin.) LA CONSCIENCE i'3 Va, et ne dis pas un mot. 11 me faut de l'argent, il m'en faut, et, ne te donnàt-on que vingt louis, prends toujours... Va! SCÈNE XVI EDOUARD, CnARLOTTE. CHARLOTTE, se jetant dans ses brast Bonjour, Edouard. EDOUARD. Bonjour, sœur. CHARLOTTE. Tu n'es pas rentré cette nuit? EDOUARD. Tu le vois bien ! . CHARLOTTE, tristement.' C'est mal, Edouard! EDOUARD, allant s'aspeoir dans le fauteuil à droite. Allons, ne vas-tu pas me faire de la morale, petite fille! CHARLOTTE, s'appuyant sur son épaule. Mon Edouard, je ne te fais pas de morale; mais je te disî Quand tu ne rentres pas, je pleure, ma mère pleure; et mon père... Dieu te pardonne, Edouard, car tu ne fais pas la chose méchamment... mon père pleure aussi. EDOUARD. Queveus-tu, mon enfant! Je suis dehors, dans un monde OÙ je m'amuse; une discussion intéressante enti'aîne, elle mène plus tard qu'on ne croit; quelqu'un propose de souper, on soupe, et la nuit se passe ainsi, CHARLOTTE. Edouard, Edouard ! le monde nous a pris ton cœur, pourvu qu'il sache l'apprécier. EDOUARD. Le cœur du fils et du frère est toujours avec vous; seule- ment, c'est vrai, le cœur de l'amant est ailleurs. CHARLOTTE. Et cette femme pour laquelle tu fais tant de sacrifices, t'aime-t-elle, au moins ? ÉDOUAilD. Je l'espère. 24 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS CHARLOTTE. Elle ne te l'a donc pas dit? ÉDOUAni). Non; mais elle me l'a laissé deviner. CHARLOTTE. Edouard, quand on aime les gens, on ne le leur laisse pas deviner, on le leur dit. EDOUARD. Charlotte ! CHARLOTTE. Oui, et je trouve cela tout simple : j'aimais Frédéric Aldcn, et je le lui ai dit, moi. EDOUARD. Et qu'en ont pensé nos [atents? CHARLOTTE. Ils ont pensé que j'avais hieu fait. EDOUARD, se levant. Oui, cela se passe ainsi dans la bourgeoisie. CHARLOTTE. Dans la bourgeoisie! C'est cette ambition de sortir de la bourgeoisie qui te perdra. EDOUARD. Je vois que ma sœur me regarde déjà comme perdu. CHARLOTTE. Situ voulais, comme nous pourrions encore être heureux! EDOUARD. Sois tranquille, petite sœur, tout ira pour le mieux. CHARLOTTE, le conduisant devant la glace à gauche. Et, en attendant, regarde-toi dans cette, glace. ÉDOUAUn. Les émotions du jeu; j'ai perdu ! (Il marche a grands pas.) CHARLOTTE. Edouard ! EDOUARD. Eli bien? CHARLOTTE. Je comprends, tu as besoin d'argent. Je n'en ai pas beau- coup, mais je serai si heureuse si lu veux l'accepter! Tiens, mon frère... LA CONSCIENCE 25 lÉDOUÂRD. Quoi ! CHARLOTTE, Voilà ma bourse. EDOUARD. Charlotte ! CHARLOTTE. Oui, je sais bien, c'est peu; mais je n'ai jamais eu de Lijoux, et c'est tout ce que j'ai d'argent. N'importe, prends toujours. EDOUARD, mettant ses mains snr ses yeux et se laissant tomber dans le fau- teuil à droite. Ah! CHARLOTTE, apercevant madame Rahberg, qui vient d'entrer et qui a écouté. Jla mère 1 SCÈNE XVII Les MÊMES, MADAME RUHBERG. Charlotte court au-devant de sa mère et l'embrasse tendrement. CHARLOTTE. Soyez bonne pour lui. MADAME RUHBERG. Hélas! ce n'est point ma sévérité qu'il a à craindre... Edouard ! EDOUARD, tressaillant, se levant et allant à sa mère. Ma mère! MADAME RUHBERG. Ta as encore perdu? EDOUARD. Ouil MADAME RUHBERG. Beaucoup? EDOUARD. Trop ! MADAME RUHBERG. Sais-iu que notre fortune est épuisée? EDOUARD. Je le sais. XX. 2 26 THÉÂTRE COMPLET U'ALEX. DUMAS MADAME RIHBERG. Sais-tu que nous sommes pauvres.,, très-pauvres.' EDOUARD. Bonne chère mère ! MADAME RUHBEr.G. Écoute, les choses ne peuvent rester longtemps dans cet état. EDOUARD. Je le comprends ! MADAME RUnBERC. Il faut que celle que tu aimes j-grée ou repousse ton amour, te dise oui ou non; ton père l'exige. EDOUARD. Oui, ma mère; il a raison, il le faut. MADAME RUHBERG. Et si elle te refusait? CHARLOTTE, vivement. Elle l'aime! il le croit, du moins. EDOUARD. Elle m'aime, ma mère. MADAME RDHBERG. Te refuser! Penser qu'une femme peut refuser mon fils parce qu'il n'est point assez riche, parce que la fortune à laquelle il avait droit, je l'ai follement dépensée. EDOUARD. Ne dites donc pas de ces choses-là, ma mère. MADAME RUHBERG. Pauvre ! pauvre ! je suis pauvre, et, pour être heureux, mon fils a hesoin d'argent. EDOUARD. Ma mère, ma mère, je vous jure que tout se décidera au- jourd'hui. MADAME RUHBERG. Mais, si elle te refuse, malheureux? EDOUARD. Eh bien, ma mère, ne serez- vous pas là? Vous me consolerez de mon amour brisé, et, moi, je m'efforcerai de vous distraire de votre fortune perdue. Ah! si elle me refuse... moi qui ai répondu d'elle, j'aurai bien des torts à réparer envers ma sœur, envers vous, envers mon père, et peut-être envers moi- LA CONSCIENCE 27 même ! Si elle me refuse !.., Oh! ma mère, si elle me refuse je serai bien malheureux! MADAME EUHBERG. Voici ton père. SCÈNE XVIII Les Mêmes, RUHBERG. nUHBERG. Edouard, votre mère vous a fait connaître ma volonté? EDOUARD. Oui, mon père. BUHBERG. Vous avez pleuré? EDOUARD. Ma mère est malheureuse ! RUHBERG. Par votre faute. Mon ami ! De grâce! Épargnez-le! UADAME RUHBERG. CHARLOTTE MADAME RUHBERG. RUHBERG. Edouard, je veux que vous vous rendiez sur l'heure auprès de la famille de Rœnigstein. 11 me faut de sa part une réponse nette et précise, e'douard. Vous l'aurez, mon père; permettez-moi d'espérer qu'elle sera satisfaisante. Si vous avi€z consenti à venir une fois seulement dans la maison, vous auriez vu... RUHBERG. Ce que vous ne voyez pas, vous : qu'on vous y méprise. ÉûOUAI'.D. Mon père ! RUHBERG. Assez!... Vous pourriez êti"e le premier de votre classe, vous aimez mieux être le dernier d'une autre. Allez me chercher cette réponse, Je l'attends... Seulement, comme on vous a 28 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS VU cette montre, cette épingle, reprenez-les. Vous aviez bnsoiu de trente louis, les voici... Mais ne les joue pas, Édouardj ce sont les derniers,.. EDOUARD. Mon père ! RUHBERG. Eh bien, qu'y a-t-il? EDOUARD. Gardez cet argent, gardez! RUHBERG. Pourquoi ? lÎDOUARD. Je n'en veux pas... Je reste ici. MADAME RURBERC. Mon fils! EDOUARD. N©n! non! je n'irai plus jamais... Ne me quittez pa?, ma mère, ma sœur. Dites-moi que vous pouvez me pardonner, et je ne retourne pas dans la maison maudite. RUHBEIîG. Bien, Edouard; mais, pour que je puisse comptfir sur tn résolution, il faut qu'elle ait été mise à l'épreuve. Prends... Si, à ton retour, tu as pu résister à la tentation fatale; si tu as su triompher de toi-même, alors, mou fils, tu auras fait quelque chose de grand, alors, tu pourras tenir la promesse que tu nous feras. C'est moi-même qui t'ouvre la porte, c'est moi qui t'invite à sortir. Va, chez mademoiselle de Kœnigs- tein. lÉDOUARD. Mon père!... RUHBERG. Va! j'attendrai ton retour pour l'embrasser. LA CONSCIENCE 29 ACTE DEUXIÈME Même décoration. SCÈNE PREMIÈRE CHRETIEN, seul. « Chrétien, vous rangerez le salon. » Ranger! ranger! si cela continue, ce sera bien facile avant peu de ranger dans la maison : il n'y aura plus rien. SCÈNE II CHRÉTIEN, ON Valet de chambre, en grande livrée. LE VALET. Pardon, il n'y a personne pour me répondre, j'entre, CHRÉTIEN. Que voulez-vous, mon ami? LE VALET. M. Edouard Ruhberg est-il à la maison? CHRÉTIEN. Non, pas pour le moment. Que lui voulez-vous ? LE VALET. Une lettre de mon maître, le baron de Daunberg; il s'agit d'une dette de jeu. CHRÉTIEN, apercevant Ruhberg qui revient de la Caisse. Chut! ne dites rien devant le père ! LE VALET. Je comprends... CHRÉTIEN. S'il y a une réponse, je vous la ferai porter. LE VALET. Non, je vais à l'hôtel d'Europe-, en repassant, j'entrerai pour savoir si M. Edouard est rentré. 2. 30 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS CHRI^TIEN. Allez. (Lo Valet sort.) SCÈNE III RUHBERG, JUDA^IE RUflBERG, CHRÉTIEN. RUHBERG, Qu'est-ce que cet homme ? CHRÉTIEN, Le valet de chambre du baron de Daunberg, qui apportait un billet de son maître pour M. Éilouard. RUHBERG. Alors, mon fils n'est pas rentré ? CHRÉTIEN. Pas encore. MADAME RUHBERG. Mais il ne peut tarder maintenant. RUHBERG. Chrétien, veillez dans ranliciianibrc, j'attends M. Alden. CHRÉTIEN. Oui, monsieur. RUHBERG. S'il y avait quelque créamier, quelque huissier dans l'an- tichambre, attendant Edouard, tâchez de les éloigner, et qu'ils ne se trouvent pas en contact avec le vérificateur. CHRÉTIEN. Je ferai ce que je pourrai, monsieur. SCÈNE IV RUHBERG, MADAME RUHBERG. RUHBERG. Brave Chrétien! je sais que tu feras ce que tu pourras; tout le monde ici fait ce qu'il peut, et vous la première, chère amie; laissez-moi vous remercier, vous vous êtes bravement exécutée. Maiutenant, il y aura un dernier sacrifice à faire. MADAME RUHRERG. Lequel ? LA CONSCIENCE 31 RDHBERG. Cette maison à mettre en vente. MADAME RUHBERG. Oh! monDieu ! une maison que noushabitons depnis vingt- quatre ans, une maison que mon père tenait de son père ! RCHBERG. Aimez-vous mieux que nous ayons des dettes? aimez-vous mieux que nous soyons poursuivis? aimez-vous mieux qu'on doute de moi et que je sois forcé de donner ma démission de receveur de l'État ? MADAME RUHBERG. Oh ! non, certes! Votre place est notre spule ressource. Vous vendrez la maison, mon ami. RUHBERG. Silence! Voici M. Alden, qui vient arrêter avec moi les conditions du mariage de nos enfants. Âvez-vous fait faire un peu de feu dans ma chambre? Madame ruhberg. Oui. SCÈNE V LÉS MÊMES, ALDEN, CHARLOTTE. CHARLOTTE. Est-ce que vous n'aimez pas autant que ce soit moi qui vous introduise qu'un domestique ? alden. Si fait; mais je ne voulais pas vous déranger. CHARLOTTE. Vous ne me dérangez pas. Je savais que vous deviez venir, et je vous attendais. alden. Vous êtes une belle enfant et une honnête fille, mademoi- selle. RUHBERG. Soyez le bienvenu, monsieur Alden. s ALDEN. Serviteur, monsieur le conseiller, (sèchement.) Serviteur, ma- dame. 32 THÉÂTRE COMPLKT D'ALEX. DUMAS MADAME r.UIIBERG. Monsieur... ALDEN. Je viens plus tôt que vous ne m'attendiez, peut-être? RLIICEUC. A toute lieure vous êtes le bienvenu. Mais où est notre avo- cat? ALDEN. Au palais, où il plaide. Aussitôt son homme condamné ou absous, il est ici. CHARLOTTE. Oh! je suis sûre qu'il gagnera sa cause. ALDEN. Oui-da!... Savez-vous que vous avez là une charmante en- fant, madame! Quel âge? MADAME RUUBERG. Dix-sept ans ! ALDEN. Ah !... Eh bien, voyons, les deux enfants veulent donc se marier? RUHBERG. Il parait. ALDEN. Soit, je n'y vois pas d'inconvénient. MADAME RUHBERG, piquée, va s'asseoir à ganche. Vous n'en voyez pas?... En vérité, c'est bien flatteur pour nous, monsieur Alden. ALDEN. Oh ! ne vous y trompez pas, cela n'a pas toujours été ainsi. MADAME RUHBERG. Ah! monsieur le vérificateur, c'est la première fois que j'entends pareille chose. ALDEN. Pourquoi ne l'entendriez-vous pas, puisque c'est la vérité? MADAME RUHBERG. Ainsi, ce mariage vous déplaisait? ALDEN. C'est-à-dire que, lorsque mon (ils m'en a parlé la première fois, j'eusse autant aimé m'ètie cassé une jambe. MADAME liUUBERG. Grand merci , monsieur ! LA CONSCIENCE 33 ALDEN. Oh ! moi, je ne sais pas dissimuler; chacun, d'ailleurs, a pour ses enfanis des projets arrêtés. Donc, l'affaire me déplut d'abord; mais, bientôt après, je médis : « La fille est bonne, le père est honnête, la mère seule a la tète un peu éventée... » MADAME RUHBËRG. Monsieur... ALDEN. « Mon fils a donné sa parole, et, comme je n'ai jamais manqué à ma promesse, je ne veux pas que mon fils manque à la sienne... » Alors, j'ai consenti. MADAME RUHBERG. En vérité? CHARLOTTE. Ma mère ! RUHBERG. Madame, il est ainsi fait. Vous ne le changerez point, n'est- ce pas? CHARLOTTE, Écoutez, venez par ici. (Elle entraîae Alden à droite.) Pour VOUS récompenser d'avoir consenti à notre mariage, votre distrac- tion, votre joie, votre bonheur, seront notre seule pensée. ALDEN. Vrai, mon enfant? CHARLOTTE. Oh ! je vous le jure en mou nom et au nom de Frédéric. ALDEN. Alors, vous vous chargez de moi? CHARLOTTE. Je crois bien ! Vous vivrez chez nous, avec nous, et vous verrez comme nous vous soignerons. ALDEN. Cela ne fera pas de mal. 11 y a déjà cinq ans que j'ai perdu ma pauvre Marguerite, ma femme bien-aimée, qui avait dix ans de moins que moi. Je comptais un peu sur elle pour ma vieillesse. Elle aurait dû me survivre dans l'ordre ordinaire des choses. Au contraire, elle est partie devant. Mon fils a ses affaires, son étude, son état; d'ailleurs, les hommes... De sorte que je n'ai plus personne qui me soigne quand, de temps en temps, la vieillesse me fait dire : « Attends-moi, J!ilarguerite, je suis là, je viens! » Notre corps renferme un XII. 81 31 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS tas de serviteurs qui nous obéissent sans réplique tant que nous sommes jeunes. Faut-il allonger la jambe, la jambe s'a longe toute seule ; faut-il lever le bras, le bras est en l'air avant que la pensée ait eu le temps de lui en faire le com- mandement... Mais il arrive une heure, ma belle enfant, oii ces domestiques, il est vrai, nous servent encore, mais à tout propos raisonnent, font des observations, geignent, jusqu'à ce que, un beau jour, ils refusent tout à fait le service. Alors, ])onsoir! il faut partir. Grâce à Dieu, je n'en suis \v>s là et j'ai encore dix bonnes années à vous faire enrager. Embrasse- moi, mon enfant! Et nous autres, monsieur le conseiller, allons bâcler l'affaire, (il prend le bras du Conseiller.) Madame Ruhberg, votre serviteur... Ah ! de quel côté allons-nous? RUHBERG. Par ici, monsieur Alden, par ici. (Ils sortent par la droite.) SCÈNE YI MADAME RCHBERG, CHARLOTTE. CHARLOTTE. Quel digne homme que ce M. Alden, n'est-ce pas, ma mère ? MADAME RUHBERG. Il faut s'y habituer, il est un peu rude. CHARLOTTE. Oui ; mais au delà de cette' écorce... (Chrétien entre et lui parle bas.) MADAME RUHBERG. Que dit Chrétien ? CHARLOTTE. Mou frère rentre avec uu de ses amis, M. de Ritan, et Chrétien pense qu'ils voudraient être seuls. MADAME lUlHBERG. Mon Dieu! qu'y a-t-il encore de nouveau? CHARLOTTE. Descendons au jardin, maman, et, aussitôt que M. de Ri- tan sera parti. Chrétien nous préviendra ; n'est-ce pas, Chré- tien? LÀ CONSCIENCE 35 CHUE TIEN. Je n'y manquerai pas, mademoiselle, CHARLOTTE. Venez, maman. MADAME RUHBERG. Oh ! pourvu que cela ne finisse pas encore plus mal que nous ne le craignons. CHARLOTTE. Bon courage, ma mère ; Dieu est là ! (Ellee sortent.) SCÈNE VII CHRÉTIEN, puis EDOUARD et LE BARON DE RIT AN. CHRÉTIEN. J'ai peur que, pour le moment, ce ne soit plutôt le diable J'ai vu venir de loin M. Edouard, et il avait un air si sombre !,.. RITAN. Allons, haut la tête, du courage! n'es-tu plus un homme? EDOUARD. Oui, tu as raison, Ritan, du courage! RITAN. Que diable! ce n'est pas d'hier que tu joues, la chance tourne. EDOUARD. Depuis quelque temps, mon cher, elle a cessé de tourner, cl je l'ai contre moi. CHRE'TIEN, à part. Je parierais qu'au lieu d'aller chez mademoiselle de Rœnigs- tein, il a encore été jouer ! RITAN. Mais c'est qu'aussi, ma parole d'honneur, tu t'obstinais, cette nuit, sur la rouge... EDOUARD. Oui, mon obstination m'a coûté cher. J'ai perdu tout ce que j'avais ; plus, mille écus sur parole avec le baron de Daunberff. 30 TIJÉATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS CHRÉTIEN. A propos du baron de Daunberg, son valet de chambre sort d'ici. EDOUARD. Ah! CHRÉTIEN. Et il a remis pour monsieur ce billet de son maître. EDOUARD. Oui, je sais ce que c'est. {Il froisce le billet.) niTAX. Tu ne lis pas ce billet? EDOUARD. A quoi bon ? 11 me demande ses mille écus, parbleu ! J'avais promis qu'ils seraient chez lui à neuf heures, et il est midi. CHRÉTIEN. Le domestique a dit qu'en revenant de l'hôtel d'Europe, il repasserait par ici. EDOUARD, allant s'asseoir à gauchCi C'est bien! Laisse-nous, Chrétien. CHRÉTIEN. C'est que j'ai encore à remettre à monsieur.... EDOUARD. Quoi.? CHRÉTIEN. Un autre papier. EDOUARD. Donne. CHRÉTIEN. Celui-ci est timbré. EDOUARD. Laisse-nous, (ii ut.) Décidément, c'est une malédiction ! RITAN. Qu'y a-t-il? EDOUARD. Il y a que, jusqu'à présent, nous en avons été quittes pour l'éclair ! Voilà la foudre ! RITAN. Enfin, parle ! LA CONSCIENCE 37 EDOUARD. Tu sais, cette affaire de douze cents florins?... RITAN. Pour laquelle on te poursuivait? tDOUAUD. On vient d'obtenir à la Chancellerie un décret d'arrestation contre moi. RITAN, Diable ! ceci devient plus sérieux 1 EDOUARD, amèrement et se levant. Oui, cela brûle! Aussi, vois! (il s'essuie le front et montre sa main mouillée par la suenr.) Allons, il n'y a plus d'autre res- source ! Ritan, puis- je compter sur loi? RITAN. Parbleu! excepté pour de l'argent. Je suis sans le sou, et il s'écoulera bien trois jours avant qu'une somme assez con- sidérable que j'attends... EDOUARD. Il ne s'agit point d'argent. Ce matin, j'étais parti pour aller chez mademoislle de Kœnigstein. RITAN. Bon ! je comprends. EDOUARD. J'avais promis à mon père de rapporter un oui ou un non ; mais, me défiant de ma hardiesse à solliciter de vive voix une pareille réponse, j'avais préparé une lettre. En passant de- vant la maison de jeu, j'ai pensé que j'avais trente louis dans ma poche, qu'avec ces trente louis et un peu de bonheur, je pouvais faire sauter la banque, et que, si j'avais denix ou trois cent mille écus, je serais bien plus hardi pour parler mariage. Je suis entré... J'ai tout perdu. RITAN. Et tu m'as ramené ici ?... EDOUARD. Pour te prier de me rendre un service. Il faut qu'aujour- d'hui mon sort se décide. Va chez mademoiselle de Kœnigs- tein, et remets-lui cette lettre. RITAN. Celte lettre? EDOUARD, Oui. XX. 3 38 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS RI TAN. Cette lettre ! c'est celle du baron de Daunherg! EDOUARD. C'est vrai. (Avec désespoir.) Tu étais là cette nuit. Pourquoi ne m'as- tu pas dit de ne pas m'entêter sur cette rouge.^ RITAN. Eh! je te l'ai dit, morbleu ! tu ne m'écoutais pas, ÉDODARD. Pourquoi ne m'as tu pas pris par les cheveux? pourquoi ne m'as-tu pas arraché de la table? RITAN. Avec cela que tu es facile à manier, quand tu perds ! EDOUARD. Ah! tu eusses été mon bon ange!... Ritan, mon ami, j'ai bien envie, pour en finir, de me faire sauter la cervelle. RITAN. Beau moyen! d'ailleurs, tu n'as pas lu cette lettre; peut- être est elle moins pressante que tu ne crois. EDOUARD, lisant. « Monsieur, vous avez perdu, cette nuit, mille écus contre moi ; ils devaient m'être payés à neuf heures du matin. 11 est midi, et j'attends encore. Remettez, je vous prie, les mille ecus à mon domestique, qui en payera une dette que j'ai retardée parce qu'elle n'est pas une dette d'honneur. — Baron de Daunberg. » Tu vois... Allons, va chez mademoi- selle de Kœnigstein. RITAN. Lakttre? Edouard. La voici. RITAN, revenant. Comptes-tu beaucoup sur cette démarche? EDOUARD. Que veux-tu dire? RITAN. Je veux dire que, criblé de dettes comme tu es, la propo- sition est non-seulement ridicule, mais encore... EDOUARD. Achève, voyons. RITAN. Ma foi, disons le mot : peu délicate. LA CONSCIENCE 30 EDOUARD. Ritan!... RITAN, Eh bien? EDOUARD, Je serais de ton avis si ces dettes... ce n'était pour elle que je les eusse faites. RITAN. Voilà ce qu'il sera difficile de lui persuadei', EDOUARD. Non, car elle m'aime. RITAN. En es-tu bien sûr ? EDOUARD. Quelque chose te fait-il croire le contraire? RITAN. Écoute : il me semble qu'une jeune fille qui aime un homme ne permet pas qu'on le persifle devant elle. EDOUARD. Hein ! qui s'est permis cela ? RITAN. Ah! ma foi, tout le monde, hommes et femmes, à qui mieux mieux. EDOUARD. Ritan ! Ritan! j'aurais besoin qu'on me soutînt, et tu m'é- crases. RITAN. N'importe, tu comprends, je suis à tes ordres. EDOUARD, prenant son chapeau sur la table. Non, j'y vais moi-même, et, si je vois un seul de ces jeunes fats qui l'enLoureut sourire, celui-là aura affaire à moi... Merci, Ritan, attends moi. SCÈNE VIII Les Mêmes, CHRÉTIF.N. chrétien. Ne sortez pas, monsieur. EDOUARD. Pourquoi? 40 THÉÂTRE COMPLET d'ALEX. DUMAS CHRÉTIEN. Ce malin, le juif Salomoii est veau, je l'ai mis à la porte EDOUARD. Et tu as hien fait. cnnÉTiEN. Mais le jugement qu'il avait contre vous est exécutoire, à ce qu'il paraît. ÉDOUAnO. Bon! il ne nous manquait plus que cela! CHRÉTIEN. De sorte que l'on vient d'apporter la contrainte, et que, si vous sortiez, vous pourriez être arrête. ÉDOUAUD. Tout à la fois ! tout ensemble ! SCÈNE IX Les Mêmes, le Valet de chambre, LE VALET, M. Edouard Ruliberg ? EDOUARD. Me voici! que me voulez-vous? LE VALET. C'est moi qui suis venu, ce matin, vous apporter une lettre de la part de mon maître, M. le baron de Daunberg. EDOUARD. Ah ! oui, c'est bien, j'enverrai. LE VALET. Pardon, monsieur, mais je dois dire alors à M. le baron...? EDOUARD. Que je lui demande vingt-quatre heures. LE Valet. Ah ! vingt-quatre heures, cela le contrariera beaucoup. N'importe, je vais lui rendre cette réponse où il est, EDOUARD, Où est-il? le valet. Chez la comtesse de Rœnigsiein. EDOUARD, à part. Chez elle? LA CONSCIENCE 41 LE VALBT. 11 déjeune avec ces dames. EDOUARD. Un instant, alors; attendez dans l'antichambre, mon ami, attendez ; tout à l'heure je suis à vous. (Chrétien et lo Valet sortant.) SCÈNE X RITAN, EDOUARD. RITAN. Voilà une complication ! EDOUARD, Oui, n'est-ce pas? RITAN. Il ne manquera pas de tout dire. EDOUARD. Si je ne le paye pas; mais, si je le paye, il ne dira rien. RITAN. Comment le payer? Je ne puis avant trois jours disposer de mes fonds, et tu n'as pas d'argent. EDOUARD. Si fait, j'en ai. (Il sort vivement par la porte qui conduit à la Caisse.) RITAN, seul un instant. Eh bien, alors, s'il a de l'argent, pourquoi attendre ainsi le dernier moment? EDOUARD, revenant très-pâle. Ritau! RITAN. Hein? EDOUARD. Je puis compter sur ton amitié, n'est-ce pas? Et tu crois bien qu'une fois tous ces gens-là payés, ma chance d'être agréé par mademoiselle de Kœnigstein se double? RITAN. Sans doute... Mais qu'as-tu? EDOUARD. Rien! 42 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS RlTAiy. Rien? Tu es pâle comme un mort et ton front ruisselle de sueur ! EDOUARD. Rien, te dis-je. Attends-moi. (Il rentre dans la Caisse.) RITAN. Si je comprends quelque chose à tout ce manège, je veux que le diable m'emporte! ÉDOyARD, sortant du cabinet, très-pâle, avec des rooleans de louis dans les mains. Voici l'argent. RlTAN. Edouard!... EDOUARD. L'argent du majordome, l'argent du juif, l'argent de la traite. Charge-toi de tout cela, Ritan, et, ces gens payés, porte la lettre. RITAN. Edouard ! d'où te vient cet argent ? EDOUARD, fiévreusement. Que t'importe? C'est moi qui te le donne: c'est moi qui en réponds. RITAN. Mais... EDOUARD. Va, cours, mon ami; hàtc-toi, comme si ton âme était en danger. RlTAN. Mais... cependant... EDOUARD. Va, te dis-je! va! chaque minute de retard m'est mor- telle. (Il le pousse Ueliors.) EDOUARD. CHRÉTIEN. EDOUARD. LA COÎS'SGIENCE 43 SCÈNE XI EDOUARD, puis CHRÉTIEN. Edouard tombe anéanti sur une chaise; puis, s'aperccvanl que la porte de la Caisse est restée ouverte, il court la fermer; faisant ensuite quelques pas, il se trouve devant la glace. EDOUARD. En eiïet, il ne se trompait pas, je suis pâle! CHRÉTIEN, effaré. Monsieur ! Eh bieii? 11 paye ! Qui.? CHRÉTIEN. M. Ritan. Il paye le juif, il paye le valet de chambre ; il a des rouleaux d'or plein les maias. EDOUARD. Après ? CHRÉTIEN. Monsieur, monsieur, d'où cet argent vient-il? EDOUARD, poussant Chrétien et passant devant lui. Silence!... Frédéric Alden!... Pas un mot sur ta vie, malheureux ! FRÉDÉRIC. Bonjour, Edouard. CHRÉTIEN, à part, sortant; Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! SCÈNE XII FRÉDÉRIC, EDOUARD, EDOUARD. Ah ! c'est vous ? FRÉDÉRIC, étonné. Vous? 44 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS EDOUARD. Non, toi... Pardon. (Il se laisse tomber sur un fauteuil.) FKÉnÉIllC. Mon ami, mon cher Edouard, une bonne nouvelle! EDOUARD. Laquelle? FRÉDÉRIC. Je viens de sauver la vie à un homme ! EDOUARD. Et tu appelles cela une bonne nouvelle? FRÉDÉRIC. Comment? EDOUARD. Je veux dire qu'il y a dos moments où la vie ne mérite pas qu'on se donne la peine de la sauver. FRÉDÉRIC. Ah ! mon client ne pensait pas comme toi. EDOUARD. Ton client? FRÉDÉRIC. Oui, le vieux Sivert, le receveur d'Heildelberg, celui dans la caisse duquel on avait reconnu un déficit de quinze mille francs. N'as-tu donc pas entendu parler de cette terrible affaire? EDOUARD. Si fait, je crois... FRÉDÉRIC, allant poser son chapeau sur la chemiuée. Ah ! la défense n'était pas facile. Depuis quelque temps, ces sortes de crimes deviennent si fréquents, que le grand- duc a fait décréter la peine de mort pour le vol dans les caisses publiques. EDOUARD, se levant. La peine de mort?... Au fait, cela vaut mieux... quoique... FRÉDÉRIC. Quoique?... EDOUARD. Quoique l'homme qui prend de l'arjrent dans une caisse ne soit pas toujours un voleur. FRÉDÉRIC. Ah! par exemple! LA CONSCIENCE 45 EDOUARD. Sans doute. Le vieux Siveit, ton client, avait peut-être l'intention de remettre, le lendemain, dans la caisse, cette somme qu'il avait prise. FRÉDÉRIC. Mais, mon cher, avec de pareils accommodemenis, le pre- mier coquin venu disposera de l'argent de l'État pour ses plaisirs ou ses besoins. EDOUARD. Il n'en est pas moins vrai que ton client a été acquitté, FRÉDÉRIC. C'est-à-dire qu'il a été condamné aux galères, au lieu d'être condamné à mort. EDOUARD. Malheureux! et tu appelles cela avoir gagné ton procès? FRÉDÉRIC. Mais de quelle humeur es-tu donc aujourd'hui ? qu'as-tu ? EDOUARD. Moi? Rieii... Au revoir, Frédéric. FRÉDÉRIC. Edouard! EDOUARD, à part, sortant» Les galères! les galères! SCÈNE XIII FRÉDÉRIC, MADAME RUHBERG, CHARLOTTE. FRÉDÉRIC, qui est remonté vers le fond, en regardcant s'éloig: or Edouard. Mais qu'a-t-il donc? MADAME RUHBERG. Monsieur Frédéric, je croyais Edouard avec vous, FRÉDÉRIC. Il y était en effet, madiime; mais il est monté dans sa chambre. MADAME RUHBERG. Dans quelle situation d'esprit était-il? FRÉDÉRIC. 11 m'a paru fort agité, et j'allais vous demander la cause de cette agitation. 3. 46 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS MADAME RCnBERC. Un cœur aimant est souvent trompé dans ses espérances, monsieur Frédéric. CHARLOTTE. Tout le monde n'est pa^ aussi heureux que nous. FRÉDÉRIC. Peut-être aussi à ses douloureuses préoccupations vient-il d'ajouter des tourments. CHARLOTTE, bas. lence devant ma mère ! FRÉDÉRIC, bas, à Charlotte, qa'il prend à part. Charlotte, la première chose dont nous nous occuperons, c'est de le débarrasser de tous ces tracas d'argent. CHARLOTTE. Oh! mon Frédéric, que vous êîes bon! SCÈNE XIV Les Mêmes, RUHBERG, ALDEN, puis EDOUARD. ALDEN, descendant entre ses enfants. Bravo, enfants! bravo! Les pères font les affaires, les jeunes gens font l'amour, chacun est dans son emploi. Comment cela s'est-il passé au palais, Frédéric ? FRÉDÉRIC. Mon père, embrassez-moi : j'ai sauvé aujourd'hui la vie d'un homme. Croyez-moi, Charlotte, c'est une belle dot à ap- porter à une femme le jour des fiançailles ! ALDEN. Allons, monsieur Ruhberg, allons faire ce soir ce que nous aurions dû faire ce matin, si nous n'avions pas perdu notre temps à marier ces enfants. EDOUARD, entrant, à part. Mon père et JI. Alden! MADAME UUHBERG, l'apercevant» C'est lui, enfin ! RUHBERG. Ail ! te voilà revenu ? EDOUARD. Oui, mon père. LA CONSCIENCE 47 nUHBERG. Que s'est-il passé? ISDOOÂRD. Je vous dirai tout cela quand nous serons seuls. ALDEN. Allons, allons, venez... L'heure du diner approche, et je suis aussi réglé dans mes repas que vous l'êtes dans vos comptes. (Ils entrent dans le cabinet.) SCENE XV Les Mêmes, hors ALDEN et RUHBERG. EDOUARD les suivant des yeux avec inquiétude. Où vont-ils? MADAME RUHBERG. Edouard! EDOUARD. Ma mère ? MADAME RUHBERG. Eh bien, oui ou non ? EDOUARD, très-agité et distrait. Je ne sais pas encore, Ritaa est-il revenu ? MADAME RUHBERG. Non ; pourquoi cela ? EDOUARD. C'est lui que j'ai chargé de la demande, (a voix basse.) Char- lotte, OÙ vout-ils doue? CHARLOTTE. Qui ? EDOUARD. Le père et M. Alden? CHARLOTTE, riant. Ils étaient si émus du bonheur de Frédéric et du mien, que, pour se remettre de leur émotion, ils sont allés vérifier la caisse. e'douard, très-pâle. Vérifier la caisse? charlotte. Oui; c'est aujourd'hui le 5, jour de vérification. 48 THÉÂTRE COMPLET d'aLEX. DUMAS EDOUARD, à part. Malheur ! je l'avais oublie ! ALDEN, dans le cabinet. Au secours ! au secours ! MADAME RUHBERG. Mon Dieu ! CHARLOTTE. Qu'y a-t-il? FRIÎDERIC. C'est la voix de mon père ! EDOUARD. Je suis perdu ! SCÈNE XVI Les Mêmes, ALDEN. ALDEN. Frédéric, un médecin, vite! vite! Va, cours et reviens avec lui. FRÉDÉRIC. Un médecin, et pourquoi ? ALDENo Pas de questions ! va ! FRÉDÉRIC. J'y cours. (H sort.) MADAME RUHBERG. Qu'a donc mon mari ? CHARLOTTE. Qu'a donc mon père ? ALDEN, à Charlotte. Du vinaigre, des sels, mon enfant! et, pour l'amour de Dieu, ne laissez entrer personne que le docteur et moi dans la chambre de votre père. CHARLOTTE. Mon Dieu ! mon Dieu ! (Elle disparaît un moment par la droito.J MADAME RUHBERG. Mais qu'y a-t-il? LA CONSCIENCE 49 ALDEN. Il y a ?. . . Je vais vous le dire, ce qu'il y a. Il y a qu'il man- que cinq mille écus dans la caisse de votre mari. EDOUARD, tombant dans un fauteuil près du piano. Ah!... MADAME RUHBERG. Dites-vous vrai, monsieur.^ ALDEN, Oui, par malheur. Il manque mille louis d'or, et, quand il a vu cela, votre mari est tombé évanoui. (Charlotte rentre.) EDOUARD, h. part. Mon père !... CHARLOTTE. Je veux le voir, monsieur, je veux le voir. ALDEN. Silence, enfant!... (a madame Ruhberg.) Approchez, ma- dame. MADAME RUHBERG. Que me voulez-vous, et pourquoi me parler ainsi? ALDEN. Où est cet argent? MADAME RUHBERG. Vous me demandez cela, à moi ? ALDEN. Oui, je le demande à vous ; car vous le savez. Remettez cette somme dans la caisse de votre mari, et je n'ai rien vu. MADAME RUHBERG. Jloi ? ALDEN. C'est un vol domestique. La caisse n'est ni faussée ni bri- sée. SCÈNE XVII Les Mêmes, FRÉDÉRIC, rentrant. FRÉDÉRIC, Quelle caisse? 50 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS ALDEN. La caisse publique. Cinq mille écus manquent... Où est le médecin ? FRÉDÉRIC. Je l'ai fait conduire près de M. Ruhberg. MADAME KUUCERG. Mon mari ! ALDEN, l'arrêtant. Je vous dis de rester, madame ; vous n'avez pas besoin là. FRÉDÉRIC, \i. son père. Cinq mille écus dans la caisse publique ! Et connaît-on le voleur? ALDEN, regardant madame Ruhberg. On le soupçonne, du moins. MADAME RUHBERG, comme si un éclair lui traversait l'esprit. Ah! ALDEN. Je vous disais bien que vous savez qui a pris les cinq mille écus. MADAME RUHBERG. Monsieur, ne nous perdez pas. ALDEN. Les cinq mille écus! les cinq mille écus, vous dis-je! Oh ! j'arracherai son honneur de vos mains, ne fût-ce que pour le rendre à son cadavre ! MADAME RUHBERG. Monsieur!... FRÉDÉRIC. Mais, mon père, qui soupçonnez-vous? ALDEN. Regarde cette femme au front, et tu connaîtras la cou- pable. EDOUARD, avec explosion, se jetant en avant. Vous mentez, monsieur ! le coupable, c'est moi. ALDEN. Vous?... FRÉDÉRIC et CHARLOTTE. Malheur ! EDOUARD. Oui, poussé par le destin, harcelé par la fatalité, tenté par LA CONSCIENCE 51 le démon, j'ai pris l'argent. Le coupable est devant vous, monsieur; que la justice fasse de moi ce qu'elle voudra. ALDEN. Viens, Frédéric. F: '^nÉRIC. M'en aller! pourquoi cola, mon père? ALDEN. Parce que tu n'as plus rien à faire ici. CHARLOTTE. Monsieur! ALDEN. Je casse le mauage. f.îAULOTTE. Ah! FRÉDÉRIC. Jamais ! ALDEN. Je ne veux pas que tu deviennes le beau-frère de cet homme et le fils de cette femme. EDOUARD. Monsieur, méprisez-moi, torturez-moi, dénoncez-moi, je mérite tout; mais n'insultez pas ma mère... ou tremblez! FRÉDÉRIC , se jetant au-devant de 1-ui. idouard!... MADAME RUH6ERG. Mon fils !... CHARLOTTE. Mon frère ! ALDEN. C'est bien ; menace, comme si tu étais un honnête homme... Misérable ! EDOUARD. Oui, à moi, à moi, tant que vous voudrez ; mais pas un mot à ma mère. SCÈNE XVIIl Les MÊMES, RUHBERG, paraissant, pâle et défait, sur le seuil io son cabinet. nunBERG. ■ Edouard ! 52 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS lÉDOUARD, allant tomber aux genoux de son père. Mon père, maudissez-moi ! ACTE TROISIÈME Même décoration. Une malle posée sur deux chaises, SCÈNE PREMIÈRE CHARLOTTE, MADAME RUHBERG. MADAME RUHBERG, assise, embrassant Charlotte, qui est h. genoux devant elle. Pauvre enfant ! tu étais au comble de la joie, au sommet du bonheur, et je t'ai précipitée du haut de ta joie et de tes espérances; car il avait raison, vois-tu, cet homme, lorsqu'il disait que c'était moi qui avais pris les mille louis dans la caisse de ton père. CHARLOTTE. Ma mère ! ma mère ! ne parlez pas ainsi, vous rae déses- pérez. MADAME RUHBERG. Tu allais épouser un homme que tu aimais, et le père de cet homme ne veut plus de loi pour sa fille. Je te lègue la misère pour héritage. CHARLOTTE. Ah ! ma mère! ma mère! ne parlons plus de Frédéric. Je renonce à lui pour rester près de vous, je ne veux pas vous quitter, non, jamais ! Ne suis-je donc pas votre fille ? Je n'ai rien à partager avec vous, je le sais, que mon cœur. Ma mère, ne repoussez pas mon cœur ! 3JADAME RUHBERG. Et c'est toi qui me dis cela, toi, Charlotte, à qui j'ai préféré ton frère. Oh! mon enfant! Dieu fasse de toi une mère plus Juste et plus heureuse que je ne l'ai été ! LA CONSCIENCE 53 SCÈNE II Les Mêmes, CHRÉTIEN. CHRÉTIEN. Madame ! MADAME BUH6ER6. Ah ! c'est vous, Chrétien. CHRÉTIEN. Oui, madame. MADAME RUHBERG, Le docteur? CHRÉTIEN. Il est parti, MADAME RUHBERG. Que lui avez-vous dit pour motiver l'évanouissement de M. Ruhberg? CHRÉTIEN. Je lui ai dit qu'une lettre était arrivée de Berlin, venant du frère de madame, et annonçant un grand malheur. J'ai dit la même chose à tous les gens de la maison. MADAME RUHBERG. Bien, mon ami. CHARLOTTE. Mais mon père ne nous a-t-il donc pas demandées? CHRÉTIEN. Si fait, mademoiselle; il m'a dit: « Aussitôt que le méde- cin sera parti, préviens ma fille et ma femme que je désire les voir. » CHARLOTTE. Allons, ma mère, montons près de lui. MADAME RUHBERG. Oh ! que vais-je lui répondre?... Viens, ma fille, viens! (Elles sortent.) SCÈNE III CHRÉTIEN, pui3 EDOUARD. CHRÉTIEN. Allons, maintenant, achevons d'exécuter les ordres de monsieur. (Il sort un instant. Edouard paraît, venant du jardin ; pâle et accablé de tris- 54 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS tesse, il va s'asseoir à côté de la porte de son père. Chrétien rentre, appor- tant des habits qu'il met dans la malle.) ïiDOUARD. Chrétien! CHRÉTIEN. Monsieur? EDOUARD. As-tu revu mon père ? CIIUÉTIEN. Je viens de le quitter. EDOUARD. Que fait-il ? CHRÉTIEN. Hélas!... EDOUARD. Est-il toujours aussi pâle qu'il était? CHRÉTIEN. Davantage ! EDOUARD. Alors, il ne reprend pas ses forces? chrétie:^. Non. EDOUARD. CHRÉTIEN. EDOUARD. CHRÉTIEN. Qu'a dit le docteur? Que c'est grave! Que fais-tu donc ? Vous voyez... EDOUARD. Ce sont mes effets que tu places dans cette malle? CHRÉTIEN. Oui. EDOUARD. Pourquoi ? CHRÉTIEN. Monsieur l'a ordonne ainsi. Il m'a dit : « Enlève toutes les armes, tous les couteaux, ferme la maison, emballe les effets LA COiNSCIEXCE 55 de mon fils. » Pais, en pleurant, il ajouta doucement : «Dis- lui surtout que je lui défends de se tuer. » EDOUARD, cachant sa tête entre ses mains. Oh ! pauvre père ! cnriÉTiEN. Oui, pauvre père ! EDOUARD. Chrétien, il faut que je lui parle! CIIliÉTlEN. Oh! monsi^- -, c'est impossible! EDOUARD. Pourquoi ? CHRÉTIEN. Il ne veut pas vous voir. EDOUARD. Il m'a en horreur?... CURÉTIEN. Non, il vous aime trop, au contraire. (On entend sonner.) EDOUARD. On sonne ! CHRÉTIEN. Permettez que j'aille ouvrir, monsieur; j'ai éloigné tout le monde. (II sert.} SCÈNE IV EDOUARD, puis LE BARON DE RITAN. EDOUARD. C'est, sans doute, Ritan. Si la nouvelle était bonne, tout pourrait encore s'arranger... (Voyant entrer le Baron, et courant i lui.) Ah! c'est toi, mon ami; viens vile, viens! RlTAN. Je t'ai fait attendre? EDOUARD. Peu importe, puisque te voilà. RITAN. Qu'as tu, et pourquoi ce trouble? 5G THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS EDOUAFiD. Laissons cela. La réponse? r.ITAN. Jo l'ai ; mais... EDOUARD. Donne, alors. RITAN. Auparavant, dis-moi... EDOUARD. La réponse? la réponse? RITAN. I Le mariage de ta sœur... EDOUARD. riais tu veux donc me tuer ! La réponse? RITAN. Mais, auparavant, que diable, écoute-moi ! EDOUARD. J'écoute. RITAN. Les Rœnigstein sont de vieille noblesse, très-délicate en matière d'alliance, et le mariage de ta sœur avec un avocat... EDOUARD. Eh bien? RITAN. Les choque. ÉDOVKRJi. Cet avocat, aujourd'hui même, a sauvé la vie d'un homme Ritan, voilà ses titres de noblesse. RITAN. Enfin, que veux-tu! ce sont des préjugés, je le sais... EDOUARD. Mais la réponse? la réponse? RITAN. Mon ami, crois bien que je souffre avec toi, et que la ré ponse, si elle était telle que je la désire... EDOUARD. Elle refuse ? RITAN. Ce billet... EDOUARD, lui arrachant le papier des mains. Donne ! (li rouvre et lit.) « Monsieur, M. le baron de Ritan J LA CONSCIENCE 57 m'a transmis votre singulière lettre... » Tiens, lis toi-môme, Ritan; la tète me tourne, j'ai un nuage devant les yeux, je n'y vois plus. RITAN, lisant. « ... Votre singulière lettre... Je ne puis, je vous l'avoue, comprendre une pareille proposition. Qiielques innocentes plaisanteries ne vous ont donné aucun droit... » EDOUARD, l'arrêtant. Non, il n'y a pas cela ! RITAN. Vois. EDOUARD. Oh ! mon Dieu! Allons, continue. RITAN. a Quelques innocentes plaisanteries ne vous ont donné au- cun droit de vous croire aime; mais, comme, avec cette bonne opinion que vous paraissez avoir de vous-même, vous pour- icz me compromettre, je vous prie, monsieur, à l'avenir, de ne plus honorer notre maison de vos visites. » EDOUARD. Est-ce tout? RITAN. Oui. EDOUARD. Oh ! c'est impossible ! Cette lettre, elle l'a écrite pour ses parents, pour son père, son frère. Tu en as une autre... RITAN. Elle était seule, et personne ne la contraignait. EDOUARD. Ritan, je suis sûr que tu as autre chose que cette lettre! RITAN. Autre chose, oui ; mais j'avoue que j'hésitais... EDOUARD. Tu lîcsitais! et pourquoi? Tu ne sais donc pas que ma vie est suspendue à ce message. RITAN. Tu comprends que, chargé de tes intérêts, je ne me suis pas laissé battre ainsi. EDOUARD. Cher Ritan, va ! S8 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS RITAN. Je lui ai dit les sacrifices que tu avais faits pour elle... ÉDOnAP.D. Bien. RITAN. Et auxquels elle pouvait mesurer ton amour. EDOUARD, Et qu'a-t-clle répondu? RITAN. « Ah ! pauvre garçon! a-t-elle dit ; qui pouvait se douter de cela? Il jouait comme un millionnaire! C'est autre chose. >? EDOUARD. Ah ! tu vois ! RITAN. Alors,.. ÉDOUA.ID. Alors?... RITAN. Elle a été à son secrétaire. EDOUARD. Et elle t'a donné une seconde lettre? RITAN. Non. Elle a voulu me donner... un rouleau d'or, EDOUARD. Un rouleau d'or? de l'or pour mon âme perdue, poiir mon père assassiné? Oh! la misérable! oh! l'infâme!... (Il prend son chapeau.) RITAN, l'arrêtant. Où vas- tu? e'douard. Lui donner quittance. RITAN. Edouard! Edouard! EDOUARD. Laisse-moi! laisse-moi! (Apercevant Rnhbefg, qui sort de sa chambre.) Mon père! mon père! RITAN, à Ruhberg. Monsieur! monsieur! au nom du ciel, retenez votre fils. RUHBLRO. Laissez-nous, I 1 LA CONSCIENCE 59 RITAN. Monsieiîr,.» (Il s'incline et sort.) SCÈNE V RUHBERG, EDOUARD. EDOUARD, tombant à genoas. Pitié, pitié pour moi, mon père! RUHBERG. Relevez-vous, et regardez-moi. EDOUARD, Mon père, je n'ose! RUHBERG. Oui, cela vous est difficile, je comprends, de regarder le visage d'un honnête homme ! EDOUARD. Soyez miséricordieux, mon père! RUHBERG. Oh! vous m'avez cruellement traité, et toutes les joies du monde, en supposant que le monde pût me garder encore des joies, toutes les j.oies du monde ne me rendraient pas les forces que vous m'avez prises aujourd'hui, , EDOUARD. Malheur ! malheur sur moi, alors! RUHBERG. Voilà ma récompense pour mes angoisses à son chevet, lorsque, enfant, il était malade; pour mes insomnies, quand, jeune homme, il commençait à déserter la maison et que je passais les nuits à l'attendre ; pour mes cheveux blanchis dans la terreur de ce qui arrive aujourd'hui... Oh! Ldouard, Edouard! tu aurais pu mieux me récompenser. (Il tombe sur un fauteuil.) EDOUARD, toujours à genoux. Oui ! oui! VOUS avez raison, mon père; repoussez le fils in- digne, maudissez l'enfant ingrat qui, en échange de tout votre amour, vous rend le crime et la honte. RUHBERG, Edouard, vous allez partir ce soir même, nous ne nous re- verrons plus. 60 THÉÂTRE COMPLET d'ALEX. DUMAS ÉDOUAno, se relevant. Ne pkis vous revoir, mon père! Oh ! mon Dieu! mon Dieu! RUIIDERG. Plus dans ce monde, du moins. EDOUARD. Vous quitter, prendre la fuite, quand c'est moi...? Non! Vous n'y songez pas. C'est impossible. RUIIBERG, se levant. Il le faut, je l'exige! EDOUARD, retombant à genoux. Mais qu'allez-vous devenir? RUIICERG. Moi? Je deviendrai ce que deviennent les dépositaires inû- dèles. EDOUARD. Ne dites pas cela, je vous en prie, mon père, ne dites pas cela ! RUHBERG. Frédéric consentira peiit-éircà plaider pour moi, comme il a plaidé pour le vieux Sivert. EDOUARD. Mon père! RUIIBERG. D'ailleurs, quelque chose qui arrive, le grand-duc est bon, il aura pitié d'un vieillard. EDOUARD, se relevant. Oh! non, non, cela ne sera pas ainsi; je cours me dénon- cer, dire que je suis coupable, et... RUUBERG. Et...? EDOUARD. Et je me tue! RUHBERG. Malheureux! voilà justement ce que je ne veux pas. Si vous vous tuez, où sera le repentir? Si tu te tues, où sera l'exitia- tion? Non. 11 faut vivre, il faut lutter, il faut forcer les hommes à mettre la chose commise sur le compte le la jeu- nesse et des passions folles; il faut leur dire : « J'ai été perdu par l'ardeur du jeu, par une ambition insensée, par un amour fatal. Jeune, faible, j'ai payé ma dette au mauvais génie; je suis tombé, et mon honneur m'a suivi dans ma cliule; LA CONSCIENCE 61 mais je me suis relevé!... Soutenu par le repentir et l'espé- rance, deux anges de Dieu, je me suis relevé et j'ai traversé, pour arriver à des régions plus sereines, ces régions mauvaises.' Me voici maintenant plus grand parce que j'ai été abaissé; plus fort, parce que je me suis repenti; meilleur, parce que j'ai été éprouvé. » EDOUARD. Oui, oui, mon père, ce serait beau, ce serait grand ' Mais vous ? mais vous? RDHBERG. Moi, je n'ai plus que quelques jours à vivre; moi, je suis le passé; toi, tues l'avenir. (Il tombe à demi évanoui dans un fauteuil.) EDOUARD, se jetant au cou de son père. Ah! mon père! Au secours! au secours! SCÈNE VI Les Mêmes, CHARLOTTE. CHARLOTTE. Qu'y a-t-il, mon Dieu? EDOUARD, à gonoux. Mon père est mort! mon père est mort! et c'est moi qui l'ai tué. SCÈNE VII Les Mêmes, MADAME RUHBERG, ALDEN, FRÉDÉRIC. ALDEN, saisissant le bras d'Edouard. Plus loin! plus loin! Vous n'êtes pas digne de baiser les genoux de cet homme. EDOUARD. Sauvez moH père, et vengez-vous sur moi. ALDEN. C'est ce qui me ramène ici. EDOUARD. Oh ! monsieur, monsieur, votre cruauté est ma consolation. Mon père veut que je parte, libre, impuni, moi son meur- XX. ^ 62 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS trier! Ne «oujfrez pas cela... Dénoncez-moi, aïoîiiieur, dénoncez-moi I et peut-être déjà l'avez-vous fait? ALDEN. Eh bien, quand cela serait? EDOUARD. Oh ! je vous bénirais à genoux. MADAME UUHBERG. Mais, moi, monsieur, moi, je vous dcmanderai^^ compte de mon eufant, qu'on pouvait sauver et que vous auriez perdu. •Edouard va s'appayer sur la chemin/a avec désespoir.) ALDEN. Qu'on pouvait sauver! Comment? Essayez un peu de le sauver, vous! Est-ce avec votre fortune? Vous l'avez mangée. Est-ce avec l'aide de vos amis? Vos amis, où «ont-ils? Cherchez, appelez-les à votre aide, demandez-leur mille louis; et, s'ils viennent, s'ils accourent, s'ils vous donu- lia somme, je ne dis plus rien. Remettez !a somme dans la caisse, et je n'ai rien vu. MADAME rvUUBi,,G. Oh î vous savez bien que ce que vous demandez là est impossible! ALDE.Ni. Ainsi, partout la misère, partout la honte, nulle part le salut! FRÉDÉRIC, s'approchant de son père. Mon père, ce que vous faites là est mal. Au lieu de guérir le malade, vous le tuez; au lieu d'être juste, vons êtes cruel. C'est moi, c'est moi, votre fils, qui vous dis cela. ALDE.N. Et, moi, je te disque, puisque la misère conduit à ce que tu vois, je ne veux pas po'iv mon fils d'une fille pauvre, et c'est pour cela que... (Fai>o.:t signe à CharloUe.) Viens ici, mon enfant!... (CharloUe passe à sa gauche et Frédéric à sa droite.) C'est pour cela que je donne à Charlotte ce portefeuille, qui con- tient deux mille louis... Elle, elle-même, de son innocente main, elle replacera les mille louis dans la caisse de son père; les mille autres seront sa dot. Seulement, vous l'avez dit, mes enfants, vous me nourrirez, vous aurez soin de moi; car je n'ai plus rien. TOUS. Ah! monsieur Alden! I LA CONSCIENCE 63 MADAME RUHBERG. Vous nous sauvez ! RUHBERG. Mon ami! EDOUARD, à part. Oh! que l'homme est grand lorsqu'il est à votre image ô mon Dieu ! ' ALDEN, désignant Edouard. Et... il partira ! (Edouard, resté près de la clieminée, regarde son père, qui marche r^rs lui lentement et semble attendre sa réponse.) EDOUARD. Oui, oui, monsieur Alden, j'obéirai. (Passant devant Frédéric, qui est au fond du salon et qui lui serre la main, Edouard embrasse sa sœur, puis sa mère, qui s'est élancée vers lui.) MADAME RUHBERG, sanglotant. Mon fils ! EDOUARD s'approche d'Alden, resté seul à droite, et, avançant vers lui sa main avec crainte, le regard suppliant. 3ionsieur Alden, donnez-moi votre main. (Alden le regarde un moment en silence et retire froidement sa maiu.) EDOUARD accablé, va s'incliner devant son père, qui so trouve à l'aulre extrémité du salou. Votre bénédiction, mon père. RUHBERG, maîtrisant son émotion. Quand vous l'aurez méritée. (Edouard se relève péniblement. Alden, qui, du regard, a fortiné la résolution deRuhberg, remonte vers Frédéric et Charlotte, qui pleure. Chrétien paraît à la porte avec les effets de voyage : madame Ruhberg le supplie de veiller sur son fils. Edouard s'éloigne lentement de son père, fixant toujours sur lui un regard désolé; puis, tandis qu'Alden , qui s'est rapproché de Ruhberg, lui serre la main pour soutenir son courage, Edouard, suffoqué par la douleur, se jette dans les bras do sa sœur et de sa mère. 64 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX, DUMAS ACTE QUATRIÈME A PJunicli. — Les bureaux du ministère. Salon à pans coupés; cinq portée, une table à gaucbe. SCENE PREMIERE MEYER, déchiquetant une plume; LE CONSEILLER BEZANETTJ. LE CONSEILLER, entrant. Ah! bonjour, Meyer! MEVER. Votre humble serviteur, monsieur le conseiller. LE CONSEILLER. Le ministre est-il dans son cabinet.-* MEYEU. Je le crois. LE CONSEILLER. Vous le croyez ? MEYER. Sans doute ! Comment voulez-vous que je sois sûr de cela? LE CONSEILLER. En y entrant, parbleu! MEYER. Entrez-y, alors. LE CONSEILLER, à lui-même. Oh! oh! qu'a donc ce matin M. le valet de chambre en litre? (Il va à la porte et ess«ye de l'ouvrir.) La porte de communication fermée en dedans !... que signifie cela .' MEYER. Que, selon toute apparence, le ministre est enfermé avec le nouveau favori. LE CONSEILLER. Encore! MEYER. Monsieur le conseiller, il se trame quelque chose contre nous. i lA CONSCIENCE §5 LE CONSEILLER. D'où te vient ce soupçon? MEYER. Hier, le secrétaire était, comme aujourd'hui, enfermé avec Son Excellence, J'allais et venais comme de coutume dans 1- cabinet, essayant d'attraper par-ci, par-là, quelques Lribes de la conversation : le minisire m'a dit de sortir. LE CONSEILLER. Eh bien? MEYER. Monsieur le conseiller, il y a trente ans que je suis valet de chambre de 31. de Walden, premier ministre de Sa 3Iaiesté !e roi de Bavière; j'ai vu dans le cabinet de mon maître des comtes, des princes, des archiducs d'Autriche ; voilà la pre- mière fois que l'on me dit de sortir. LE CONSEILLER. Oh! oh!... Et de quoi parlait-on, Meyer? car tu dis avoir saisi par-ci, par-là, quelques bribes de la conversation et je te connais, tu es assez intelligent pour avoir reconstruit la phrase entière. MEYER. On parlait... Tenez, c'est une honte, monsieur le conseiller que Ion parle de pareilles choses sans vous consulter. On parlait de supprimer les jeux. LE CONSEILLER, Ah ! oui, qui sont donnés à ton beau-père, et dans les- quels tu as un intérêt? MEYER. Oh ! monsieur, un intérêt bien minime : la moitié! LE CONSEILLER. C'est grave cela, Meyer; c'est grave. MEYER. n Wpnn' T ""^ "'"''''" secrétaire, ce M. Stevens est ici, on n entend plus que ces mots : économies à faire, progrès à en- tiuit les abus, de quoi vivront les honnêtes gens.^.. LE CONSEILLER. ^=eyer, vous venez de dire un mot bien profond,.. Chut! MEYEIi. desnôîrer' '"'^"'^'"'^'' '^''' ^' "^^^^"-^ ^^ «hapeUe; il est 4. 66 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS SCÈNE II Les Mêmes, NEBEL. NEBEL, le visage épanoui. Eh! voilà ce cher c-nseiller aulique... LE CONSEILLER. Meyer, veille? à ce qu'où no puisse nous entendre. NEBEL. Et qui doue se défie de uous? LE CO.NSEILLEn. ie nouveau venu ! NEBEL. Oh! ce cher M. Stevens. Je l'ai rencontré chez madame la comtesse Sophie. LE CONSEILLER. Et il vous a fait mille amitii'S ? NEBEL. Non; je me serais douté de quelque cnose. Au contraire, il n'a pas paru faire attention à moi. Ce n'est point comme cela que l'on se conduit d'ordinaire dans ce pays-ci quand on veut du mal aux gens. LE CONSEILLER. Vous jugez de lui par nous autres gens de cour; mais le secrétaire n'a pas encore les habitudes du terroir. Et où les aurâit-il prises? Un aventurier... MEVElt. Silence! voici Chrétien, son domestique. SCÈNE III Les MÊMES, CHRÉTIEN, NEBEL. Éh! bonjour. Chrétien! Et ce cher M. Edouard Stevens, va'EBEL. Que le baron en tient pour la comtesse Sophie. MEYER. Je me rangea l'avis de M. Nebel. LE CONSEILLER. Vous disiez, hier matin, que c'était le Stevens qui en tenait pour elle. NEBEL. Qu'y aurait-il d'étonnant à ce que deux, hommes fussent amoureux delà même femme? MEYER. Je suis plus que jamais de l'avis de M. Nebel. LE CONSEILLER, joyeux. Mais, alors, attendez donc! le secrétaire est perdu sans res- source. Trois ennemis à la fois : le ministre, le baron Rarl et la comtesse Louise, à qui l'on peut faire comprendre adroite- ment qu'elle doit à une trahison du Stevens un refus qui l'insulte... C'est mon affaire. MEYER. Chut ! LE CONSEILLER et NEBEL. Quoi? MEVER. C'est elle. LA CONSCIENCE 97 SCÈNE III Les Mêmes, LOUISE. LOUISE. Mon oncle est-il chez lui, .Meyer? MEYER. Le roi l'a fait appeler, mademoiselle; mais peut être est-il rentré par le petit escalier. LOUISE, s'asseyant. Assurez-vous-en, je vous prie, et demandez s'il peut me recevoir. (Meyer sort; Nebel et le Coaseiller s'approchent de la Comtesse.) LE CONSEILLER. Comtesse, permettez que nous profitions du hasard qui nous fait trouver sur votre chemin... NEBEL. Pour vous présenter nos respectueux hommages, LE CONSEILLER. Et pour être les premiers à vous féliciter... LOUISE. De quoi, messieurs? LE CONSEILLER. Mais... de votre mariage, comtesse. N'épousez-vous point le baron Rarl? (Mouvement de Louise. Bas, à Nebel.) Elle sait le refus. MEYER. Voici Son Excellence. KEEEL, bas, au Conseiller. Cela marche ! Au baron, à présent. SCÈNE IV LOUISE, LE Ministre. LE MINISTRE, l'embrassant au front. Tu me fais demander audience, chère enfant? LOUISE. Non, mon oncle. Je désirais seulement savoir si vous n'a- viez personne avec vous, XX. 6. 93 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS LE MINISTRE. Si je n'avais personne avec moi? Il y a donc derrière ces belles lèvres-là une confidence cachée qui demande à sortir? LOUrSE. Mon oncle, vous avez toujours été si bon, si indulgent pour moi, que vous le serez encore aujourd'hui, j'en suis sûre. LE MLMSTRE. Indulgent! Jamais, dejniis que je t'ai repri>e aux mains de ta mère mournntc, de ma pauvre sœur, ma chère Louise jamais tu n'as eu besoin de mon indulgence. LOUISE. Oh! mon bon oncle ! LE MINISTRE. Voyons, où en est notre cœur? Si joyeux hier, pourquoi paraît-il si triste aujourd'hui ? LOUISE. Ah ! vous sentez donc que c'est ma tristesse qui m'amène près de vous ? LE MINISTRE. Y a-t-il besoin de le demander! Seulement, je cherche vainement la cause de cette tristesse. As-tu vu Karl? LOUISE. Oui. LE MINISTRE. Eh bien, que t'a-t-il dit? LOUISE , retenant ses larmes. Oh ! il n'a nullement été question entre nous de vos pro- jets; seulement, en causant, il m'a dit— ce qu'il savait déjà, lui, — qu'il m'aimait comme on aime une sœur, et je rue suis aperçue de ce que j'ignorais, c'est que je l'aimais comme on aime un frère. LE MINISTRE. Toi? LOUISE. Oh! pas autrement, mon oncle, je vous jure. LE MINISTRE. Lève un peu sur moi tes beaux yeux, et regarde-moi, Louise. Tu aimes Karl comme on aime un frère, pauvre enfant? LOUISE. Du moins, je ferai en sorte... j'y parviendrai... (Tombant à LA CONSCIENCE 99 genoux.) Oh! mon oncle, je suis bien à plaindre... Karl aime une autre femme que moi. LE MINISTRE. Une autre que toi? une antre que ma Louise? Oui, quelque amour de jeune homme, quelque caprice que l'on prend pour une passion quand le cœur est désœuvré, quand on a vingt ans... Mais un amour vrai, un amour qui résiste au tien, un sentiment qui puisse balancer le bonheur que tout homme aurait à te nommer sa femme, ma Louise!... Non, Karl ne l'a jamais éprouvé, ce sentiment!... non, son cœur fût-il plein d'une autre, un de tes regards suffirait à l'en chasser pour toujours! LOUISE. 11 en aimeuneautre; et ce n'est point, comme vous dites, une fantaisie du moment, un caprice passager comme l'heure qui l'aurait vu naître. La femme qu'il aime ne saurait inspi- rer qu'un amour profond et durable, et vous ne pouvez lui faire un crime de cet amour. Je ne puis m'en plaindre. Est- ce sa faute si son cœur a parlé? Sais-je quand et comment f'ai aimé, moi? Et ce sentiment qui dormait au fond de mon âme, en soupconnais-je la force avant d'avoir été si heureuse d'une espérance et si malheureuse de la réalité? LE MINISTRE. Mais cette femme, la connais-lu? Quelle est cette femme? LOUISE. Cette femme est digne de vous; elle est digne de lui. C'est la comtesse Sophie! LE MINISTRE. Sophie?... Mais ce mariage est impossible! Qui t'a dit?... comment sais-tu?... LOUISE. Jnterrogez M. Stevens, il est le confident de votre fils. LE MINISTRE. Stevens! Stevens avait connaissance de cet amour, et il me l'avait caché? il a pu tromper ma coniiance? 100 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS SCÈNE V Les Mêmes, EDOUARD. EDOUARD, Monseigneur... LE MINISTRE. Ah! venez, Stevens !... A[)prochez !... Je n'ai pas besoin de vous apprendre de quoi il va être question entre nous... Les larmes de cette enfant vous le font assez deviner. J'es- père donc que vous voudrez bien me dire à l'instant... LOUISE. Oh ! quand je ne serai plus là ! ... LE MINISTRE, la reconduisant doucement jusqu'à la porte de son cabinet. Tu as raison, pas devant toi, pauvre âme que l'on brise ! pauvre ange dont on méconnaît la céleste candeur! Va, laisse- nous ! va ! (Il la serre dans ses bras; Louise sort.) SCÈNE VI Le .Ministre, EDOUARD. LE MINISTRE. Monsieur Edouard, en vous initiant à mes affaires de fa- mille, en vous chargeant d'une mission intime, je vous donnais plus qu'une marque de confiance, je vous donnais une preuve d'amitié. Pour vous, le dévouement était un de- voir. Ce devoir, l'avez-vous rempli.^ EDOUARD. Je n'ai rien à me reprocher, monseigneur ! LE MINISTRE. Vous avez vu mon fils ? EDOUARD. Je l'ai vu. LE MINISTRE. Et, connaissant son refus de m'obéir, le mépris qu'il fait de mes plus chères espérances, vous n'avez pas jugé à propos de m'en informer, de m'instruire de l'état de son cœur ? EDOUARD. Monseigneur, il est certains moments, certaines circon- LA CONSCIENCE 101 stances où l'on hésite à faire même ce que l'on considère comme un devoir. LE MINISTRE. Et croyez-vous, monsieur, qu'il m'eût été plus pénible d'apprendre de votre bouche le refus de mon fils, que d'en être instruit par cette enfant? Vous ne savez donc pas qu'elle l'aime, monsieur, et que la douleur qu'elle resseut aujour- d'hui, on aurait pu la lui épargner, si vous m'eussiez prévenu? J'aurais fait appeler mon fils, j'aurais anéanti d'un mot ses projets insensés. Mais peut-être avez-vous aussi rêvé pour lui un autre mariage!... Je vous dis, moi, que ce mariage ne se fera jamais, que je ne le veux pas, qu'il est impos- sible. EDOUARD. Rarl aime la comtesse Sophie, monseigneur. LE MINISTRE. Ne me dites pas cela. EDOUARD. Il l'aime, et, quand il m'a fait l'aveu de ses sentiments... LE MmiSTRE. Vous ne les avez point combattus ? EDOUARD. .Je ne le pouvais pas, monseigneur. LE MINISTRE. Vous ne le pouviez pas? EDOUARD. Non; car il m'a dit que le bonheur de sa vie était attaché à cette union. LE MINISTRE. Et, dès lors, vaincu par cet aveu, vous avez gardé le silence! EDOUARD. J'ai fait plus, monseigneur: j'ai cédé à la voix d'un ami, à sa prière; je lui ai donné ma parole de l'aider, de le servir. LE MINISTRE. Malheureux! mais savez-vous s'il n'y a pas un secret, une raison terrible qui s'oppose au mariage de mon fils avec la comtesse Sophie? et, d'ailleurs, ne vous avais-je pas fait con- naître mes desseins, ma volonté ? Qui donc vous a dégagé des devoirs que votre position, sinon votre reconnaissance, vous impose? Avez-vous renoncé à cette position que je vous ai faite? Ai-je reçu votre démission? 102 TUÉATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS EDOUARD. Je venais vous prier de l'accrptor, monseigneur. LE MIMSTKE. V'ous, Stevens?... C'est hier, monsieur, qu'il eût fallu la donner. Votre démission, je l'accepte... Envoyez-la-moi. Vous avez raison, monsieur, les rapports entre nous sont désor- mais impossibles... et, à tout prendre, j'aime mieux me sépa- rer d'un ingrat que d'avoir à me défier d'un traître. EDOUARD. Monseigneur I... LE MINISTRE. J'attends votre démission, monsieur. (Edouard s'incliDo. Le Ministre sort.) SCÈNE VU EDOUARD, CHRÉTIEN. Edouard reste un moment absorbé, puis tout à coup va à la table. CRRÉTIEN. Vous êtes seul, monsieur Edouard? - EDOUARD, ccrÎTant sa démission. ^ Ah! te voilà, Chrétien? CHRÉTIEN. Je ne sais ce qui se passe autour de nous, monsieur, niais je suis inquiet de tout ce que je vois. On dirait que quelque grande catastrophe nous menace. Et votre agitation... EDOUARD, se levant. Chrétien, nous partons dans une heure. CHRÉTIEN. Vous quittez Munich ? EDOUARD. Pour n'y jamais revenir. CHRÉTIEN. Jamais?... Ne laissez-vous donc ici personne que vous r - gretîiez, qui vous regrette?... Elle vous aimait, disiez- VOUs? EDOUARD. Oui, oh ! oui, elle m'aime ! CHRÉTIEN. Et VOUS partez malgré cela .' LA CONSCIENCE 103 EDOUARD. A cause de cela, Chrétien !... pour qu'elle m'oublie, pour qu'elle eu aime un autre. CHRÉTIEN. Oh ! monsieur, si le monde connaissait toute lanoblessede votre conduite! ÉnoUARD. Je n'agis plus pour obtenir son approbation, mais pour être satisfait de moi. Que tout soit prêt dans une heure; va ! CHRÉTIEN. Et où allons-nous, monsieur? EDOUARD, Le sais-je? Où le hasard nous conduira. Je dis nous, car tu ne refuseras pas de me suivre encore, n'est-ce pas? quoi- que je sache à peine de quoi nous vivrons et si j'aurai du pain à te donner. CHRÉTIEN. Moi, vous quitter, monsieur?,.. Jamais! EDOUARD, voyant la Comtesse qui entre. Sophie!... Pas un mot! (Chrétien sort lentement.) SCÈNE VIII EDOUARD, SOPHIE. SOPHIE. Je V005 croyais avec le minisire, Edouard. EDOUARD. Son Excellence est rentrée dans son cabinet et ne m'a pas dit de l'y suivre. SOPHIE. Louise était ici ce matin. Je l'ai rencontrée tout à l'heure et elle a paru m'éviter. EDOUARD. La comtesse Louise souffre d'un amour qu'elle sait aujour- d'hui n'èlre point partagé, et votre présence est à la fois pour elle un souvenir et une douleur. SOPHIE. Mais elle sera heureuse; mais je n'aime pas le baron Rarl. 104 TIIÉATKE COMPLET d'ALEX. DUMAS EDOUARD. Il VOUS aime, lui, madame. SOPHIE. Il m'oubliera; car je ne peux être à lui, vous le savez bien. EDOUARD. Oui, je sais que, belle, heureuse, comblée de tous les dons que l'on ne doit qu'à Dieu, de toutes les faveurs (|ue l'on doit au hasard, vous avez dit à un homme que les événements de la vie avaient jeté sur votre chemin, à un malheureux, à un coupable : « Ce bonheur, je vous le sacrifie; cet éclat, j'y re- nonce ; ce trésor, je vous le donne !... » Et vous l'eussiez fait, Sophie! vous le feriez!... Oh! les paroles qui sont tombées de votre cœur, je les ai recueillies une à une dans le mien. Elles n'en sortiront jamais, Sophie! Je les emporterai avec moi au ciel. SOPHIE. Mon Dieu! Edouard, qu'avez-vous ? d'où vient cette émo- tion? Vous me parlez comme si nous ne devions plus nous revoir ! EDOUARD. Le ministre! SCÈNE IX Les Mêmes, le Ministre. LE MINISTRE, à Edouard. Eh bien, monsieur? lÉDOUARD, après un instant d'hésitation, lui remettant la démission qu'il vient d'écrire. Voici, monseigneur. LE ministre. C'est bien. Vous avez chez vous des papiers importants, qui intéressent l'État : vous me les remettrez ou vous me les ferez remettre avant votre départ. » SOPHIE, à part. Son départ ! (Edouard, après avoir jeté un regard douloureux sur Sophie, s'incline et sort silencieusement. LA CONSCIENCE 105 SCÈNE X SOPHIE, LE Ministre. SOPHIE. M. Stevens vous quitte ? LE MINISTRE. Oui. Pour longtemps? Pour toujours. Alors, ce papier?.. C'est sa démission. SOPHIE. LE MINISTRE. SOPHIE. LE MINISTRE. SOPHIE. Qu'il vous a offerte ou que vous lui avez demandée? LE MINISTRE. Qu'il m'a offerte et que j'ai acceptée. SOPHIE. Vous n'ignorez point , monsieur, que votre protection lui a fait ici des ennemis mortels? LE MINISTRE. Stevens, en cette circonstance, n'a eu d'autre ennemi que lui-même. SOPHIE. Vous qui êtes à la fois l'indulgence et la justice, je n'ai pas besoin de vous dire, monsieur, qu'il n'existe peut-être pas un seul homme qui, dans sa conduite passée, n'ait quelque re- proche à se faire. LE MINISTRE. J'ignore à quoi vous faites allusion, comtesse. II s'agit non point de la conduite passée, mais de la conduite présente de M. Stevens, chargé par moi d'une mission de confiance près du baron Rarl; où j'attendais le dévouement, j'ai trouvé la trahison. SOPHIE, à part. Oh! je sais tout; pauvre Edouard! 106 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS LE MINISTRE, En somme, M. Stevens a eu envers moi des torts graves, il les a compris... il s'éloigne, SOPHIE, Êtes-voiis bien sûr qu'il soit convaincu de ces torts ? Croyez- vous fermement que ce soit à cause de ces torts qu'il s'éloi- gne? Ne vous est-il pas venu à la pensée qu'il pourrait y avoir un autre motif que celui que vous supposez à ce départ, si précipité qu'il ressemble à une fuite?... N'avez-vous pas en- tendu dire qu'il avait existé autrefois tel grand cœur, si grand, qu'il était capable d'abandonner, pour un malbcur cer- tain, inouï, éternel, un bonheur dont il avait la modestie de se croire indigne?... Ces hommes-là, prenez-y garde, mon- seigneur, ils laissent, une fois partis, ils laissent plus qu'un regret, ils laissent un remords au cœur de ceux qui les ont méconnus... Eh bien, je vous dis, moi, monseigneur, que M. Stevens est un de ces hommes-là. Je vous dis que cette ac- tion que vous lui reprochez comme une trahison et que je tiens, moi, pour un dévouement suprême, il lui a fallu une force plus qu'humaine pour l'accomplir. Je vous dis cela, monseigneur, et, avec l'aide de Dieu, je vous donnerai la preuve de ce que je vous dis. (Elle sort précipitamment.) SCÈNE XI Le Ministre, seul. Que veut-elle dire, et que se passe-t-il ici? qu'y a-t-il donc dans l'àme de ce Stevens? quel secret me cache-t-il, à moi qui croyais savoir tous ses secrets? Depuis trois ans, je l'étu- dié; depuis trois ans, je n'ai pas surpris en l!ii un sentimeni, une pensée qu'il ne pût avouer tout haut en face de tous. A chaque nouvelle preuve de faveur ou de confiance que je lui donnais, il repondait par un dévouement plus absolu. Sévère pour lui, indulgent pour les autres, infatigable au travail, étranger aux plaisirs, inaccessible à la corruption, cherchant, à force de délicatesse et pour satisfaire sa conscience, à racheter une faute de jeunesse qu'il ne croit connue que de lui seul, et que je connais, moi; l'ayant si largement rachetée, que je LA CONSCIENCE 107 !e tiens pour plus pur qu'un homme qui n'aurait jamais failli, voila ce Sievens d'hier; et, aujourd'hui, j'en suis à me demander: est-il traître? est-il ingrat?... SCENE XII Le Ministre, LE BARON ivARL, puis MEYER. LE BARON. Il est l'un et l'autre, mon père : ingrat envers vous, traîla*e envers moi! LE MINISTRE. Envers vous ? LE BARON. Traître envers moi qui l'ai pris pauvre, ignoré, perdu, qui vous l'ai amené par la .main, qui vous ai dit : « Vous cher- chez un homme, prenez ceUii-ci, mon père. » Ingrat envers vous qui l'avez reçu conimiî un second fils, comblé de dis- tinctions et de faveurs; oui, ingrat envers vous, traître en- vers moi : il aime la comtesse Sophie! LE MINISTRE. Stevens? LE BARON. Comprenez-vous l'orgueilleux à qui le titre de votre secré- taire ne suffit pas, l'ambitieux que vous faites le premier après vous, et qui ciierclie sur quel degré il mettra le pied pour monter plus haut encore, et qui met le pied sur mon cœur ? LE MINISTRE. 11 aime la comtesse Sophie? LE BARON. Ah! vous ne pouvez croire à une pareille impudence, n'est- ce pas, monsieur? La comtesse Soi)hie,une fille noble, titrée, riche, que vous avez traitée comme votre enfant, c'est à elle qu'il s'adresse, c'est elle qu'il aime! LE MINISTRE. Stevens !... LE BARON. Nou-seulement il l'aime, mais il en est aimé. 108 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS LE MINISTRE, sonnant. Stevens! (a Meyer, qui entre.) Stevens ! appelez Stevens! MEYER. A l'instant, monseigneur. LE MINISTRE. Non, restez : c'est à la comtesse Sophie de me répondre. MEYER. Pordon, monseigneur, les personnes que vous attendiez de Maunheim... LE MINISTRE. Sont arrivées, c'est bien. (Meycr sort. Le Ministre à Karl.) Ce que vous m'avez dit de Stevens, monsieur, je ne le crois pas; car, si cela était, car s'il aimait la comtesse Sophie, surtout s'il était aimé d'elle, ce Stevens que vous accusez, et que, moi, je soupçonnais, ce Stevens serait le plus honorable, le plus noble, le plus généreux des hommes; car, ici, tout à l'iieure, à cette place, il m'implorait pour un autre, il me demandait la main de la comtesse pour vous, son ami! LE BARON. Lui, Stevens,!* LE MINISTRE. Âttendez*moi là, monsieur. (Il sort vivement par la gauche.) SCÈNE XIII LE BARON KARL, puis EDOUARD. LE BARON. Il l'aime, et il en est aimé, et il demandait sa main pour moi! (Apercevant Edouard.) Ah! venez, Stevens! Est-il vrai que vous ayez fait cela, que vous ayez parlé pour moi à mon père? EDOUARD, Ne m'y étais-je pas engagé, Karl? LE BARON. Oui; mais, lorsque je vous ai demandé cet engagement, j'ignorais que c'était compromettre votre bonheur, EDOUARD. Vous voulez dire ma position, Rarl; c'est à vous que je la devais, et je suis heureux de vous la sacrifier. Son Excellence a reçu ma démission. LA CONSCIENCE 109 LE BARON. Votre démission ? EDOUARD. Oui; voici des papiers importants que je vous prierai de remettre à votre père; assurez-le surtout de mon éternelle reconnaissance, dont j'ai bien peur qu'il n'ait douté un in- stant. Adieu, baron. LE BARON. Comment, vous partez ? EDOUARD. Je pars. LE BARON. Vous quittez Munich ? EDOUARD, Je quitte la Bavière. LE BARON, le retenant. Oh ! non ! Edouard, vous ne partirez pas ainsi, c'est impos- sible. EDOUARD. Je partirai, Rarl, et à l'instant même. LE BARON. Stevens, j'ai bien souvent dans ma vie entendu parler de générosité, de dévouement, de loyauté; mais c'était à vous d'en donner le plus admirable exemple. Partez donc, mais soyez certain que vous laissez ici un cœur qui vous sera re- connaissant jusqu'à la mort. Votre main, Stevens. SCÈNE XIV Les MÊMES, NEBEL, pnis MEYER. NEBEL, dans l'antichambre. Oh ! mais le baron le saura, lui ! (Entrant.) N'est-ce pas, mon- sieur le baron, que vous savez... ? LE BARON. Quoi, monsieur? NEBEL. Où est allée la comtesse Sophie. LE BARON. La comtesse Sophie? où est allée la comtesse Sophie? Ex- pliquez-vous, monsieur. XX. 7 110 THÉÂTRE COMPLET D ALEX. DUMAS NE BEL. L'explication ne sera pas longue : en quittant BI. Stcvens ou le ministre, elle est montée chez elle, et, ajjrès avoir mys- térieusement fait avancer une voitnre de place par la ruelle qui longe l'hôtel, elle est partie. LE BARON. Partie!... NEBEL. Partie sans que personne sache le motif de ce départ, ni de quel côté elle a dirigé sa fuite. LE BAIION. Partie! Lt vous alliez aussi quitter Munich, monsieur Sle- vens? Partie! la comtesse!... (a Mejer qui entre.) Mais cela est- il vrai, I\Ieyer ? MEYER. En effet, Excellence, la comtesse Sophie n'est plus à Phôtel- LE BAnON. Quoi! elle s'est éloignée ainsi... furtivement, sans l'ordre de mon père, sans son aveu, sans qu'il sût qu'elle s'éloignait? Mais ce que vous me dites là est impossible, messieurs ! MEYER. C'est précisément ce qu'a dit Son Excellence en trouvant son appartement vide et avant de lire la lettre qu'elle a laissée pour lui. LE baron. Elle a donc laissé une lettre pour mon père? MEVER. Oui, très-longue, très-explicative, et une seconde pour vous. LE BAKOX. Pour moi ! où est-elle? MEYEU. La voici. LE BARON, prenant la lettre. « Monsieur Stevens... » Cette lettre n'est pas pour moi, Meyer. MEYER. Pour qui donc est-elle? LE BAROIt, Pour M. Stevens. LA CONSCIENCE 111 MEYER. Ah! maladroit que Je suis! (Il échange un coup d'œil avec Nebel.) LE BARON. Et VOUS dites que vous ignoriez le départ de la comtesse Sophie, monsieur? EDOUARD. Baron, je vous jure que c'est à l'instant même et de la bouche de ces deux messieurs... LE BARON. Cette lettre est à votre adresse, je ne puis donc que vous la remettre ; mais un homme qui n'aurait rien à se reprocher, un honnête homme la lirait tout haut, monsieur. EDOUARD, décachetant la lettre et lisant tout haut. « Stevens, ce n'est pas vous... (il baisse la voix) qui partirez le premier; c'est moi qui partirai la première. Je vais vous attendre sur la route de Maimheim. » LE BARON. Eh bien, monsieur? EDOUARD. Karl, il y a des fatalités... LE BARON. Cette k'ilre, monsieur, cette lettre! EDOUARD. Je ne la lirai pas. LE BARON, voulant la lui arracher des mains. Mais je la lirai, moi ! EDOUARD. Prenez-garde, monsieur ! c'est le secret d'une femme que je suis chargé de défendre. LE BARON. Dites le vôtre. Cette lettre encore une fois, cette lettre! Edouard traverse lentement le théâtre. Après nu moment d'hésitation, il déchire la lettre.) Ah ! c'est, à mon tour, moi qui vous dis : pre- nez-garde, monsieur! en même temps que cette lettre, vous déchirez votre honneur. EDOUARD. Monsieur ! LE BARON. Vous partez, et la comtesse Sopliie part en même temps que vous... Vous prétendez que vous ignoriez ce départ! Elle 112 THÉÂTRE COMPLET U'ALEX. DUMAS VOUS écrit en partant, et vous n'osez lire tout haut ce qu'elle vous écrit!... Vous croirlez-vous insulté, monsieur, si je vous disais que vous êtes un liypocrite? EDOUARD. Karl ! LE BARON. Je viens vous trouver comme on vient trouver un ami ; je vous ouvre mon cœur comme on fait à un fréri'. Vous vous taisez devant ces confidences... et vous aimez la femme que j'aime! Vous acceptez la mission que jp vous confie avec l'in- tention de me trahir, et vous me trahissez!... Vous venez supplier mon père de me donner la main de la comtesse Sophie, et vous l'enlevez pendant ce temps-là ! Vous croiriez- vous enfin insulté, monsieur, si, avec mon mépris, je vous jetais mon gant au visage .!* (Il le lai jette.) EDOUARD. Une épée, baron!... une epée!... LE BARON. Allons donc, monsieur!... allons donc! (Il s'élance dans la chambre à gaucne ; Nebel et Meyer sortent précipitamment par le fond.) EDOUARD. Ah ! c'est trop de soulFrance, mon Dieu ! et vous me deviez un dédommagement. Il l'a compris, lui, qu'il fallait verser la dernière goutte au calice près de déborder, afin qu'avant de mourir, le palient que, depuis quatre ans, vous ionez sur la roue pût s'en prendre à un homme, et non à la destinée, de tout ce qu'il a souffert. (Courant à Karl, qui rentre avec des épées et en saisissant une.) JMais venez donc, baron, venez donc! 0h ! c'est bien un combat mortel, n'est-ce pas? (Embrassant son épée.) Oh! merci, arme de délivrance! merci, fer avec lequel on tue ou par lequel on est tué ! Allons ! SCENE XV Les Mêmes, LE CONSEILIER BEZANETTI, paraissant au fond, avec MEYER et NEBEL. LE CONSEILLER. Où allez-vous ainsi tous deux l'épée à la main, messieurs.' LA CONSCIENCE 113 LE BARON. Accompagnez-moi, Bezanetti ; vous allez me servir de té- moin. LE CONSEILLER. Et avec qui vous battez- vous? EDOUARD, Avec moi. LE CONSEILLER. Avec vous ? LE BARON. Oui. LE CONSEILLER. Il y a erreur, baron Rarl : on ne se bat pas avec monsieur ! LE BARON. Comment, on ne se bat pas avec monsieur? LE CONSEILLER. Non. (â Stevpns.) Dites donc au baron Rarl qu'on ne se bat pas avec vous, monsieur Edouard Ruhberg, de Mannheim. EDOUARD, laissant tomber son épée et tombant lui-même accablé dans un fauteuil. Ah!... LE CONSEILLER. Vous voyez. LE BARON. Aussi lâche qu'infâme! (Il jette son épée.) EDOUARD. Mon Dieu ! mon Dieu ! LOUISE, qui vient d'entrer, d'une voix compatissante et lui tendant la main. Edouard ! EDOUARD. Ah! l'on m'avait bien dit que c'était sur le chemin du martyre que Dieu plaçait ses anges ! l'huissier, a la porte du fond. Le ministre! LOUISE, allant au Ministre. Mon oncle, ayez pitié ! SCÈNE XVI Les Mêmes, le Ministre, LOUISE, CHRÉTIEN. LE MINISTRE. Monsieur Edouard Ruhberg, de Mannheim, voici votre dé- 114 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS mission que je vous rapporte... J'avais eu fort de l'accepter, reprenez-la. (Louise tend la main et reçoit la démission. — Regardant Nebel et le Conseiller, qui restent confus.) Monsieur Edouard Ruliberg, de Mannheini, le roi vous fait conseiller de son conseil privé avec le titre de baron de Stevens, et vous nomme comman- deur de l'ordre du Mérite civil de Bavière. (Ramassant l'épée de Karl.) Mon fils, reprenez votre épce, vous pouvez vous battre avec monsieur. LE BARON. Comment voulez-vous que je me batte avec un homme à qui publiquement vous rendez uu pareil témoignage? LE MINHTKE. Alors, faites-lui vos excuses et offrez-lui la main de la comtesse Sophie... (bas) votre sœur ! LE BARON, à part, anéanti. Ma sœur! elle est ma sœur ! (Le Minisire tend la main à Edouard. — Edouard se jette à ses pieds. Le Ministre fait un signe à Chrétien, qui sort par la droite.) LE MINISTRE. Et maintenant, Ruhberg, êles-vous heureux? ne manque- t-il rien à votre bonheur ? EDOUARD. Un pardon. LE MINISTRE. On vous l'apporte, mon ami. SCÈNE XVII Les Mêmes, RUHBERG, paraissant, avec CHRÉTIEN. RUHBERG, ouvrant les bras. Edouard!... EDOUARD, se jetant dans les bras de son pèr3. Ah ! mon père! RUHBERG. Mon fils ! POST-SCRIPTUM Ce drame est double, comme on vient de le voir; il se co:::pose de deux pièces distinctes: l'une qui pourrait s'inti- tuler le Crime, et l'autre, l'Expiation. LA CONSCIENCE 115 C'est là le malheur de l'ouvrage ; je ne dis pas son défaut, car il était impossible de le couper autrement. On pouvait craindre que l'intérêt, porté au plus haut de- gré au deuxième et au troisième acte, ne pût, au cinquième et au sixième, remonter à la même hauteur. Il n'y a que les gens du métier qui sentiront combien la difficulté était grande. Mais aussi il y avait un beau parti à tirer de cette opposi- tion des trois premiers actes, se passant dans un monde bour- geois, avec les trois derniers, se passant dans un monde aris- tocratique. Le succès me fait croire que la difficulté a été vaincue, et que le meilleur parti possible a été tire du sujet. Le rideau est tombé au bruit d'applaudissements fréné- tiques, et Laferrière a été interrompu trois fois, au moment de prononcer le nom de l'auteur, par le tonnerre qui gron- dait dans la salle. Le public de l'Odéon, qu'il me siffle ou qu'il m'applaudisse, a toujours été pour moi le vrai, le seul, l'unique public de Paris. Il n'y a qu'à le lâcher sur la piste d'un noble dix cors ou d'un ignoble blaireau, et l'on peut être tranquille, il mènera l'animal jusqu'au bout. La pièce a été admirablement jouée, du reste. Tisserant, dans le rôle d'Alden; mademoiselle Bérengère, dans celui de Charlotte ; M. Métrême, dans celui de Frédéric, ont eu les honneurs des trois premiers actes. M. Rey, dans le person- nage du ministre; mademoiselle Périgat, dans le [)ersonnage delà comtesse Sophie; mademoiselle Isabelle Constant, dans le rôle de Louise, et x\I. Guichard, dans celui de Rarl, ont eu les honneurs des trois derniers. Trois personnages ingrats, d'intrigants de cour, ont été parfaitement rendus par '\1M. Rime, Thiron et Saint Léon. Le rôle du roceveur Ruhberg était joué par M. Laute. C'est un artiste que notre ami Régnier nous avait ramené de Hol- lande; nous avons une obligation de plus à notre ami Ré- gnier. 11(3 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Mais l'homme à qui nous devons la meilleure part de notre succès, disons-le franchement et hautement, — d'autant plus franchement et hautement que nous avons souvent, à cause de son grand talent même, été sévère pour lui, — c'est Lafer- rière. l.aferrière a été admirable, prodigieux, complet dans le rôle d'Edouard. Jamais artiste, et je parle des plus grands ar- tistes, entendez-vous, n'a été dans une seule soirée plus abattu, plus fiévreux, plus calme, plus poétique, plus ai- mant, plus désespéré, plus délirant, plus joyeux, plus exalté, plus écrasé que Laferrière. 11 portait à lui seul le poids de la pièce, et, jusqu'au bout, il l'a porté sans s'arrêter, sans plier, sans haleter; il est vrai qu'à chaque cntr'acte, nous allions lui donner la main et lui porter les compliments de madame Emile de Girardin et de George Sand. On va loin, n'est-ce pas, Laferrière, avec de pareils rafraîchissements sur sa route? Aussi Laferrière a-t-il été aussi loin, a-t-il monté aussi haut qu'il est permis au talent dramatique d'arriver. Barré, qui le suivait sous le costume d'un vieux serviteur, a éié applaudi tout le long du chemin. Comme son maître n'avait pas toujours d'argent pour le payer, nous l'invitons à prendre ses gages en applaudissements. Si ce n'était pas un si mauvais souhait à faire à votre ave- nir dramatique, mon cher Laferrière, nous vous dirions qu'a- près un pareil succès, les portes du Théâtre-Français doi- vent vous être ouvertes à deux battants. Seulement, une fois que vous serez là, il vous faudra re- noncer à jouer des Edouard Ruhberg. Restez donc avec nous, et je nie charge, moi, de faire de vous au théâtre tout ce que vous voudrez être. Alex. Dumas. Paris, 7 novembre 1854. FIN DE LA CONSCIENCE L'ORESTIE TRAGÉDIE EN TROIS ACTES, IMITÉE DE L'ANTIQUE Porte-Saint-Martin. — 5 janvier 1856. AU PEUPLE Alex. Dumas. DISTRIBUTION AGAMEMNON MM. Henri Lcguet. ÉGYSÏIîE • Verdellet. ORESTE Charly. Premier Vieillard , Deshayes. Decxième Vieillard Brémont. TALTHYBIUS Adler. Une Sentinelle Vannoy. PYL.VDE Steiner. CASTOR GnÉTHA. APOLLON Padlin. L'Ap.éopagiste DUPRÉ. CLYTEMNESTRE Mmes Lucie Mamre. ELECTRE Gdyon. CASSAISDRE Marie Laurent. MINERVE MÉA. LA JEUNE ELECTRE Padline Laurent. Première Jeune Fille Deshayes. Deuxième Jeune Fille Mésange. Troisième Jeune Fille LomsE. L'EUMÉNIDE AbIT. 7. 118 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS ACTE PREMIER AGÀMEMNON A Argos, devant le palais d'Agamemnon.— Au fond, Argos et Mycènes, l'Inachns coulant au pied des murailles d'Argos. Derrière les deux villes, une chaîne de montagnes que domine là cime de l'Arachné. Attenante an palais, une statue d'Apollon. SCENE PREMIÈRE Une Sentinelle , yeillant sur la terrasse du palais; puis LE CHŒUR DES Vieillards. LA SENTINELLE. Dipiix puissants! inclinés sur l'iuimaine poussière, Qui des paies mortels écoutez la prière, 0 dieux, délivrez-moi, vieillard infortuné, De la garde éternelle où je suis condamné! Comme le chien captif qui mord sa chaîne aride. Vous me voyez veillaut sur le palais d'Atride: Le jour, brûlé par l'astre aux rayons dévorants, La nuit, comptant des yeux tous ces globes errants, Flambeaux ardents du ciel que Phœbé, dans sa course, Allume par milliers, de Sirius à l'Ourse, Et qui, nés, chaque soir, du crépuscule obscur. Meurent, chaque matin, dans l'aube aux yeux d'azur. Depuis combien de temps, sans trêve et sans relâche, Du veilleur obstiné dure la sombre tâche; Combien de jours, de mois et d'ans sont révolus, Vous le savez, ô dieux! — mais lui ne le sait plus. — Depuis l'instant fatal où son œil qui se lasse Fut chargé d'épier, dans les champs de l'espace, Le signal enflammé qui, flamboyant dans l'air. Parti du mont Ida, doit, promi)t comme l'éclair. Annoncer tout à coup à la Grèce surprise Que l'imprenable Troie enfni vient d'être prise! Hélas! depuis qu'en vain du feu libérateur L'ORESTIE 119 Mes vœux mal exaucés accusent la lenteur, J'ai vu, frappé des coups sous lesquels tout succoinhe, Mon aïeul, chargé d'ans, se coucher dans la tombe; Puis mon père, après lui, s'endormir sans retour; Puis, veuve, moi vivant, expirante à son tour, Ma femme, à ses côtés me cherchant éperdue, Demander vainement cette flamme attendue. D'elle j'avais un fils, enfant deshérité! Il atteignit hier l'âge de puberté, Et je l'ai vu partir, pensif et taciturne, Pour ce siège sans fin qui, pareil à Saturne, Faisant esclave et noble, et riche et pauvre, égaux, Dévore sans pitié tous les enfants d'Argos! Enfin me voici seul, ignorant de moi-iuèni;'. Et le pied suspendu sur le gouffre suprême; Mes reins se sont courbés, mes cheveux ont blanchi; Sous le fardeau des ans mes genoux ont fléchi; L'âpre vent de lÉpire a ridé ma paupière; Les songes caressants sur ma couclie de pierre, Craintifs, n'apportent plus, par la terreur glacés, Leur suc fortifi.mt à mes membres lassés ; Car, j'ai peur, fermant l'œil, que tout à coup n'éclate A la cime du mont l'étendard écarlate... (Une flamme brille au sommet du mont iVraclmé.) 0 dieux!... qu'ai-je donc vu?... Je me trompe... Mais non! C'est le signal sauveur!... Enfants d'Agamemnon, Espoir de l'Argolide, avec toute la Grèce, Allons, éveillez-vous, tressaillant d'allégresse! El toi, reine, debout! si ton cœur se souvient; Car Troie est prise, ô reine, et ton époux revient! (La Sentinelle descend dans le palais. Le Chœur paraît.) PREMIER VIEILLARD. Dix ans sont écoulés depuis que les At rides, Du berger de l'Ida buvant l'outrage amer, Suivis des Argiens, aux brillantes cnémides. Sur leurs mille vaisseaux ont traversé la mer. On eût dit, quand la flotte ouvrit toutes ses ailes. Un essaim de vautours qui, d'un vol menaçant. 120 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Tournoyait au-dessus des aires maternelles Vides de leurs petits et rouges de leur sang ! Mais, dans le porl d'Aulis où la vague se ])rise, Le courroux de Diane, un instant endormi, Se réveille, et la flotte en vain cherche une hrise Qui la pousse vers Troie, au rivage ennemi. D'où venait ton courroux, Diane Chasseresse? On dit qu'Agamemnon blessa d'un trait mortel La biche consacrée à la chaste déesse, Qui venait brouter l'herbe au pied de son autel. On sait comment tomba la céleste colère ; La mère vit la fille arrachée à ses bras, Et les pleurs de la fille et les cris de la mère. Ne purent désarmer l'implacable Calchas. La flotte alors partit suivant sc.^ destinées; Et, tandis que, luttant d'un elîort inégni, Grecs et Troyens noyaient dans le sang 'Ux aiinées, Clytemnestre revint au palais conjugal. C'est là qu'elle revit cet enfant de l'inceste, Égysthe, qu'en partant le fort Agamemnon Laissa, digne héritier de son père Thyeste, Prolecteur de sa femme et roi de sa maison. Maintenant, qu'a-t-il fait, l'ingrat dépositaire, Du bonheur du foyer, de l'honneur du mari? Perfide, il est entré dans le lit adultère! Serpent, il a mordu la main qui l'a nourri! (Égysthe et Clytemnestre poussent doucement la porte du palais. Eh! tenez, les voici, tous deux, glissant dans l'ombre, Confiant à la nuit leur amour aux abois. Pied furtif, main tendue, oreille au guet, œil sombre, C'est le loup et la louve aux lisières d'un bois. Éloignons-nous, amis ; que notre cœur paisible Se ferme au cœur royal par le remords troublé ; l'orestie 121 Le secret des tyrans, comme un poison terrible, Fait éclater le vase où leur main l'a scellé. (Le Chœur se retire hors de la portée Je la voix:) SCÈiNE II CLYTEMNESTRE, ÉGYSTHE, sur le devant; LE CHŒUR DES Vieillards, au fond. CLYTEMNESTRE. Oui, vieillard, je l'ai vu, sur la funeste cime, S'allumer, ce flambeau qui nous montre l'abîme! Et dont l'éclat tardif, qui réjouit ton cœur, A fait bondir le mien de haine et de terreur. Égyslbe, la vois-tu, là-bas, sombre et tremblante, Cette flamme d'enfer à la lueur sanglante, Qui, d'un époux vengeur annonçant le retour, Sert de bûcher funèbre à no? dix aui d'amour? ÉGYSTHE. Reine, espérais-tu donc une absence éternelle? L'oracle, tu le sais, d'une voix solennelle, Avait prédit que Troie, ouverte aux étrangers. Dans sa chute suivrait Achille aux pieds légers. Frappé d'un trait mortel, lorscju' Achille siicorabe, 11 est juste à son tour que Troie incline et to;;!be, Et couvre des débris de ses palais croulants Le sépulcre du fils de Thétis aux bras blancs. Ton cœur s'est-il bercé d'une espérance vaine ? L'Espérance, on le sait, trompeuse amie, ô reiu" ! Se plaît d'entretenir en nous l'illusion. Nous lançant sur les pas de quelque vision. Qui, dès que sur nos vœux noire main s'est fcrinée. Nous glisse entre les doigts et s'échappe en funce. Oh ! moi, j'ai repoussé le décevant miroir Où tes yeux poursuivaient un impossible espoir; Et, toujours prévoyant la minute fatale, Dix ans, j'ai coudoyé la Terreur au front pâle, Qui, tout bas, me disait, soufflant sur l'avenir : « jgysthe, Troie est prise!,., ^gysthe, il va venir ! » Et, tout à l'heure encor, tandis que, taciturne, Aux bleuâtres lueurs de la lampe nocturne. 122 THÉÂTRE COMPLET d'ALEX-. DUMAS Le menton dans la main, sur un genou dressé, Je complais les soupirs de ton cœur oppressé, Qui doue a, le premier, vu, l'angoisse dans l'àme, Briller sur l'Arachné le panache de flamme. Et le premier encore, en irembianl, entendu Les joyeuses clameurs du vieiilarl éperdu? Moi ! héraut de malheur, dont la voix haletante, Réveillant du retour la douloureuse attente, Écho fatal, a dit et toujours redira : « Point de bonheur pour nous tant qu'Atride vivra! » CLYTEMNESTRE. jgysthe, ce n'est point un homme habile et sage. Celui qui prend le masque, ainsi, pour le visage, Et qui, sachant le cœur plus que la mer profond, S'arrête à la surface au lieu d'aller au fond. Oh ! si, pour y chercher les tourments que je souffre, Tu [(longeais dans ce cœur ainsi que dans un gou'!Vo, Pour .ivoir entrevu cet effrayant séjour, Tu reviendrais plus pâle et plus tremblant au jour Que celui dont Charybde avait fait sa victime, Et qui, l'ayant sondé, sort vivant de l'abîme. Non, je n'ai point perdu dans des lointains obscnrs Le vengeur qui rt>vient à pas tardifs mais sûr-. Le jour, dans ma mémoire il habite sans trêve. La nuit vient : menaçant, il entre dans mon rêve. De son manteau pourpré l'aurore se revêt: J'ouvre des yeux craintifs... il est à mon chevet! Et, si du coup mortel la j)remière je tombe, J'ai peur de le sentir se coucher dans ma lombj. Oh! Clytcmnesire autant qu'jgysihe se souvient... Maintenant, réponds-moi : qu'allons-nous faire? U vient! ÉCYSTHE. Avant de décider, reine, il faut que je sache Si tu veux accomplir à nous deux une tâche Trop pesante à moi seul, mais qui s'allégera Dès lors que Clytemnestre avec moi s'unira. Réponds-moi seulement, et sur ce point j'insiste. Es-tu femme d'Atride ou maîtresse d'Égysihe.^ Voilà, pour le dessein que je vais concevoir, Ce qu'il est, avant tout, important de savoir. l'orestie 123 clytemnestre. Ce qu'on peut accomplir avec des mains de femme, jgysthc, je le jure... reiivrc ()ie.., œuvre infâme, M'appuyanl à ton bras, oui, je l'accomplirai! Trace-moi le chemin... Marche, et je le suivrai. ÉGYSTHE. Eh bien, il faut tromper son amour confiante; Te montrer à ses yeux joyeuse, impatiente; Faire ouvrir, appelant esclave et serviteur, Les portes du palais au roi triomphateur; Étendre sous ses pas les tapis de Piialère, Pour que son pied vainqueur ne touche pas la terre; Et, l'enlaçant des bras ainsi que d'un réseau, Faire plier le chêne au baiser du roseau ! Si fort qu'il se defie, en son humeur farouche, Il faudra qu'à la fin il se baigne et se couche. Alors, lui désarmé, soit au lit, soit au bain, Avec le poignard thrace ou le glaive thebain, La mort saura, crois-moi, plus sûre étant plus lente, S'ouvrir jusqu'à sou cœur une route sanglante ; Et, s'il sort du tombeau, s])ecire, après l'action, On l'y fera rentrer par l'expiation, CLYTEMNESTRE. Oh! le moyen est sombre et fatal... Jlais n'importe! Qu'il vienne, et j'ouvrirai moi-même cette porte. Qu'il vienne, et j'étendrai la pourpre sous ses pas. Qu'il vienne, et je saurai, joyeuse entre ses bras, Accueillant sou retour d'un baiser adultère, Forcer mon front à rire et ma bouche à se taire. ÉGYSTHE. Bien!... Alors, tout est dit. Atride peut venir. Avant que Némésis lui dise de punir. L'ombre du roi des rois, sur les rivages sombres, De Tliyesle et d'Atrée aura revu les ombres. Je te quitte, et demeure à quelques pas d'ici... Mais appelle, et la Mort répondra : « Me voici ! » 124 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS SCÈNE III CLYTEMNESTRE, le chœur des Vieillards. CLYTEMNESTRE. Vieillards qui présidez aux fêtes de la gloire, Ceignez-vous du laurier, symbole de victoire. Convoquez vos enfants, vos femmes et vos sœurs ; Car les dieux ont puni les Troyens ravisseurs, Et Troie a, par la brèche ouverte en ses murailles, Senti le fer vainqueur déchirer ses entrailles. LE CHŒUR. 0 reine, que dis-tu ? CLYTEMNESTRE. Vieillards, je dis au jour Qui doit, de mon époux éclairant le relous', Voir enfin expirer l'absence douloureuse : « Jour! sois le fils heureux de celte nuit heureuse! » LE CHŒUR. N'es-tu pas le jouet d'un présage qui ment? 0 reine ! qui t'a dit ce grand événement? Crains de te confier aux promesses d'un songe. CLYTEMNESTRE. Non! je le tiens des dieux ennemis du mensonge. Sur le mont Arachné, vois l'ardent loiirbillon : Il devait s'allumer quand la forte Uioii, Tombée aux mains des Grecs, gigantesque décombre, De l'herbe sur son front sentirait flotter l'ombre. Or, ce feu qui vers nous accourt d'un pied léger. Tu le vois, c'est Vulcain, le divin messager, Qui, de l'Ida parti, des mers franchit l'abîme, Et jusqu'à l'Arachne bondit de cime en cime! Maintenant, espérons que les vainqueurs chez lious Ne rentrent point chargés du céleste courroux; Qu'ils ont, pieux soldats, dans la ville abattue, De la sainte Clémence honoré la statue. Sinon, malheur sur eux!... Je ne répondrais j as Que le deuil et la mort ne marchent sur leurs pas ! DEUXIÈME VIEILLARD. Reine voici venir de plus sûres nouvelles : L'ORESTIE 125 De l'aigle la victoire a les puissantes ailes; D'un pas pressé vers nous s'avance un inconnu. CLYTEMNESTRE. Si tu viens de la part des dieux, sois bienvenu, SCÈNE IV Les Mêmes, TALTHYBIUS. talthybius. Sainte terre d'Argos, terre de la patrie ! Laisse*moi t'embrasser, ô ma mère chérie! (Il baise la terre.)' Enfin, après dix ans écoulés loin de toi. Mes vœux sont exaucés : je te touche et te voi! Non ! je n'espérais plus, Àrgos, ô terre sainte! Presser ton sol sacré de cette douce étreinte. Et, dans ces lieux si chers, sous ton soleil si beau. Près des aïeux, un jour retrouver mon tombeau. (Se relevant.) Salut, ômon pays !... Salut, nuit bien-aiméel Sombre voûte du ciel, de tant de foux semée! Dieu vainqueur de Python... Dieu terrible, salut ! A tes traits trop longtemps les Grecs servant de but. Ont, dressant des bûchers sur les bords du Scamandre, De leurs meilleurs soldats au vent jeté la cendre. Apollon, dieu du jour, dieu protecteur d'Hector, Que tes traits courroucés rentrent au carquois d'or, Et nous te bâtirons, sur les bords du Permesse, Quelque temple aussi beau que celui de Lyrmesse. CLYTEMNESTRE. Maintenant, étranger, dis-nous quel est ton norn. TALTHYBIUS. Je suis Talthybius, héraut d'Agamemnon. CLYTEMNESTRE, Talthybius ! TALTHYBIUS, Dix ans de fatigue et de peine M'ont-ils fait à ce point méconnaissable, ô reine! 126 THEATRE COMPLET D'ALEX DUMAS Que ton regard hésite, inquiet et jaloux, A retrouver en moi l'ami de ton époux? CLYTEMNESTRB. Talthyhius, salut! TALTHYBICS. De bien p;'ii je précède Celui devant lequel tout s'incline et tout cède. 0 palais de nos rois ! toits bicn-aimés ! autels Que l'hospitalité rend cliers aux immortels! Sur son char de combat le vainqueur va paraître. Après sa longue absence, accnt illez bien le maître. Nul n'a mieux mérité ce triomphant accueil, Que l'implacable chef qui mil Troie au cercueil. Et qui, foulant aux pieds sa splendeur disparue, Oîi s'élevaient ses murs fit passer la charrue. PREMIER VIEILLARD. 0 frère, que les dieux bénissent ton retour ! TALTHYBICS. Ils l'ont béni. Je puis maintenant, à mon tour, Lorsque j'aurai revu celui-là qui m'envoie. Fermer les yeux, amis, et mourir avec joie! DEUXIÈME VIEILLARD. Ainsi donc, loin de nous, loin du pays, ton cœur Souffrit cruellement de l'absence... ô vainqueur! TALTHYRIUS. Oui ; mais avec ses maux j'appris ses tristes charmes, Et que l'œil, au retour, a de bien douces larmes. DEUXIÈME VIEILLARD. Ainsi donc, ce doux mal vous tourmentait aussi, Et vous pleuriez, là-bas, qui vous pleurait ici! TALTHYBIL'S. Amis, nous poursuivions noire route inquiète. Le cœur plein de regrets du cœur qui nous regrette. PREMIER VIEILLARD. Et nous, nous nous disions dans nos vœux attristés : « Reverrons-nous jamais ceux qui nous ont quittés? » TALTHYBIUS. Et vous ne saviez pas cependant nos souffrances, Ce qu'à chaque buisson on laisse d'espérances, Quand il faut, entraîné par un destin fatal, Pour le sol étranger quitter le sol natal. l'orestie 127 Vous ignoriez les pleurs inondant la paupière De l'œil désespéré qui regarde en arrière, Et combien l'ànie émue hésite à s'affermir Quand pas un jour passé ne passe sans gémir. Vous ne connaissiez pas nos couches arrosées Par l'humide contact des nocturnes rosées. Les neiges de l'Ida nous soufflant ces hivers Oii les oiseaux, gelés, tombent du haut des airs. Et ces chaleurs d'été qui font les cœurs débiles, Les blés sans mouvement et les mers immobiles ; Ces maux si grands enfin, que, pour les ressentir. Les morts de leurs tombeaux n'oseraient pas sortir! Mais à quoi bon fouler du pied de la pensée, La roule qu'autrefois la douleur a tracée? Aujourd'hui, rien n'est plus de ces mortels ennuis.,. Nous aurons de beaux jours et de plus belles nuits... Nous qui venons chercher, de nos baisers jalouses, Au seuil de nos maisons, nos sœurs et nos épouses. PREMIER VIEILLARD. Oui, chers enfants d'Argos, aux exploits vénérés, Vos épouses, vos sœurs, vous les retrouverez ! Et le courroux des dieux vous vengera de celles Qui n'auront point gardé les saintes étincelles De ce feu, par l'amour où l'hymen apporté Snr l'autel de Junon, la chaste déité I CLYTEMNESTRE. Arglens, que je sois la première punie, A mon illustre époux si, cessant d'être unie, J'ai, même dans la nuit, mère de la terreur. Commis d'un songe impur l'involontaire erreur! Vous m'êtes tous témoins, Argiens, qu'au contraire, Pour désarn)er des dieux la terrible colère, Fatiguant leurs autels d'un hommage incessant, J'ai brûlé les parfums et répandu le sang... Et maintenant encor, si ma course empressée, Au-devant de ses pas ne s'est point élancée. Ou si mon œil, dix ans de larmes obscurci, Pour le revoir plus tôt ne l'attend pas ici, C'est que, dans le palais où je rentre joyeuse, Je dois tout préparer, épouse glorieuse, Pour faire à ce vainqueur, qui revient aujourd'hui, 128 THÉÂTRE COMPLET d'ALEX. DUMAS Une réception qui soit digne de kii... Héraut, retourne donc vers celui qui t'envoie; Dis-lui qu'il peut venir, et trouvera la joie, Sous les traits d'une épouse, au bout de son cliemin, Avec des fleurs au front et des fleurs dans la main. SCENE V Les Mêmes, hors CLYTEMNESTRE. TALTHYBIUS, à Clylemncstre, qni rentre au palais. Je t'obéis... Et vous, quelques instants encore, Frères, restez ici ; car, devançant l'aurore, Atride va venir, désireux de revoir Ce palais qu'il avait perdu, même en espoir. SCÈNE VI Le chœur DES Vieillards. PREMIER VIEILLARD. Ainsi donc, dieux vengeurs, parce qu'un soir Hélène A, sous d'autres regards que ceux de son époux, Parjure, dénoué sa ceinture de laine, Et sur la mer complice a vogué loin de nous ; Farce que, trahissant une paix séculaire, Paris souilla d'un rapt le toit de Ménélas, Ln Grèce sur l'Asie a, versant sa colère. Poussé mille vaisseaux et cent mille soldats. 0 vieux Priam ! quand, plein d'une adultère joie, Ton fils te ramenait la fatale beauté, Que n'as-tu refusé les murailles de Troie A ce violateur de l'hospitalité! Un homme a, d'une main en désastres fertile, Pris un jeune lion aux souples mouvemeuls, One sa mère, exhalant une plainte inutile, Redemande au désert par ses rugissements. L ORESTIE 129 Il l'a comme un trésor de jeunesse et de grâce, Dans sa douce maison ai)[)orté sans retards, L"t son hôte, d'abord, oublieux de sa race, Joue avec les enfants, caresse les vieillards. Mais, cbaque jour, voilà qu'il devient redoutable, Et que, par son instinct, par le meurtre guidé, S'écliappant, une nuit, il entre dans l'ctable. Et prépare un festin que nul n'a commandé; Si bien qu'à son retour, l'aurore vigilante Montre au maître l'objet d'un éternel remord... Hélas! autant valait qu'en la maison sanglante Il eût fait élever un prêtre de la mort. C'est ainsi qu'en tes murs, ô Troie! un jour, sans voiles. Pénétra cette Hélène... hélas! si douce à voir! Ses yeux élincelaient, pareils à deux étoiles Que fait, trembler la mer en son mouvant miroir. Dans son corps gracieux tout était harmonie, Et chacun, la voyant, demandait, à son tour, Quel rivage embaumé de la molle lonie Avait donné naissance à cette fleur d'amour? Et cependant, un soir, à cette fleur, dans l'ombre. Un peuple tout entier respira le trépas ; Et, pareille au lion, beauté fatale et sombre, Tu marquas dans le sang la trace de tes pas. (On entend la trompette,) Mais, par sa voix de cuivre, écoutez la fanfare Nous annonçant Atride et les vainqueurs joyeux; Au somme! de ce mont, tu peux t'éteindre, ô phare Car le soleil d'Argos va paraître à nos yeux. 130 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS SCÈNE Vil Les Mêmes, AGAMKNXON, sur son char, avec CASSANDRE; devant le char, TALTHYBIUS, TROMPETTES, tsCOUTE, etc. TALTHYBIUS. Honneur au roi des rois ! PUEMIER VIEILLARD. (> dej;trucleur de Troie ! Frère de Ménélas! roi d'Argos!... de quel nom. Pour lioaorer ta gloire et dire notre joie, Faut -il te saluer, illustre Agamemnon? Alors que, sur tes pas entraînant une armée, Suivi des Argiens, tu partis sans remord, 0 roi ! je t'avouerai que mon àme alarmée Te blâma d'entraîner nos enfants à la mort. Mais, aujourd'hui, voilà qu'au retour des batailles, Tu rentres au bercail tes troupeaux triomphants; Le bonheur avec toi rentre dans nos murailles. Sois donc le bienvenu, pasteur de nos enfants I AGAMEMNON. A toi d'abord, Argos, nos vœux et notre hommage ; Puis laissez-nous ensuite honorer votre image, Dieux justes, dieux vengeurs, qui luîtes, eu passant. Dans l'urne de la mort le suffrage du sang. Ilion a vécu. Sur ses vastes décombres, La fumée aujourd'hui monte en spirales sombres. Et le monstre argien, de son cheval sorti, A, roi, peuple, remparts, maisons, tout englouti. Aux immortels, selon une sainte habitude, Je devais avant tout, adresser ce prélude; Puis, ramenant du ciel ici-bas mon regard. Te dire : Après les dieux, honneur à loi, vieillard ! Car les dieux, de leurs dons à tous faisant largesse, Sous les cheveux blanchis ont placé la sagesse; Comme ils ont, des vieux ans |)réparant la rigueur, Mis sous les cheveux noi.rs la force ot la vigueur^ Quant au nom dont tu dois saluer ma reulréeç L ORESTIE 131 0 vieillard, nomme-moi simplement fils d'Âtrée. Des œuvres du destin instruments glorieux, Les rois ont le labeur; le triomphe est aux dieux! Et maintenant, vieillard, lu coni[)rends, je l'espère, Que le prince est époux, qne le guerrier est père, Et que, vainqueur du sort, après tant de défis, 11 aspire à revoir son épouse et son fils. SCÈNE YIII Les Mêmes, CLYTEMNESTRE, avec des flenrs sur la tête et dans la main; elle est suivie d'ELECTRE et d'ORESTE, qui s'ar- rêtent sur les marches du palais; derrière eux sont LES FEMMES DE ClYTEMNESTRE. CLYTEMNESTRE, 0 maître ! à tes genoux tu vois d'abord l'épouse. (Au Peuple.) Ne vous étonnez pas que mon amour jalouse. Trouvant à se produire après tant de retards, Fclate devant vous, femmes, soldats, vieillards. On se quitte, et l'absence à deux cœurs est funeste; Mais les maux du départ sont pour le cœur qui reste. Oh ! oui, c'est un malheur qui trouble la raison De la femme qui vit seule dans sa maison, De songer à l'époux dont la main imprudente Pousse le char d'airain dans la mêlée ardente. Pendant mes tristes jours et mes plus tristes nuits, Combien de noirs propos et de sinistres bruits Sont venus, me faisant une incessante veille. Grossis par la distance, assourdir mon oreille! Si ton corps eut été d'autant de coups percé. Que de fois on t'a dit mortellement blessé ! 'Ton corps, Agamemnon, compterait plus d'entailles Qu'au filet d'un pécheur on ne compte de mailles. A force de souffrance impuissante à soulFrir, J'ai souvent, cher époux, essayé de mourir; Mais toujours quelque main, s'étendant éperdue, Dénoua le lien où j'étais suspendue. Enfin, j'ai tant veillé ces absentes lueurs, Qu'eu mes yeux l'insomnie a desséché les pleurs. 132 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Si parfois je cédais à des sommeils funèbres, Alors un mouclieron, perdu dans les ténèbres, De son vol bourdonnant rayant l'obscurité. Suffisait à rouvrir mon œil éponvanté; Et, quand je m'éveillais, sur moi fondaient sans trêves Plus de spectres hideux que jamais pour ses rêves N'en cliassa de l'enfer, sous le fouet du remord. Le sommeil, fils de l'ombre et frère de la mort. Mais enfin le voilà, cet époux secourable ! Il est pour moi ce qu'est le berger pour l'étable, L'ancre pour le vaisseau, le pilier souverain Pour le palais de marbre ou le temple d'airain; Ce qu'est, vu sous l'éclair de la tempête sombre. Le rivage sauveur pour le marin qui sombre. Et la source d'eau vive, au murmurant concert, Pour l'Africain perdu dans son brûlant désert. Descends donc maintenant de ton char de victoire. Mon maître, mon époux, mon souverain, ma gloire! Mais garde de poser dans ce poudreux sillon Le pied qui renversa la puissante llion. Regarde! j'ai tracé la triomphale voie Que doit suivre, en rentrant au séjour delà joie, Sansiiu'il touche le sol, le chef victorieux Dont le fer a, là-bas, heurté le fer des dieux! AGAMEMNON. 0 rei.ie ! tu m'as fait, dans ta reconnaissance, Un discours mesuré sur mes dix ans d'absence. Je l'ai, fleuve de mots, laissé suivre son cours ; J'ignorais que le cœur fît de si longs discours. Sœur d'Hélène, dis-moi, méconnaissant mon âme. Pourquoi donc me traiter comme on traite une femme? Pourquoi donc m'accueillir de clameurs et de cris, Comme ces rois de Thrace, objets de nos mépris? Ces tissus étendus par toi sur mon passage Me feraient refuser le titre d'homme sage Par ceux qui me verraient, d'un regard envieux. Fouler la pourpre et l'or réservés aux seuls dieux. Pour moi, je n'oserais poser un pied profane Sur ces riches tapis que ma raison condamne ; Au milieu du triomphe un cœur humble et sans fiel Est le plus noble don que nous fasse le ciel. l'orestie 133 Je suis heureux, dis-tu ? Femme, l'aurore éveille Bien peu de lendemains modelés sur la veille. Celui-là seul est fils de la prospérité. Qui ferme en souriant l'oeil pour l'éternité, Et qui, sur son tombeau, de roses couronnées, Joyeuses, voit passer ses dernières journées. CLYTEMNESTRE. Eh quoi ! mon noble époux se refuse à mes vœux ? AGAMEMNON. Les dieux ne veulent pas, femme, ce que tu veux. CLYTEMNESTRE. Des hommes, non des dieux, Atride craint le blâme. AGAMEMNON. Qu'importe, s'il agit avec sagesse, ô femme ! CLYTEMNESTRE, s'agenouillant. Clytemneslre pourtant, dans le fond de son cœur. Avait juré de vaincre aujourd'hui le vainqueur. Doit-elle voir, en vain devant lui prosternée, Son époux repousser sa prière obstinée? AGÂMEMNON. Non, puisque tu le veux, je fais selon ton gré ; Mais sur la pourpre au moins pieds nus je marcherai, De peur que le contact d'une poussière immonde Ne souille la couleur, chère aux maîtres du monde. (Un Esclave lui détache ses brodequins.) En échange, à ton tour, reçois avec bonté (Montrant Cassandre.) Sous le toit conjugal, cette sombre beauté, Fleur de captivité dans le bulin choisie; C'est la fille des rois qui régnaient sur l'Asie, L'accueillir doucement sera d'un cœur pieux; Honorons le malheur, le malheur vient des dieux! (Il descend du char.) Et maintenant marchons, ô femme au cœur superbe ! Sur ce riche tapis comme un pâtre sur l'herbe j Et permette le ciel que jamais nous n'ayons A rendre compte au sort de nos profusions ! CLYTEMNESTRE. Bon ! nous avons la mer, inépuisable plaine Que laboure le vent de sa puissante haleine, XX. 8 134 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Et qui garde aux plongeurs, dans ses gouffres ouverts, Cette pourpre dont Tyr enrichit l'univers. Oh! combien de tissus d'une valeur seml)lable J'eusse mis sous les pieds du dernier misérable, Si l'oracle, accueillant les vœux de mon amour, Eût A ce faible prix annoncé ton retour ! Tant que vit la racine, errante sous la mousse, De l'arbre aux mille bras le feuilhige repousse, Et son ombre, au retour de la chaude saison, Des feux du chien céleste abrite la maison. Eh bien, tant que vivra le roi, l'époux, le père. Ce palais, grâce aux dieux, triomphant et prospère, Jamais, pareil à l'arbre, épanchant son trésor, Ne craindra d'épuiser sa pourpre ni son or. (Arrivés sur les marches du palais, ils trouvent Electre et Oreste, qui, k l'ap- proche d'Agamemnon, s'agenouillent.) AGAMEMNOM. Quels sont ces deux enfants? sont-ils de la famille? CLVTEJINESTRE. Regarde; celle-ci, c'est Electre... AGAMENNON. Ma fille! CLYTEMNESTRE. Ta fille!... Elle eut sept ans le jour de ton départ. ELECTRE. Mon père de son coeur m'a-t-ii fait une part? AGAMEMNON, la relevant et l'embrassant. Le ciel te garde, enfant, de tout destin funeste! (Montrant le Garçon.) Celui-ci, quel est-il? CLYTEMNESTRE. Celui-ci, c'est Oreste, Qu'en partant tu laissas vagissant au berceau. ORESTE, baisant la main de son père. Fils des dieux, bénis-moi ! ACAMEMNOX. Gr.indis, frêle arbrisseau! Et puisses-tu, plus tard, sous ta vaste ramure Abriter ton pays comme sous une armure ! Entrons. (Il entre avec les deux onfants.) L'ORiiSTIK 135 CLYTEMNESTRE, snr le seuil. En ce palais, Cassandrc, entre avec nous. Le malheur fait plier les plus fcrims genoux. Hercule, nous dit-on, fût vendu comme esclave: Sage qui se soumet aux dieux, fou qui les brave! Quand la nécessité, cette fille d'ciifcr. Fait sur notre destin peser sa main de fer, Et rejette les rois dans la commune tourbe, II faut bien qu'au niveau du sort le front se courbe. Viens donc, je te promets, pour calmer ton effroi, Les égards qui sont dus à la fille d'un roi. DEUXIÈME VIEILLARD, à Cassandre. Pourquoi ne suis-tu pas la reine qui l'invite? Comptes-tu dans ce char demeurer à jamais? Descends, Cassandre, ou crains que ton refus n'irrite Celle qui de ton sort dispose désormais. CLYTEMNESTRE. Si sa langue n'est point cette langue inconnue, Que parle l'iiirondelle eu traversant la nue. Ma voix vaincra son cœur trop pressé de haïr, Et la sage raison lui dira d'obéir. PREMIER VIEILLARD, Femme, tu ne pouvais, dans ton destin funeste, Espérer, sans avoir perdu toute raison. Un sort pai'eil au sort que la mère d'Oreste Parmi ses serviteurs t'offre dans sa maison. CLYTEMNESTRE. Laissez !... à s'apaiser sa haine sera lente. Et ce n'est que couvert d'une écume sanglante, Je le vois... que, plus tard, son orgueil irrité Saura porter ie frein de la captivité. (Elle rentre.) SCÈNE IX Le chœur DES A'iEiLLARDS, CASSANDRE. PREMIER VIEILLARD. La reine avait raison... A notre doux langage 136 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Étrangère, sans doute, elle ne comprend rien. Voyez ! dirait-on pas quelque bête sauvage Que vient de prendre au piège un chasseur argien.' CASSANDRE. Apollon! PREMIER VIEILLARD. Elle parle ! CASSANDRE. Apollon! grâce! grâce! J'espérais qu'à la fin ta vengeance était lasse! DEUXIÈME VIEILLARD. Écoutez! elle invoque Apollon, dieu du jour. CASSANDRE. Apollon, si je t'ai refusé mon amour, Punissant mes dédains par la flamme et l'épée, Ne m'as-tu pas assez cruellement frappée? DEUXIÈME VIEILLARD. Oui, femme, nous savions que tes puissants attraits Avaient soumis le dieu qui lance au loin les traits. CASSANDRE. Oh! je croyais, voyant llion qui succombe, Voyant mon frère mort, mon père dans la tombe, Je croyais que ta haine, adoucie à mes pleurs. Ne me pousserait pas vers de nouveaux malheurs, Et j'espérais qu'enfin la clémence tardive S'attendrirait aux cris de Cassandre captive. PREMIER VIEILLARD. Ne vous semble-t-il pas qu'elle résiste en vain, Et que son front pâlit sous le souffle divin ! CASSANDRE. Destin, qui m'as de Troie en ces lieux amenée, A de pires douleurs suis-je encor condamnée? LE CHŒUR. Tu vois donc le malheur qui point à l'horizon? CASSANDRE. 0 sinistre retour ! ô fatale maison ! Murs humides de pleurs, terre de sang couverte ! Enfants en deuil, époux égorgé, tombe ouverte!... Forfait qui dans Argos n'a pas vu son pareil, Depuis l'heure où, d'effroi, recula le soleil ! L'ORESTIE 137 LE CHŒUR. Voyez, sou dieu l'entraîue; eu valu elle résiste : Comme uu cliieu, elle suit quelque meurtre à la piste. CASSANDUE. Regardez avec moi dans l'aveuir sanglant, Vers l'astre qui déjà se lève étiucelant. Un nuage s'avance aux flancs chargés d'orage; Quel est le vent fatal qui pousse le nuage? Sur l'azur qu'il ternit, à l'Occan pareil, Il roule menaçant au-devant du soleil... C'est la mort, océan à la sombre marée, Qui vient de ses flots noirs haiire le seuil d'Atrée! DEUXIÈME VIEILLAUD. La mort .'Explique-toi: qui, victime du sort, Dans ce palais maudit est donc mûr pour la mort? PREMIER VIEILLARD. Achève, et que l'oracle, au travers de son voile. Brille, comme à travers la nuit brille l'étoile. CASSANDUE. 0 parricide épouse, elle va l'achever. Ce crime que son âme à peine osait rêver. Elle va, secondant son complice farouche, Frapper l'époux divin, maître et roi de sa couche... Elle va... Dieux puissants, ayez pitié de nous !... Tenez, voyez les coups qui s ;ccèdent aux coups. Et vous, dieux ennemis des enfanls de Tantale, Poussez le cri joyeux, voici l'heure fatale. DEUXIÈME VIEILLARD. Femme, quels sont ces dieux avides de malheurs. Que nous les désarmions par nos cris et nos pleurs? Ta parole de mort, d'eff'roi glaçant mon âme. Est entrée en mon cœur comme une froide lame. CASS ANDRE. Voyez-vous ces enfants sortant de leurs tombeaux.? Dans leurs mains, de leur chair ils portent les lambeaux. Les reconnaissez-vous à leur pâleur funeste .? Ce sont les deux enfants d'Érope et de Thyeste. Le père, en un supplice à jamais renaissant. Croit qu'il mange leurs chairs, rêve qu'il boit leur sang. Convives obligés de la sanglante fête. Ils viennent assister au festin qui s'apprête, 8. 138 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Et, sombres envoyés de l'abîme sans nom. Voir couler à son tour le sang d'Agamemnon ! Ali ! tu vas donc savoir, destructeur de Pergami^ Ce (|nij Ir.i loiig^ discours et les pleurs d'une femme Cachent, en s'abri tant sous de tendres regards, De menaces de meurtre et de coups de poignards. Je sais bien qu'à ma suite, ô peuple qui m'écoute, Un dieu dans sa vengeance a répandu le doute; Mais, demain, à l'aspoct des morts, tu t'écrieras : « Tes oracles, Cassandre, étaient trop vrais, hélas! n PREMIER VIEILLARD. 0 femme! comment donc |(enses-tu que l'on croie Qu'Atride, en ce moment doublement solennel, Le jour même où vainqueur il arrive de Troie, Va rencontrer la mort au foyer paternel? CASSANDRE. Et la mort cependant est là, voilée et sombre ! Prèle à frapper, sa faux étincelle dans l'ombre. Devant ce crime impie, ob! voilez-vous, me- yeux! Romps-toi, sceptre augurai, présent fatal des dieux! Fatidique manteau, pythique bandelette. Glissez de mon épaule et tombez de ma tète! Peuple, sauve ton roi, ton roi marche au trépas. A quoi me servez-vous, puisqu'on ne vous croit pasi* Pouro'ioi me croirait-ton, en (>fFet, à cette heure, Puisque, quand j'habitais ma royale demeure, Les Troyens m'appelaient, à mes oracles sourds. Vagabonde et menteu'^e au coin des carrefours? Entrons... .'\Iais non, jamais je n'aurai ce courage. Olil ce palais respire une odeur de carnage! Peuple, il est temps encore, on va tuer ton roi ; Les assassins sont là, sauve-le, sauve-moi ! DEUXIÈME VIEILLARD. Serais-tu donc pareille au blanc oiseau des rives Qui prêta son plumage au plus puissant des dieux, Et qui, près de mourir, par des notes plaintives, A la terre qu'il fuit adresse ses adieux? CASSANDRE. Oh ! trop heureux le sort du cygne au blanc plumage ! Que n'en ai-je reçu l'harmonieux langage. Qui fait dire à la terre écoutant son accord : L'ORF.STIE 139 « Un cygne va mourir ! ô mort ! orueUe mort !... » Mais, moi, je descendrai muette dans la tombe, Sans qu'un soupir s'exhale on qu'une larme tombe, Sans que dise un ami prêt à me secourir: « Fleur, pourquoi le faner ? vierge, pourquoi mourir? >> Adieu, beau Simoïs... Adieu, divin Scamandre ! Vous ne reverrez plus votre chère Cassandre, Dont l'enfance a grandi sur vos bords bien-aimés... Adieu, flots transparents, rivages embaumés !... Combien de fois, courant par vos vertes prairies. Guidant l'essaim joyeux des blanches théories, J'ai, sur le frais tapis aux brillantes couleurs, Fait la douce moisson de vos plus belles fleurs ! Hélas! avant demain, j'irai, sombre visite, Cueillir le pavot noir sur les bords du Cocyle... Et le sort rigoureux, de Cassandre jaloux, M'ôte jusqu'au bonheur de mourir près de vous i... (Elle fait un dernier geste de supplication. PREMIER VIEILLARD. Peuple, n'écoute pas cette femme... Elle est folle... CASSANDRE. Attendez, je veux dire encore une parole; Je veux quelques instants sur moi pleurer encor. Soleil, astre divin, archer aux flèches d'or, Par tes rayons sacrés, par t.i douce lumière, Que ne reverra plus ma mourante paupière. Soleil, je t'en conjure à genoux, l'œil en pleurs, Soleil, fais-leur payer ma dette de douleurs; Fais qu'ils portent envie à mon destin funeste ! Fais... 0 terreur!... je vois son proj)re fils... Oreste, Oreste qui, sauvé par sa sœur dans la nuit. Revient, pareil au tigre, en rampant et sans bruit! Et, de sa feinte mort dévoilant le mystère, Frappe du même coup son tyran!... et sa mère!... Merci, rayon divin qui luit sur l'avenir ! Maintenant, je suis prête, et la mort peut venir !... DEUXIÈME VIEILLARD. Mais, alors, si tu sais ta prochaine disgrâce, Comment ne fuis-tu pas le sort (pii te menace? CASSAKDRE. Si l'heure est arrivée, on ne fiût pas son sort, 140 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Et nul n'a de sursis quand le juge est la mort! Marclioiis donc à l'autel... Puisse au moins être forme La m;iin que les trois sœurs chargent de mettre un ti'rme A des jours dont l'enfer alluma h- flambeau! Ouvrez vos deux battants, portes de mon tombeau ! ... (Elle rentre.) SCÈNE X Le chœur des Vieillards. premier vieillard. Amis, n'écoutez pas la sombre prophétie De celle dont les dieux ont troublé la raison. Tout oracle est menteur, et la seule Pytliie Rend au mont Delphieii, les décrets d'Apollon. Lt vous que du retour presse la douce étreinte, Vous, citoyens, soumis à de vulgaires lois, Attendus sans remords, rentrez chez vous sans crainte. Heureux mortels, ô vous qui n'êtes pas des rois î Quant à nous, nous restons ! la vieillesse est craintive; Et nous voulons, demain , les premiers, au réveil. Reconnaissant l'erreur de la pâle captive, Ensemble saluer Atride elle soleil. (Les Soldats, les Femmes et les Enfants sortent; les Vieillards se groupent an fond.) SCÈNE XI Le Chœur, au fond; CLYTEMNESTRE, puis ÉGYSTHE. CLYTEMNESTKE, apparaissant à la porte. Égysthe! (Elle descend deux marches.) Égysthe I (Elle descend deux autres marches.) Égysthe ! ÉGYSTHE. Lh bien ? CLYTEMINESTRE. 11 dort! l'orestie 141 ÉGYSTHE. C'est l'heure ! CLYTEMNESTRE. Ëgysthe, faut-il donc absolument qu'il meure ? ÉGYSTHE. Je croyais le projet entre nous arrêté, Et que sa mort était une nécessité? CLYTEMNESTRE. Je le pensais aussi, mais pendant son absence... Lui de retour, j'hésite... e'gysthe. Admirable puissance D'un amour mal éteint qui renaît et, vainqueur, Reprend les premiers droits qu'il avait sur un cœur ! CLYTEMNESTRE. Oh ! tu sais bien, complice et fauteur de mon crime, Que dix ans ont creusé l'infranchissable abîme Qui sépare à jamais notre amour de ses droits. Le passé du présent, aujourd'hui d'autrefois... Ne perdons point le temps sur une fausse trace, Et, fermes, regardons le destin face à face. Nous avons deux moyens de conjurer le sort... ÉGYSTaE. Ces moyens, quels sont-ils? CLYTEMNESTRE. Notre fuite ou sa mort... Pouvons-nous fuir ? ÉGYSTHE. Fuyons... Mais sur nos pas la Grèce Va, pareille à la meute ardente et vengeresse Qui suit le cerf blessé, par les monts, par les eaux, Sur nos traces lancer et soldats et vaisseaux. Quel prince après Priam, ([uelle ville après Troie, Osera, réponds-moi, lui dérober sa proie, Et dans ses murs croulants cacher au même prix Cette nouvelle Hélène et ce nouveau Paris ? Fuir ! nous, fuir !... Insensée !... ô trois fois insensée Est celle qui conçoit une telle pensée ! CLYTEMNESTRE. C'est vrai... Fais-toi de bronze... abjure le remord... 142 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Et toiirne-toi, mon cœur, du côté de la mort... Égystlie, je t'ai dit qu'il dormait... Entre et frappe !... ÉGYSTHE. Non, car c'est le moyen le [ilus sur qu'il échappe. Puis-je, moi que tout liait, tout dénonce, trahit, Puis-je atteindre sa chambre, arriver à son lit, Sans entendre dix fois jeicr ce cri funeste : « Prends-garde, Agamennon ; c'est le fils de Thyeste !... » CLYTEMNESTRE. Mais qui donc parviendra jusqu'à lui? ÉGYSTBE, regardant Clyteraneslre. Qui? CLYTEMNESTRE. Terreur ! Ce n'est pas moi, j'espère? ÊCYSTHE. lipliémère fureur! Qui veut anéantir le monde et puis qui cède... CLYTEMNESTRE. Écoute... Tu m'as dit : « S:ii>-;rioi !... Je te précède!,.. » Marche donc, je te suis... 31ai> seule?... Oh! non, jamais!. ÉCYSTRE. Sais-tu ce qui t'attend, cœur faible, désormais?... As- tu vu cette esclave en son char ramenée ? CLYTEMNESTRE. Cassandre? ÉGYSTHE. C'est l'épouse à sou lit destinée. CLYTEMNESTRE. Que m'importe ? ÉGYSTHE. En ce cas, n'en parlons plus; c'est bien... CLYTEMNESTRE. Parlons-en, au contraire, et découvre un moyen De rendre l'énergie à mon àmc abattue. Moi, jalouse? Pas plus que la froide statue Que je touche dans l'ombre en étendant la main. L'injure (jui m'attend cette nuit ou demain Par mon indiiféronce est largement vengée ; Si je l'aimais encore, il m'aurait outragée; l'orestie 143 Mais je ne l'aime plus. Ne sois donc pas surpris Que par le mépris seul je réponde au mépris. ÉGYSTHE. Puisque sans sourciller tu bois la coupe amère, A défaut de l'épouse, essayons de la mère... CLYTEMJiESTRE. Égysthe ! ÉGYSTHE. Ah! la blessure est ouverte toujours, N'est-ce pas?... Parions donc d'elle, de tes amours, De cette douce enfant, de cette Iphigénie, Dont la Grèce pleura la cruelk' agonie. Quel âge était le sien?... Dis!... Seize ans.?... CLYTEMKESTRE. Oh! douleur! ÉGYSTHE. La beauté sur son front éclatait dans sa fleur j C'était de l'Àrgolide et l'orgueil et la joie !... Mais il fallait du vent au destructeur de Troie... Ce qu'ils vendent, hélas ! les dieux le vendent cher. On acheta du vent aux dépens de ta cliair, 0 femme! et vainement tu crias, éperdue : (( C'est ma fille ! » Ta voix ne fut pas entendue. Vainement, à l'autel te traînant à genoux, Ta douleur adjura le père après l'époux. Rien ne fit... Dans tes bras vainement enlacée, T'otîrant à tous les coups, tu la tenais pressée, Le fer trouva son cœur, et son sang généreux... CLYTEMKESTRE, rugissant. Ah!... ÉGYSTHE. Tu rugis enfin, lionne !... C'est heureux !,., CLYTEMÎiESTRE. Un poignard ! (Égysthe lui met nn poignard dans la main.) Ce n'est pas, dans sa douleur amère, L'épouse qui te tue, Atride !... c'est la mère !... (Elle entre.) 144 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS SCÈNE XII ÉGYSTHE, puis CASSANDRE. ÉCYSTHE. 0 femme! va toujours, et nous verrons plus tard De quel signe maudit est marqué ton ])oiguard. 11 ne faillira point à ta main, je l'aliestc; Atride le connaît, c'est le fer de Tliyeste... Écoutons... AGAMEMNON, dans le palais. Ah! CASSANDRE, dans le palais. Malheur ! LE CHŒUR. Quels cris! AGAMEMNON. Ah! CASSANDRE, paraissant. Du secours ! ÉGYSTHE, la frappant. Demandes-en, Cassaadre, à l'enfer, où tu cours. (Il la frappe.) CASSANDRE. Je meurs ! (Elle rentre à reculons dans le palais. Égysthe l'y suit.) LE CHŒUR. Entendez-vous, amis, ce cri funeste? ELECTRE, sur la terrasse et apportant le jeune Oreste. Vieillards, au nom des dieux, vieillards, sauvez Oreste! LE CHŒUR. Atride? ELECTRE. Est mort!... LE VIEILLARD. Yuyons ! LE CHŒUR. Par les dieux réserre, Oreste vengera son père. l'orestie 145 ELECTRE, tombant ii genoux. 11 est sauve!... (Lo théàire s'outre et montre Agamemnon couché sur son lit un poignard dans la poitrine, Cassandro couchée sur les marches du lit, la tùlo fendue d'un coup de hache. Les deux assassins regardent, à moitié cachés par un rideau rouge.) ACTE DEUXIÈME ELECTRE Même décoration qu'au premier acte. De plus, à gauche du spectateur, le tom» beau d'Agamemnon. SCÈNE PREMIERE Un Vieillard, ORESTE, PYLÂDE. Le Vieillard entre le premier ; il fait signe à Oreste et à Pylade qu'ils peuvent s'approcher. LE VIEILLARD. 0 dernier rejeton du destructeur de Troie, Les dieux m'ont donc gardé cette suprême joie De ramener l'enfant sous mes yeux élevé Au lieu même où, par moi, jadis il fut sauvé! Ces murs sont ceux d'Argos ; ce ruisseau qui serpente, C'est rinachus; ce mont à la rapide pente. C'est le mont Aracliné; ce palais, c'est celui Où nous devons rentrer inconnus aujourd'hui. Pour accomplir des dieux l'arrêt vengeur et sombre. Enfin, dans ce tombeau repose la grande ombre De celui qui tomba sous de perfides cu'dps. i'ylade, incline toi! — Fils d'Atride, à genoux! ORESTE, debout et les maias aa ciel. 0 fiis de Jupiter, messgcr des ténèbres, XX. 9. 146 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Toi qui guides les morts dans les sentiers funèbres, m qui m'as en ces lieux fidèlement conduit A travers les dangers inconnus de la nuit, Jlercure, jusqu'au bout couvre-moi de ton aile. Tu me vois bonoranl la tombe paternelle ; Mais, ce devoir rempli, fatal élu des dieux, Tu me verras venger un forfait odieux. Fais donc qu'Agamemnon sur sa couche de pierre Rouvre, au son de ma voix, l'oreille et la paupière, Et, tressaillant au pas du sombre voyageur, Reconnaisse à la fois son fils et son vengeur ! (Il s'agenouille.) Mon père, écoute-moi, regarde-moi. J'atteste Que celui qui te parle à gi'uoux, c'est Oreste! Penché sur ton tombeau, je t'appelle, entends-moi, Si les dieux de la mort ont suspendu la loi ; Pour arriver au but, écoute ce qu'ordonne Celui qui fait parler les chênes de Dodone : « Oreste, m'a-t-il dit, si tu veux sûrement Venger l'époux, punir et l'épouse et l'amant, Ne prends contre ceux-là, que ton exil accuse. Pour témoin que la nuit, pour appui que la ruse. » Or, suivant en tout point l'oracle solennel, Étranger, je reviens au foyer paternel, Avec ces deux amis, chargés chacun du rôle Que d'avance traça ma prudente parole. ?iion père, tu vas donc, dans le projet conçu, Les voir agir tous deux selon l'ordre reçu; Leur œuvre, c'est la mienne; à tous trois sois propice! Et maintenant, au lieu du riche sacrifice Que je voudrais t'offrir et l'offre par mes vœux, Mon père, laisse-moi déposer ces chiveux. Don le plus précieux, oÎFrande la plus chère Que puisse faire un fils à la tombe d'un père. (Il coupe avec son poignard une boucle de cheveux à sa tête et la dépose sur le tombeau. — A Pylade et au Vieillard.) Et vous qui de ce fils partagez les douleurs. Joignez à ces cheveux vos cyprès et vos fleurs, Afin que de chacun, l'ombre sévère et tendre Reçoive le tribut qu'elle a le droit d'attendre 1 L'ORESïIE 147 lÎLECTRE, dans ]e palais. Ilélas! infortunée ! PYLADE. Ami, n'enteuds-tu pas Une voix qui se plaint? ELECTRE. Infortunée ! hélas! PYLADE. Quelque nouveau malheur, dans la mais i funeste, Va-t-il donc s'éveiller pour ton retour Oreste? LE VIEILLARD. Regarde ! SCÈNE II ELECTRE paraît avec CN CHŒUR DE JednES FiLLES ; ORESTE, PYLADE et LE Vieillard, près du tombeau. ELECTRE, sur les marches dn palais. Azur du cieil, air pur, feux delà nuit, Hélas! combien de fois, quand s'endormait tout bruit, Avez-vous entendu, veillant dans les ténèbres, Le douloureux accent de mes plaintes funèbres? ORESTE. Quelle est donc cette femme aux sombres vêtements. Dont la douleur s'épanche en longs gémissements. Triste comme une esclave et pâle comme un spectre? Oh ! je la reconnais à ses pleurs, c'est Electre! Electre seule peut, fidèle à ton cercueil, Mon père, en ce palais, mener ce triste deuih ELECTRE. Combien de fois mes pleurs ont arrosé la terre! Oh! seule, tu le sais, ma couche solitaire; Seul aussi, toi peut-être, hôle de l'Achéron, Qui croulas comme un chêne aux coups du bûcheron; Car on dit que le mort, sur sa tombe fermée, Compte les pleurs que verse une paupière aimée. - ORESTE. Tu vois, elle est fidèle au moins à nos douleurs. le VIEILLARD. Mon fils, laissons la femme impuissante à ses pleurs; Mais nous, hommes, avec les dieux d'intelligence, 148 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Agissons, et marchons droit à notre vengeance. Viensl OnESTE. Au revoir, Electre. (Tous trois sortent.) SCÈNE III ELECTRE, LE CHŒUR DE Jeones Filles. Oh! oui, Je pleurerai. Tant qu'on verra, lirillant de leur splendeur première, Dans l'océan des cieux, ces îles de lumière, Comme le rossignol appelant ses petits, Fait sans cesse aux éclios dire : a Ithys ! cher Ilhys ! » Sans cesse je dirai cette plainte suprême A l'écho de la tombe, ô mon [)cre que j'aime ! Pluton, du sombre empire ô sombre souverain! Terribles Érynnis, Mercure souterrain, Dieux qui vengez le meurtre, en mou destin contraire, Prenez pitié de moi ! Keuvoyez-moi mon frère ; Car, seule, je succombe à ce fardeau vainqueur Que la rigueur du sort fait trop lourd pour mon cœur. PREMIÈRE JEUNE FILLE, représentant le chœur. Electre, tu le sais, ni prières ni larmes Ne peuvent arracher ton père aux sombres bords. Orphée avec ses chants. Hercule avec ses armes, Ont pu, seuls, jusqu'ici vaincre le dieu des morts. ELECTRE. N'essayez pas, mes sœurs, de calmer mes tristesses; Mes yeux, devenant secs, deviendraient criminels. Et j'estime à l'égal des plus grandes déesses Niobé, dont le marbre a des pleurs éternels. DEUXIÈME JEUNE FILLE. 0 ma sœur! la Justice, au front pâle, à l'œil sombre, Prompte, frappe parfois dans le jour avec bruit; Mais, lente, plus souvent elle marche dans l'ombre, Et n'arrive à son but qu'au milieu de la nuit. Quand le sang a coulé, que sur sa main immonde L'ORESTIE 149 Le coupable l'a vu sans cesse renaissant, L'Océan aux deux mers réunirait son onde. Qu'à laver cette main il serait impuissant. ELECTRE. J'attends depuis sept ans. Depuis sept ans, j'espère, Bla jeunesse a passé sous ces noirs vêtements. Depuis sept ans, tu vois ton Electre, ô mon père ! Esclave, se nourrir des plus vils aliments. Hélas ! depuis sept ans, vers la voûte céleste, Triste, sans me lasser, j'élève les deux bras. Depuis sept ans, aux dieux je redemande Oreste : Depuis sept ans, les dieux ne me le rendent pas ! Plus que je ne le suis, je devrais être forte Et laisser la justice accomplir ses desseins ; Mais, lorsque, chaque soir, je franchis cette porte. Et me sens face à face avec ses assassins ; Lorsque je vois assis sur ton trône, ô mon père! Ta couronne à leur front, ton sceptre dans leur main, Ma mère et cet Égysthe!... alors, je désespère. Et dis: « L'éternité s'appelle donc demain!... » Quand je les vois répandre au foyer domestique, A la place où leur bras fit le crime sans nom, La libation sainte, et, sous la voûte antique, Suer leur adultère au lit d'Agamemnon, Je crie alors, pareille à la noire Euménide: « 0 Jupiter, vengeur des hommes et des dieux ! La foudre est donc éteinte et l'Olynipe est donc vide? 11 n'est donc plus d'éclairs ni de tonnerre aux cieux? » PREMIÈRE JEUNE FILLE. Pour qu'ainsi ta parole et l'accuse et le brave, 11 faut que du palais Égysthe soit absent. ELECTRE. 11 est absent, mes sœurs ; sans (]uoi, la pauvre esclave N'oserait pas franchir ce seuil taché de sang. 150 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS DEUXIÈME JEUNE FILLE. Oh! qu'un dernier espoir au fond du cœur te reste! ÉLECTUE. Tout espoir s'est éteint au souffle des douleurs. rREMlÈP.E JEUNE FILLE. Ne vois-tu pas de loin venir ton frère Oreste? ÉLECTUE. On voit mal quand les yeux sont inondés de pleurs. DEUXIÈME JEUNE FILLE. Un matin du retour te garde les surprises. ELECTRE. Au retour trop tardif le cœur n'a plus de foi, PREMIÈRE JEUNE FILLE. On hésite à tenter les grandes entreprises. ÉLECTUE. Ai-je donc hésité quand je l'ai sauvé, moi? DEUXIÈME JEUNE FILLE. Prends courage, ma sœur ! ELECTRE. En moi, plus rien ne vibre! PREMIÈRE JEUNE FILLE. Le jour va naître au ciel. ELECTRE. Le jour m'est odieux! DEUXIÈME JEUNE FILLE. Voudrais-tu donc mourir? ELECTRE. Je voudrais être libre ! PREMIÈRE JEUNE FILLE. Sais-tu ce qu'est la mort ? ÉLECTUE. C'est le baiser des dieux ! SCÈNE IV Les Mêmes, ELECTRE au tombeau ; CLYTEMNESTRE, sur les marches du palais. DEUXIÈME JEUNE FILLE. Silence! du palais je vois dans les ténèbres l'orestie 151 Sortir ta mère, Electre, en proie à ses remords Et tenant à sa main ces olIVandes funèbres Que l'amour des vivants fait au tombeau des morts. ELECTRE. Comme vous, je la vois ! Oh ! sa terreur, j'espère, Cherche quelque autre objet que ce tombeau sacré. Elle vient profaner ton sépulcre, ô mon père! Mais je suis là, mon père, et je le garderai ! CLYTEMNESTRE, aux Esclaves suivantes d'Electre. Femmes, éloignez-vous ! (A ses Femmes.) Venez ! (Apercevant Electre voilée.) Quel est ce spectre Qui garde le tombeau d'Agamemnon [ ELECTRE. Electre. CLYTEMNESTRE. Dans ton appartement ne peux-tu demeurer? Ici que vieas-tu faire, à cette heure? ELECTRE. Pleurer ! CLYTEMNESTRE. Crains de lasser enfin ma trop longue indulgence ! Que demandes-tu donc sans cesse aux dieux? ELECTRE. Vengeance ! CLYTEMNESTRE. Vengeance? de quoi donc? du meurtre d'un époux? Mais Thémis elle-même a frappé par mes coups ! Et toi, si ta raison ne se fût obscurcie, Tu m'eusses dû prêter ton assistance. ELECTRE. Impie! CLYTEMNESTRE. Mais cet Agamemnon que tu pleures toujours, D'Iphigénie, enfin, avait tranché les jours. 11 n'avait point passé par les douleurs amèrcî 152 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS De cet enfantement qni décliire les mères ; Car il n'eût point souscrit à ce meurtre odieux. Qui donc le commandait? qui l'exigeait? ELECTRE, Les div.ux ! CLYTEMNESTRE. Les dieux ! mais Ménélas avait une famille, Deux enfants ! De quel droit venir prendre iOa fille? L'oracle, et c'était juste, à sa place acceptait L'enfant de celui-là pour qui l'on combattait. Le sombre dieu des morts était-il plus avide, Dis, du sang du premier, que du second Atride? Ou ce père cruel n'avait-il donc d'amour Que pour ceux qui de lui ne tenaient pas le jour? D'un avis différent d'autres seront peut-être; Mais, si la pauvre morte, ici, pouvait renaître, Et sortir un instant de la sombre prison, enverrait qui de nous, près d'elle, aurait raison! ELECTRE. Oh ! vous ne direz point, pour cette fois, ma mère, Qu'Electre vous blessa par quelque plainte amèro. C'est vous qui, conduisant la provocation, Demandez, imprudente, une explication ! Je vais donc la donner, calme, simple, rapide, Et telle qu'elle sied à la fîUe d' Atride. 0 reine ! plût aux dieux que jamais votre cœur N'eût de l'àpre Vénus senti le feu vainqueur ! Et plût aux dieux aussi que votre sœur Hélène N'eût jamais navigué sur la liquide plaine ! L'une, en abandonnant son époux Jlénélas, Hélène a mis l'Asie en flammes ; l'autre, hélas! Pour savourer en paix un amour adultère, A tué sou époux \ L'autre, c'est vous, ma mère ! H est vrai qu'en votre âme endormant le remord, Vous dites que sa mort fut le prix de la mort. Ma mère, dites-le, d'autres pourront vous croire, N'ayant pas du passé comme moi la mémoire. Avant que vous partiez, ma mère, pour Aulis, Avant qu'Iphigénie eût ses jours accomplis, Drjà tressant les nœuds de votre chevelure. Vous ne vous occupiez que de voire parure, L'ORESTIE 153 Et, cambrant votre taille au reflet d'un miroir, Vous donniez la journée à l'orgueil de vous voir. Or, son époux absent, femme qui se fait belle, Appelez-la d'avance une femme infidèle; Car elle n'a désir de se faire admirer Que pour trahir l'époux qu'elle devrait pleurer. Ce n'est pas tout: cédant à des espoirs infâmes, Seule, je vous ai vue, entre toutes nos femmes. Aux succès des Troyens applaudissant, encor Que vous pleuriez tout bas aux défaites d'Hector ! Tant la crainte était grande, en votre àme en détresse. De voir Agamemnon de retour dans la Grèce! 0 femme ! et cependant vous aviez un époux Si grand, qu'Êgysthe à peine atteignait ses genoux; Si brave, que les Grecs d'une voix unanime L'avaient donné pour chef à leur cause sublime; Si prudent, que sa voix aux avis précieux Balançait les conseils d'Ulysse, iils des dieux! Maintenant, si, frappant au cœur de sa famille, Mon père, dans Aulis, immola voire fille, Oresteetmoi, quel crime avons-nous donc commis. Que nous soyons traités par vous en ennemis? jj'où vient que vous chassez, étant mort le coupable, Les enfants du palais, les agneaux de l'étabie, l'^t, d'un nouvel époux achetant le soutien. Payez son alliance au prix de notre bien ? Cet époux, qui nous fait un destin si funeste, A-t-il, lui, par l'exil, payé l'exil d'Ortste ? Et par son esclavage, ou même son remord. Payé mou esclavage, à moi, pis que la mort? Ne parlez pas ainsi ; car, dans ma crainte amère. C'est moi qui vous le dis : prenez garde, ma mère ! Si tout meurtre est puni par un meurtre certain, Vous ne vivez que grâce au sursis du destin. Si vous avez frappé justement et sans crainte, V^ous serez justement et sans remords atteinte. Et maintenant, voyons, dites, que venez-vous Faire avec cette offrande au tombeau d'un époux: CLYTEMNESTRE, Hélas ! j'aurais voulu demander à son ombre Pourquoi les dieux pour moi font cette nuit si sombre, 9. 154 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Et d'un rôvcen'niyaiit, à mes cùtés debout, Confier le secret à la Mort, qui sait tout. ÉLECTKE. Ce n'est point, ce me semble, à cette tombe sainte Que vous devez, ma mère, abriter votre crainte. Vous ne sauriez offrir sans profanation Aux mânes d'un époux une libation, Quand cet époux tombé, sous votre main funeste, Invoque encore en vain la justice céleste. Si d'un songe vengeur le trouble vous poursuit, Demandez avant tout à sa mère, la Nuit, Si ce songe sortait, réel ou dérisoire. Par la porte de corne ou la porte d'ivoire. Vous avez fait tailler dans le plus pur paros L'image d'Apollon, protecteur de Claros. Interrogez celui dont l'oracle est suprême, Puisque vous lionorez ce dieu; ce dieu vous aime, Et vous répondra, cerle, avec plus de bonté Que ne le pourrait faire un époux irrité. CLYTEMNESTUE, à ello-mtme. D'où vient que j'obéis quand Electre commande? (Au pied de la statue.) Apollon Loxias, accepte mon offrande... Reçois avec mes vœux et ce lait et ces fleurs. Et dissipe d'un mot mes nocturnes terreurs. Voici ce que j'ai vu, dieu puissant, dans un rêve : La Mort, à mon époux accordant une trêve, Et, rendant à la terre un Atride géant, Pâle le rejetait de son tombeau béant. Lui, cependant, le front plulôt joyeux que triste, S'avançait, et, prenant son sceptre aux mains d'Égystlie, Tandis que celui-ci de terreur baletait. Ainsi qu'un jeune chcnc en terre il le plantait. Une branche en jaillit dont le vaste feuillage Aussitôt sur Argos étendit son ombrage. Et, sortant de leurs murs, les Argiens, joyeux, Baisaient cet arbre-sceptre et rendaient grâce aux dieux! Maintenant, si, malgré cette sombre ligure. Ce songe était pour moi d'un favorable augure. Si l'ombre de mes nuits n'assombrit pas mes jours, Laisse, ô grand Apollon, mes destins à leur cours ! l'orestie ]5d Mais, si dans mon récit tu voyais, au contraire, 0(K'!(iue complot tramé par Electre où son frère, Apollon, dont la main lient l'avenir soumis, Retourne ce complot contre mes ennemis, Et fais que, toujours calme et toujours honorée. Je porte en paix le sceptre et le bandeau d'Atrée. UNE FEMME. Clytcninestre, un vieillard s'avance vers ces lieux, Qui semble t'apporter la réponse des dieux. SCÈNE V Les Mêmes, un Vieillard, portant une urne. LE VIEILURD. Étrangère, veuillez éclaircir dans son doute Un voyageur perdu qui demande sa route: Je désire savoir où je me trouve ici. CLYTEMNESTRE. Près d'Argos, LE VIEILLARD. Lo palais d'Égyslhe? CLYTEMNESTRE. Le voici. LE VIEILLARD. Maintenant, si j'en crois la majesté suprême Empreinte sur ce front, c'est la reine elle-même Qu'au-devant de mes pas conduisit le hasard? CLYTEMXESTUE, Oui, c'est elle, en effet. Que lui veux-tu, vieillard? LE VIEILLARD. Avant tout, laisse-moi te saluer, ô reine ! Le ciel de jours heureux fasse ta coupe pleine^ Et ne permette pas que le Destin moqueur En change le doux miel en amère liqueur ! CLYTEM.NESTRE. Un tel souhait, vieillard, est d'un ami fidèle, LE VIEILLARD. 0 reine! je t'apporte une riche nouvelle. CLYTEMNE5TUE. Dis. 15G THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. UUMAS LE VIEILLARD. Pour Égysthc et toi se déclare le sort. CLYTEMNESTRE. Je t'écoute, vieillard; achève. LE VIEILLARD, Orestc est mort! ELECTRE. Hélas ! CLYTEMNESTRE. Répèle I LE VIEILLARD. Mort! CLYTEMNESTRE, joyeuSG. En es- lu sûr? ELECTRE. Infâme ! CLYTEMNESTRE. Vieillard, n'écoute pas les cris de cette femme... Ores le est mort? LE VIEILLARD. Oui, reine. ELECTRE. Inexorable loi! CLYTEMNESTRE. Mort!... nous sommes sauvés! ELECTRE. Mort!... C'en est fait de moi! CLYTEMNESTRE. Oh! je doute !... LE VIEILLARD. La paix dans ton cœur va descendre. Cette urne... CLYTEMNESTRE. Eh bien, celle urne?... LE VIEILLARD. Elle contient sa cendre. ELECTRE, lui prenant l'urne des mains. Donne! sur elle j'ai le droit de la douleur. (Elle se couche au pied du tombeau d'Agaïueranon, tenant entre ses bras l'urne d'Oresle.) Fais ton œuvre à présent, messager de malheur! l'orestie 157 CLYTEMNESTRE. Oui, raconte-moi tout! — Mais, d'abord, qui t'envoie? LE VIEILLARD. Lycus le Phocéen. CLYTEMNESTRE. Le ciel le tienne en joie ! (Le Vieillard va pour parler.) Attends... Fut-il témoin de sa mort? LE VIEILLARD. Je le fus. CLYTEMNESTRE. Que tes désirs jamais n'éprouvent de refus ! J'écoute. LE VIEILLARD. Eli bien, Oresteavec toute la Grèce, Cherchant, sûr de sa force et fier de son adresse, Le glorieux danger d'un concours orageux, A Delphe était venu pour prendre part aux jeux. Sitôt que du héraut la clameur souveraine Appela les élus, il parut dans l'arène. Alors, chaque regard, sur lui se concentrant. Le vit, grand par son nom, par son malheur plus grand, Lt chaque spectateur dans son âme étonnée Eprouva le désir que de celte journée, Sur tous les concurrents, objets de son mépris, Vainqueur aux cinq combats, Oreste obtînt le prix; Lt, vainqueur en effet, à la course, à la lutte, Au saut, au pugilat, au disque, dans sa chute, Exemple par le sort offert aux nations, Oreste recueillit pins d'acclamations Que jamais souverain triomphant et prospère N'en souleva, montant au trône de son père. Cent mille voix criaient en répétant son nom : « C'est Oreste d'Argos, le fils d'Agamemnon!... Du héros, (]ui, jadis, contre Troie alarmée, Dy nos pères vainqueurs guida l'illustre armée, ]'A que le monde entier, témoin de ses exploits, Dans son étonnement nomma le roi des rois ! » 11 triomphait ainsi; mais, dans sa jalousie, Quand par le doigt d'un dieu la victime est choisie. L'homme le plus puissant ne saurait échapper Au coup dont le Destin s'apprête à le frapper ! 158 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Le lendemain le cirque était plein dès l'aurore; Oreste s'avança, guidant le char sonore, Lt, maîtrisant d'un geste et d'un accent aimés Deux blancs coursiers d'Élideau frein accoutumés; Parmi ses concurrents, un venait d'Étolie, Un de Tiièbe, un de Sparte et deux de Thessaliej Un autre était d'iïpire; un autre Libyen; Un aulre, le huitième, était Athénien. Les arbitres des jeux avaient proscrit le reste : Us étaient donc en tout nenf, en comptant Oreste, Lorsque, selon le sort, on eut aux concurrents Remis leurs numéros et désigné leurs rangs, Le signal retentit, et, prompts comme l'orage. Les neuf chars emportés, dans un poudreux nuage, Firent jaillir, ainsi que d'un choc souterrain, Des tonnerres de bronze et des éclairs d'airain. D'abord, l'œil vainement chercha dans la carrière A distinguer les chars qui restaient en arrière, De ceux qui, plus ardents, poussés par raigiiillon, Sur le sable imprimaient un flamboyant sillon; Mais on ne voyait rien qu'une confuse houle, Semblable aux flots bruyants que la tempête roule, Lorsque le vent arrache, en passant sans l'éclair. Leur crinière d'écume aux coursiers de la mer! Six fois on vit ainsi l'ardente cavalcade. Rapide tourbillon, faire le tour du stade, Et les neuf concurrents, consommés dans leur art, A ce sixième tour pressés comme au départ. Mais enfin les chevaux du citoyen de Sparte S'emportent... C'est en vain que le Thebain s'écarte: Le char de son rival, contre le sien poussé, Le heurte et sur le sol le jette renversé. Tandis qu'au même choc l'autre, perdant sa roue, Dans le cirque, à son tour, comme un navire échoue. Les autres chars venaient à leur suite... Surpris, Cinq d'entre eux, emportés, vont heurter ces débris, Et couvrent, fracassés, éperdus, hors d'haleine, De naufragés nouveaux cette fatale plaine. Avec l'Athénien, dans l'immense cercueil, Oreste est seul debout... Ainsi, longeant l'écueil Où vient de se briser une imprudente flotte, L'ORESTIE 159 Perrière elle, l'on voit un habile pilote Manœuvrer au milieu du dangereux rocif, Et tirer du détroit l'équipage et l'esquif; Ainsi, des chars brisés évitant les approches, Habile nautonior voguant entre les roches, On voit soudain Oreste, au milieu des bravos, Pareil au dieu du jour, jaillir de ce chaos, Et, calme, souriant, poursuivre sa carrière. Aussi beau qu'Apollon sur son char de lumière. Reste l'Athénien ; désormais entre eux deux Se débaltra le prix du combat hasardeux; Pour le leur disputer plus de gloires rivales ! Légèrement courbé sur ses blanches cavales, Mais pour les exciter n'employant que la voix, Oreste a parcouru le stade quatre fois, L'Athénien le suit et parfois le précède ; Seulement, on le voit appeler à son aide Des coups pressés du fouet le dangereux secours, Et l'on pense qu'il reste à faire eucor deux tours, Et que, dans ces deux tours, grâce aux cavales blanches, Le fils d'Atride aura de faciles revanches. L'Athénien aussi le pense, et, furieux De perdre ainsi le prix qu'ont entrevu ses yeux, Le cœur désespéré, le front pâle, l'œil morne, 11 pousse avec son char Oreste vers la borne. Oreste voit le piège, et, d'un cercle sanglant, Son fouet des blancs coursiers enveloppe le flanc. De rage et de douleur les cavales hennissent. D'un indomptable élan, maître et chevaux bondissent. Et l'essieu, d'un seul coup, heurte et brise de front Et la borne et le char, et, les brisant, se rompt. Aussitôt retentit un long cri d'épouvante; Car on ne voyait plus, dans l'arène mouvante, Qu'un groupe monstrueux, et, par le sang marbrés, Des chars se renversant sur des chevaux cabrés ! Broyé par ses coursiers, déchiré sur le sable. Mourant, défiguré, sanglant, méconnaissable, Ce fut de ces débris qu'après bien des efforts, Du malheureux Oreste on dégagea le corps, (A Electre, qui sanglote. ) Oh! pleurez! trop de pleurs ne se peuvent répandre 160 THEATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Snr ce corps qui n'est plus, hélas! qu'un peu de cendre Que dau^ l'urne d'airain je rapporte, pieux. Pour qu'elle ait une place au tombeau des aïeux ! LE CHŒUR. D'aujourd'hui, ta maison, Atridc, est en ruine; Car Oreste au tombeau rejoint Agamemuon, Et de l'arbre coupé jusque dans sa racine La mort vient de briser le dernier rejeton. CLYTEMNESTRE. Apollon, que penser de ce récit funeste ? Dois-je me réjouir ou bien pleurer Oreste? Je sens qu'au fond du cœur, liélas ! malgré leurs torts, Une mère ne peut haïr ses enfants morts. LE VIEILLARD. Reine, est-ce une douleur que ma voix te révèle? CLYTEMNESTRE. Non, non... C'est, tu l'as dit, une heureuse nouvelle, 11 n'était point mon fils, celui qui, loin de nous, A, presque enfant, pour fuir, glissé de mes genoux, Et qui, me reprochant l'assassinat d'un père, S'unissait à sa sœur pour menacer sa mère. Mais toute crainte cesse à partir d'aujourd'hui ; Je ne redoute plus rien d'elle ni de lui. Mes ennemis sont morts, et leur plainte importune Ne viendra plus jeter d'ombre sur ma fortune. Grâce soit donc rendue à l'heureux messager Oui, de mon front royal, écarte le danger. ELECTRE. Oreste, cher Oreste ! hélas ! c'est à cette heure Que véritablement ton Electre te pleure, Vuisque c'est à cette heure, ô dernier coup du sort! Qu'elle voit Clytemnestre applaudir à ta mort! CLYTEMNESTRE. Oh! oui, j'applaudirais... fût là toute la Grèce ! ELECTRE. Tu ne l'entends donc pas, Némésis vengeresse? CLYTEMNESTRE. Entre dans ce palais, vieillard aimé des dieux ! l'orestie 161 ELECTRE. Car, si tu l'entendais, lu descendrais des cieux! iClytemnestre rentre avec le Vieillard et les Femmes de sa suite. Electre, coa- cliéc au pied du tombeau, reste avec les Jeunes Filles.) SCÈNE YI ELECTRE, LES Jeu-xes Filles. LA rr.EMiÈRE JEUNE FILLE, regardant s'éloigner Clylemnestre. Ainsi, ce doux instinct, cette sainte tendresse Qu'aux cœurs les plus cruels mettent les dieux cléments, Cet amour des enfants qui fait que la tigresse Pleure ses petits morts par des rugissements, Nous l'avons, ô mes sœurs! au cœur de cette femme Demandé vainement au nom de son fils mort ! Épouse parricide, et marâtre sans âme, Elle a laissé sa joie éclater sans remord. ELECTRE. Que vas-tu devenir, maintenant, pauvre Electre? Oreste te manquant pour frapper tes bourreaux, Tu vas, toutes les nuits, errante comme un spectic, Sur deux urnes gémir, pleurer sur deux tombeaux! 0 monument pieux ! seul prix de mes souffrances, Cendres qui de la mort remontez jusqu'à moi, Qu'avez-vous fait, hélas ! des sombres espérances Dont mon cœur s'était fait une pieuse loi ? Que n'ai-je succombé dans cette nuit suprême Qui mit un terme, Atride, à tes jours triomphants ! Mou frère, sous leurs coups, que n'es-tu mort toi-même! Un seul marbre eût couvert le père et les enfants. Mais non, pauvre exilé, sur des rives funestes, Tu tombas tristement, loin d'Electre, et ses mains, 0 fils du roi des rois ! n'ont pu rendre à tes restes Ces devoirs qui sont dus au dernier des humains. Enfant, j'avais pour toi les soins d'une nourrice, 162 THÉÂTRE COMPLET d'aLEX. DUMAî» Soins qui, pour mon amour, étaient pleins do douceur; Et ta l)Oiiciie, à son tour, par un tendre caprice, Longtemps avant ta mère avait nommé ta sœur. Oh! je te vois encor, de jeunesse splendide, Courant, roi des enfants par ton ordre assemblés, Fier de tes cheveux blonds, qui, seuls, dans l'Argolide, Étaient, avec les miens, de la couleur des blés ! Chaque matin alors amenait une fête; L'espoir nous couronnait de ses plus belles fleurs; Mais ton soleil d'un jour, eu brillant sur ma tète, Fait plus profonde encor la nuit de mes douleurs. Je partageais ton sort, qu'il fût brillant ou sombre; Nous marchions éclairés par le même flambeau ; Du moment que tu meurs, je ne suis plus qu'une ombre... A tes côtés fais-moi place dans ton tombeau. Jours avant l'heure éteints, flamme trop tôt ravie, Arbre brisé trop vite aux tempêtes du sort, Puisqu'il m'est défendu de te rendre à la vie, Mon frère bien -aimé, reçois-moi dans la mort! (Elle se baisse sur l'urne et laisse glisser sa main, qui so porte sur h; raiiicai et les fleurs,) Mais sur ces froids degrés, est-ce donc un prodige? On dirait des rameaux, il semblerait dos fleurs Qu'une pieuse main arrache de leur tige Pour parer cette tombe ! Éclairez-moi, mes sœurs! PREMIÈRE JEUNE FILLE. Hélas ! Oreste mort, Electre prisonnière. Qui donc pour ce sépulcre a gardé des regrets? ELECTRE. 0 mes sœurs, hàtez-vous! approchez la lumière... Je ne me trompais pas : des fleurs et des cyprès! DEUXIÈME JEUNE FILLE. Que ces fleurs, par nos mains ^^aintement recueillies, A dire ses secrets forcent la Nuit qui ment. l'orestie 163 ELECTRE. Vous le A'oypz, ces fleurs sont fraîchement cueillies; 0 mes sœurs ! ces rameaux sont brisés fraîchement. PREMIÈRE JEUNE FILLE. Quel peut être celui dont la douleur pieuse Sur ce marbre apporta son offrande et ses vœux ? ELECTRE, trouvant la boucle de cheveux. Voyez, mes sœurs, voyez, chose plus précieuse, Non-seulement des fleurs, mais encor de; cheveux. DEUXIÈME JEUNE FILLE. Les enfants éplorés sur la tombe d'un père, Les épouses en deuil au tombeau d'un époux, La sœur désespérée au sépulcre d'un frère, Offrent seuls leurs cheveux, don le plus saint de tous ! ELECTRE. Regardez!... ces cheveux sont blonds, prodige étrange I Blonds comme les cheveux de mon frère et le? miens. Enfants, nous les tressions, tendre et charmant mélange! Et nul ne distinguait alors les miens des siens. Voyez, avec ceux-ci formant une couronne, Je présente à vos yeux un mélange pareil ; Sont-ils plus ressemblants sur le front de l'automne, Deux blonds épis dorés par le même soleil ? Qui donc s'agenouilla, ce soir, sur cotte pierre? Qui voua ces cheveux, ces rameaux et ces fleurs ? Qui donc, en les vouant, répandit sa prière Sur ce marbre qui semble humide encor de pleurs ? Oh! c'était un ami, celui-là qui, dans l'ombre, Se cachant aux regards de mes tyrans jaloux, Est venu, comme moi, le cœur triste, l'œil sombre. Sur la trace des miens poser ses deux genoux! Attendez ! sur le sable il a laissé peut-être L'empreinte de son pas, le pieux visiteur. Mon cœur, chasse l'espoir qui dans toi veut renaître... Impossible! n'importe, éclaire-moi, ma sœur! 164 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS 1/ 'las! qiianJ, autrefois, nous courions dans la plaine, lion clicr Oreste et moi, nous tenant parla main, Kt qu'au but arrivés, ayant repris haleine. Nous repassions tous deux par le même chemin ; De mes pas et des siens l'enfant cherchant l'empreinte, S'amusait à marcher sur nos traces ployé, Et, pressant le terrain d'une nouvelle étreinte, Dans le contour du mien il appnyait son pied. Et ce nouvel effort sur l'argile ou le sable, Dans le moule étranger marquait aussi le sien; Seulement, plus petit, mais en tout point semblable, 11 était débordé par le contour du mien. Maintenant, s'il vivait, c'est moi qui, sur sa trace, Comme il faisait jadis, marcherais à mon tour, Et verrais, dénonçant une commune race. Son pied grandi du mien déborder le contour! (Mesurant son pied dans la trace laissée par le pied d'Oresto.) 0 prodige ! mes sœurs, cette forme est la même ! J'hésitais... Maintenant, mon doute est éclaiici, C'est le pied de mon frère. 0 justice suprême ! Oreste n'est pas mort ! Oreste... SCÈNE VII Ies Mêmes, ORESTE, PYLADE. ORESTE. Me voici ! ÉLECTI'.E, Jour mille fois heureux ! Or.ESTE. Ma sœur qui m'es si chère ! ELECTRE. Est-ce bien toi qui parle, ô douce voix d'un frère ? ORESTE. Oui, c'est moi ! c'est ma voix ! l'orestie Ifiè ELECTRE. Tu vis, mon seul amour! Toi que, depuis sept ans, j'appelle nuit et jour, Et que tu revois juste à l'heure douloureuse Oîi tu pleurais sa mort, Electre bienheureuse! ORESTE. Couvre-moi tout entier de ton regard joyeux, Mon cœur contre ton cœur et tes yeux sur mes yeux.. Ma sœur!... ÉLECTKK. Oh ! c'est bien lui. Minerve protectrice ! Au-dessus de sou œil, voici la cicatrice D'un coup qu'il se donna, dans une chute, enfaflt. Un jour que nous courions après un jeune faon. (Aux Jeunes Filles.) 0 vous, à l'esclavage avec moi condamnées, Qui n'avez, jusqu'ici, connu que mes douleurs. Le voilà ! cet Oreste, aux nobles destinées, Qui vient, comme Phœnix, de renaître à nos pleurs! PREMIÈRE JEUNE FILLE. Jour si longtemps promis, heure terrible et sainte. Tu te lèves enfin à l'horizon vermeil ! Salut, lumière absente et qu'on croyait éteinte; Et devant qui, demain, pâlira le soleil ! ELECTRE. Oh ! sois le bienvenu dans Mycènes ravie ! Qu'Argos te reconnaisse et l'ouvre ses remparts. Cher objet de mes soins, chère âme de ma vie, Toi pour qui de mon cœur le ciel fit quatre parts! Que j'aime de l'amour que j'avais pour mon père; Que j'aime de l'amour que j'aurais pour ma sœur ; Que j'aime de l'amour que j'eusse eu pour ma mère ; Que j'aime de l'amour que j'ai pour mon vengeur ! DEUXIÈME JEUNE FILLE. Oh! puisque te voici, fils d'Atride, courage! L'ombre d'Agamemnon marchera devant toi. 16Û THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Rends trépas pour Ircpas, outrage pour outrage, Mal pour mal, sang pour sang; c'est notre vieille loi ! ÉLECTKE, Mais, d'abord, dis-moi tout, dcroule-moi la chaîne De ces événements qui forment chaque jour ; Nomme tes ennemis, afm (pi'ils aient ma haine ; Appreuds-moi tes amis, pour qu'ils aient mon amour. 0 RESTE. Nous n'avons d'ennemis, ma sœur, sur cette terre, Que l'époux parricide et l'épotise adultère; Et nous n'avons d'ami digne de notre foi Que celui-ci, ma sœur... l'ylade, approche-toi. Ma sœur, voici celui qui, dans les jours d'orage, A, d'un œil souriant, relevé mon courage ; Qui, le cœur sur mon cœur et la main dans ma main, Exilé, m'a conduit dans mon âpre chemin : Qui, lorsque les frimas descendaient de la nue, Étendait son manteau sur ma poitrine nue; Qui, lorsque le soleil montait à l'horizon. Ramenant les ardeurs de la chaude saison. Comme il avait vaincu les frimas au temps sombre, Sur un sol embrasé savait répandre l'ombre; Qui, sous le sort fatal lorsque, courbant mon front. Inhabile à souffrir la misère et l'alFrout, Je tombais, haletant, sur le bord de la route, Criant: «J'aisoif !» criant : «J'ai faim ! » criant: «Je doute!» Savait trouver, avec l'hôtesse qui sourit. L'onde qui désaltère et le pain qui nourrit; Et, mieux que tout cela, la parole de flamme Qui rend la force au corps, rendant l'espoir à l'àme... ELECTRE, tendant la main a Pylade. Mon frère ! PYLADE. Oreste a dit,. ma sœur, les mauvais jours ; Mais aux cieux incléments ne régnent pas toujours Le Verseau répandant une froide rosée. Ou le Lion soufflant son haleine embrasée. Même pour l'exilé, sombre et chargé d'ennuis, Il est quelques beaux jours et quelques douces nuits. l'orestie 167 Oreste a dit la route aride et difficile, Le précipice oiiveri, la montagne indocile, Les ardeurs de l'cté, la bise des hivers- Mais il a négligé les beaux horizons verts Qu'avril, en souriant, de sa corbeille épanche; Et septembre cueillant un fruit sur chaque branche! Trop indulgent pour moi, trop ingrat pour les dieux, 11 n'a point raconté ces matins radieux Où l'aube, au haut des monts, a [)parais3ant* féconde, D'un doux frissonnement fait tressaillir le monde j Ni ces soirs où, suivant du regard le soleil. Navire d'or qui sombre à l'occident vermeil, Nous écoutions chanter Philomèle plaintive. Ou murmurer la mer qui vient lécher sa rive; Ni ces nuits où, pensifs, la reine au cliar d'argent, Sous son silence ami, nous a vus voyageant, Lt, se penchant vers nous, douce comme une mère, Caressait nos deux fronts de sa pâle lumière... SCÈNE VIII Les Mêmes, le Vieillard, sur la terrasse. LE VIEILLARD. Vous perdez votre temps en frivoles propos, Enfants, et le tyran va revenir d'Argos. orestë. Égysthe est donc absent ? ELECTRE. Jusqu'à l'anbe prochaine. LE VIEILLARD. Non ; car un messager envoyé par la reine Est parti dès longtemps, et doit le prévenir Qu'Oreste est mort. ORESTE, joyeuX; Alors, Pylade, il va venir. DEUXIÈME JEUNE FILLE. 0 mes sœurs, invoquons la puissance céleste ! Le moment est venu qui va briser nos fers. Le glaive expiateur est à la main d'Oreste... Place sur le chemin aui conduit aux enfers ! 1G8 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS ELECTRE. Oh ! ne va pas fléchir dans l'œuvre qui l'amène ! Notre divinité, souviens-t'en, c'est la haine! C'est la sonihre Érynnis, déesse au cœur d'aiiain, Qui tient, même endormie, un poignard dans sa main. Ne va pas ouhlicr la nuit du parricide... Elle dira qu'elle est ta mère, la perfide ! Mensonge !... il n'en est rien... Réponds-lui par tes coups; Frappe l'épouse, ainsi qu'elle a frappé l'époux : Sans pi lié, sans relâche !... Est-elle notre mère, Celle qui nous a fait celte existence amère?... A toi l'exil, à moi la captivité! — Voi Ce qu'il advient de ceux qu'elle lient sous sa loi : La chaîne à chaque main, à chaque pied l'entrave; Suis-je sa fille, dis, ou suis-je son esclave? Dieux vengeurs ! notre mère!... elle, Oreste?... Non, non ! Tu ne serais pas là, lomhe d'Agamemnon, Si nous étions vraiment les fils de cette infâme!... Pour être mère, il faut avant tout être femme : Et c'était un démon aux enfers échappé. Celui qui, sans remords, mon père, t'a frappé. Et qui, l'œil sec, ainsi qu'un ennemi qui lomhe. T'a, d'un pied dédaigneux, poussé dans cette lombe! ORESTE. C'est bien; rentre au palais, Electre. Je suis fort; Par ruse, sous leurs coups, Agamemnon est mort; Par ruse, ils tomberont, et, sur ce marbre avide, Feront libation de leur sang parricide. Si les dieux, jusqu'ici, m'ont conduit vainement. Si mon cœur s'amollit au suprême moment. Mon père, je consens que ton ombre puissante Du fond du monument se lève menaçante. Et, tournant contre moi son bras désespéré, M'appidlc enfant ingrat et tils dénaturé!... Va, ma sœur, CÛeclro sor(,1 l'orestie 1(39 SCÈNE IX ORESTE, PYLADE, le Chœur. ORESTE. Vous, veillez. Nous, Pylade, à nos rôles! Détache ce manteau de dessus mes épaules; Le moment est venu d'accomplir mon dessein; Préparons donc le piège où prendre l'assassin! UNE JEUNE FILLE. Oreste, on voit d'ici, sur la route prochaine, A l'endroit où, passant au pied d'un if brisé, Se croisent les chemins d'Argos et de Mycène, Un homme qui vers nous marche d'un pas pressé. ORESTE. F=t-il seul? LE CHŒUR. Un porteur de torclie le précède. ORESTE. Est-ce Égysthe, ma sœur? le reconnaissez-vous? LE CHŒUR. C'est lui! ORESTE. Vous le voyez, les dieux nous sont en aide. (Au Chœur.) Pleurez Oreste mort! — Toi, Pylade, à genoux! (Oreste se couche. Pylade le couvre de son manteau et s'agenouille près de lui.) LE CHŒUR, se lamentant. Messager du trépas, sombre écho des ténèbres, Oui, faisant tressaillir le monde souterrain. Au fond des monuments, sur leurs couches funèbres, Vas réveiller les morts comme un clairon d'airain, Un instant en ce lieu suspends ton vol rapide; Celui dont les trois sœurs ont éteint le flambeau Était prince d'Argos et fils de cet Atride Qui dort depuis sept ans couché dans ce tombeau. XX 10 k 170 THÉÂTRE COMPLET d'aLEX. DUMAS Fais entendre la voix à son oreille étcinie, Aux lariHcs des vivants rouvre son œil fermé; Dis-lui de se ranger, et qu'en la sombre enceinte Il lui faut faire place à son fils bicn-airaé. SCÈNE X Les Mêmes, ÉGYSTIIE. lÉGYSTIIE. 0 femmes! qui poussez cette plainte funeste, Est-ce vrai, répondez, ce q;ie l'on dit d'Oreste? PREMItlKE JEUNE FILLE. Si l'on t'a dit, ô roi ! qu'il avait existé, Le messager funèbre a dit la vérité. ÉGYSTHE. Mais celui qui nous met à cette rude épreuve. Nous a-t-il de sa mort apporté quelque preuve? PREMIÈUE JEUNE FILLE. Tu peux l'interroger toi-niéme, il est ici. ÉGYSTHE. Je cherche vainement du regard... PYLADE. Me voici ! Toi, jeune homme?.. EGYSTHE. PYLADE. Déjà j'ai prévenu la reine. ÉGYSTHE. Et tu peux m'annoncer sa mort comme certaine? PYLADE. Il est mort sous mes yeux, il est mort dans mes bras. ÉGYSTHE. Dis-moi tous les détails de cette mort. PYLADE. Hélas ! Inutile. Et voilà qui parle à voix plus haute Que ne ferait ma bouche, à cette heure, ô mon hôte! (Il montre Oreste couvert de son manteau. Electre paraît sur ia terrasse.) ÉGYSTHE. Eh quoi! le corps d'Oreste?... l'orestie 171 PYLADE. Apporté par mes soins. ÉGVSTHE. Sous ce manteau son corps? PYLADE. Les dieux m'en sont témoins. ÉGYSTHE, à son Esclave. Soulève ce manteau... Mais non!... je veux moi-même M'assurer si c'est bien son cadavre... (Oreste se relève sur un genou.) Anallième! Est-ce l'ombre d'Oreste ou mon vivant remord? (Reculant.) Oreste... Il est debout! il frappe!... Grâce!... Ah!... ELECTRE. Mort ! ORESTE, se relevant. Le sang du meurtrier, mon père, est sur mon glaive... Est-ce tout?... Un des deux te suffit-il? ELECTRE. Achève ! SCÈNE XI Les Mêmes, CLYTEMNESTRE, au seuil du palais, CLYTEMNESTRE. Quel est ce cri ? ORESTE, reculant. C'est elle ! ELECTRE. Oreste, souvien«-toi.., CLYTEMNESTRE. Oreste I Ici, qui donc invoque Oreste? ELECTRE. Moi! CLYTEMNESTRE. Delphe des jours d'Oreste a vu couper la irame. ELECTRE. Oreste vit. 172 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUJIAS CLYTEMNESTRE. Tu mens! ÉLEcrnE. Oreste vit, madame. CLYTEMNESTRE. Oreste ! ORESTE. Est devant vous. CLYTEMNESTRE. 0 téiu'breux desseins! Palais vide d'amis et rempli d'assassins ! Quel piège caches-tu sous ton ombre perfide? ELECTRE. Le même dans lequel se debauit Atride. (Oreste saisit Clytemnestre par la main et veut l'entraîner vers le tombeau.) CLYREMNESTRE. A moi !... grâce! ORESTE. Venez ! CLYTEMNESTRE. Égystiie ! mon époux! ELECTRE. Son époux, comprends-tu, c'est Égyslhe? ORESTE. A genoux ! Égyslhe ! Voyez... CLYTEMNESTRB. ORESTE. CLYTEMNESTRE. Mort! cher Egysthe! ELECTRE. Adultère, Jusque sur ton tombeau, tu l'entends, ô mou père! CLYTEMNESTRE. jyon fils, ne poursuis pas ton projet criminel; Ce fer... (Elle récarte.) Oh ! loin, ce fer, de ce sein maternel L'ORESTIE 173 Où, suivant autrefois les lois de la nature, Tes lèvres ont puisé la douce nourriture... ORESTE, faiblissant. Pylade, elle me prie. PYLADE. Entends l'ordre des dieux. OUESTE, Electre, tu la vois?,.. ELECTRE. Frappe en fermant les yeux! ORESTE, frappant avec un gesto solennel, comme frappe un sacrilicatoar. Femme! ce n'est pas moi qui contre toi décide... C'est le destin!... Meurs donc! CLYTEMNESTRE. Maliieur au parricide! (Elle tombe.) ORESTE. Vous l'avez entendu, ce râle de douleur !... Elle a dit : « Parricide !... » Elle a crié malheur!... (Il se voile de son manteau.) PREMIÈRE JEONE FILLE. Les imprécations, ma sœur, sont accomplies. Le mort était vivant, et les vivants sont morts. Remets ton fer sanglant aux saintes panoplies. Qui suit l'ordre des dieux, Oreste, est sans remords. ORESTE, toujours se cachant le visage. Si c'est l'ordre des dieux, Jupiter doit m'absoudre. (Le tonnerre gronde.) Mais alors pourquoi donc fait-il gronder sa foudre? (L'éclair brille.) Si c'est l'ordre des dieux, pourquoi donc dans les airs A pleines mains ainsi secouer les éclairs? (Les Euménides sortent de terre.) Si c'est l'ordre des dieux, pourquoi, sombre Euménidc, Sors-tu donc de l'enfer en criant : « Parricide! >} l'eumémide. Parricide ! 10. 174 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS TOUS. Grands dieux ! OKESTE. Là.,, là... les voyez-vous? (Courant se jeter aux pieds d'Èleclre.) Prolége-moi, ma sœur ! ELECTRE, brisant une branche de laurier et l'étendant au-dessns de la tête d'Orcile. Apollon, défeuds-nous ! (Après uue obscurité complète, une lueur brille au ciel et un rayon de lumière descend sur le palais.) LE VIEILLARD. Mais que vois-je ! au-dessus de la maison fatale, Du eiel descend vers nous un rayon radieux. Oh ! relève ton front, petit-fils de Tantale! Nous sommes, vils mortels, visités parles dieux. SCÈNE XII Les Mêmes, CASTOR et POLLUX, descendant du ciel et s'ar- rètant sur la terrasse. CASTOR. Fils d'Atride, tu vois en nous les Dioscures. Nous veillons dans lescieux pendant les nuits obscures. Et, du haut de l'azur, le regard sur les flots, Nous protégeons les nefs des hardis matelots; Mais notre œil a quitté l'Océan solitaire, Car aujourd'hui l'orage éclate sur la terre !... Par l'ordre d'Apollon t'éiigeant en vengeur, Orcste, tu frappas ta mère, notre sœur. Elle était adultère, impure, criminelle: Jlais, aux regards d'un fils, majesté maternelle! Ton bras s'est égaré dans la punition. Le châtiment est juste, et non pas l'action. Voilà pourquoi, sortant de leurs gouffres avides, Te menacent déjà les noires Euménides, Qui, prêtresses d'enfer, sur les pas du malheur Vont moissonnant le fruit amer de la douleur. Voici donc le décret du souverain suprême [„ l'orestie 175 'oue, d'après son désir, je t'apporte moi-même: 11 est auprès d'Alhèiie un temple revoie, Sur la colline sainte à Pallas consacré. Dirige vers ces lieux ta course expiatoire : De la sœur d'Apollon baise les pieds d'ivoire, Et son bras étendra sur ton front pâlissant Du bouclier sacré le disque menaçant. Puis elle assemblera ce tribunal de sages, De qui les jugements sont le flambeau des âges, Et ces hommes divins prononceront sur toi En rappliquant l'antique ou la nouvelle loi. Tel est l'ordre des dieux ! ORESTE. J'obéis! Sœur si chère... Il faut nous dire adieu. ELECTRE. Je te suivrai, mon frère. ACTE TROISIÈME LES EUMÉNIDES La fâtade du temple d'Apollon. SCÈNE PREMIÈRE Les EUMÉNlDES, endormies; ORESTE, enchaîna par le corps ^ les pieds et les mains libres; LX STATUE D APOLLON. ORESTE, à demi-voix. Dorment- elles?... Silence!... écoutons. La dernière Vient de fermer enfin sa tardive paupière. Elles dorment... Aux deux... sur la terre... tout doit... Fils de la Nuit, Sommeil! doux frère de la Moit, Chaque chose créée accepte ton empire; il a 176 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Et tu donnes le calme à tout ce qui respire. L'oiseau divin s'endort aux pieds de Jupiter; Le nuage se berce endormi dans l'étlier ; Les blés, pendant le mois à la brûlante haleine, Sur leurs sillons courbes, s'emlorment dans la plaine; La mer dort sur sa rive, attendant le rdlux. Tout dort dans l'univers; moi seul, je ne dors plus, Depuis que, s'éteignant près du tombeau d'Atride, Une voix a crié : « Malheur au parricide! » Cette voix me poursuit, sombre écho du trépas. Je fuis!... fuite inutile! En vain devant mes pas Se déroulent les mers, se dressent les montagnes!... Sans cesse relancé par mes rudes compagnes, Devant elles chassé comme un cerf aux abois, J'ai franchi les torrents, j'ai traverse les bois. Enfin, j'ai cru trouver pour ma force abattue Un refuge, Apollon, au pied de ta statue. Mais le marbre impuissant auquel j'avais recours A leurs serpents hideux m'a livré sans secours! Apollon, dieu menteur, à l'oracle frivole, Qui voudra désormais agir sur la parole, Hélas ! si celui-là t'implore vainement. Qui n'a fait qu'obéir à ton commandement? (Se dégageant lentement d'entre les Euménides, mais retenu par des liens dont elles tiennent les extrémités tout en dormant.) Mais non! pardonne-moi!... je crois en ta promesse, Dieu puissant qu'on adore aux rives du Permesse; Et tu prendras pitié d'un malheureux client Qui dépose à tes pieds le rameau suppliant. APOLLON. Ce n'est pas vainement que ta main, dans sa crainte, Aura touché la main qui tient la lyre sainte, Oreste! et, soutenu par les bras d'un ami, Je veux que jusqu'au bout tu marches affermi. Autour de toi regarde, et vois les sœurs cruelles : Le sommeil sur leur front a secoué ses ailes; Qui donc, sinon le dieu qui lance au loin les traits, Fit dormir celles-là qui ne dorment jamais ? OUESTE. Eh I que m'importe, à moi, que l'infernale horde L ORESTIE 177 Veille ou dorme? Enlacé des nœuds de o.ette corde, Pris ainsi qu'un lion dans un réseau de fer, Suis-je pas le captif de ces filles d'enfer ? A mon aide, Apollon ! 11 est temps... je succombe... De ta puissante voix dis que l'entrave tombe... Libre alors, je fuirai... filais avant... je ne puis, Apollon protecteur!.,. APOLLON, le touchant du rameau. C'est bien, sois libre, et fuis ! (Les cordes tombent.) ORESTE. Ah ! je suis donc enfin délivré de mes chaînes! Maintenant, quel chemin me conduit vers .Athènes?... Sois mon guide, Apollon, ne m'abandonne pas. APOLLON. La ville que tu vois à l'horizon, là-bas, C'est la ville sacrée à ton repos promise. Et que de ses flots bleus arrose le Céphise : Là, iMinerve t'attend. OPvESTE. Dieu du sacré vallon... Je te promets un temple, ô Phœbus Apollon ! (Il sort.) SGÈiNE II Les Euménides, endormies; L'03IBRE DE CLYTEMNESTRE sortant de terre. l'ombre. Tu dors, fille d'enfer; tu dors, triple Euménide... Allons, réveille-toi! alerte au parricide!... Je croyais qu'il n'était pour toi ni nuits ni jours, Que sur les meurtriers ton œil veillait toujours, Et que, ton fouet vengeur les poursuivant sans trêve, Ils ne connaissaient plus de r^^pos, même en rêve 1 Alerte ! vois-tu pas dans l'ombre de la nuit. Libre de ses liens, ton prisonnier qui fuit?... Seule entre tous les morts, serai-je négligée? Je suis le spectre errant de la mère égorgée... Regarde la blessure oîi ruisselle le sang. L'esprit a, quand il dort, le regard plus perçant... 178 TirÉATUE COMPLET D'ALEX. DUMAS Écoute... et, f'accusant, cette bouche funeste Demande : Ou'as-tu fait du parricide Oreste ? Tiens, le vois-tu là-bas ? Pieds et bras déliés, Bondissant comme un faon qui franchit les halliers. Il va dans un instant disparaître au bois sombre... Sus!... sus!... n'cntends-tu pas les plaintes de mou ombre? l'eumÉMDE, rêvant. Arrête!... arrête!... arrête!... L'OMBr.E. Inutiles abois! Pareils à ceux du chien qui rêve qu'en un bois Il poursuit le gibier d'une course impuissante, Et qui forme 1rs dents sur une proie absente ! Allons! allons! debout! Assez dormir, va, cours! Seuls entre tous les dieux, les miens seront-ils sourds? Mais ton prisonnier fuit!... ton prisonnier t'outrage ! Tes serpents ont-ils donc perdu toute leur rage? Oh ! d'indignation mon sang revit et bout! Allons, filles du mal, debout! debout! debout! Elle rentre en terre.) SCÈNE III Les Eumé.mdes, APOLLON, l'eume'nide. Éveillons-nous, mes sœurs!... Debout! est-ce un vain songe Dont la nuit a sur nous secoué le mensonge? (Regardant autour d'elle.) Mais non, tout est réel. Notre captif a fui. 0 mes sœurs! quelle honte est sur nous aujourd'hui! Vainement notre meute après la piste aboie. Du piège nous avons laissé fuir noire proie. 0 vainqueur de Python, dieu jeune et plein d'orgueil, C'est toi qui, le voyant prisonnier sur ton seuil, Eus, brisant nos liens, pitié de ses détresses, Et nous insultes, nous, titaniques déesses! Sauver un suppliant qui t'implore en ce lieu. C'est ton droit; je dis plus, ton devoir comme dieu. Dès lors que c'est à toi qu'est consacré ce temple; L'ORESTIE 179 Mais donner aux mortels cH oxicroble exemple De soustraire à nos coups celui-là justement Dont le crime appelait le pire ciiàiiment, Celui-là qui, conçu dans une nuit amère, Parricide, s'est Lit l'assassin de sa mère, C'est l'audace inouïe, ô fils de Jupiter, Oii l'on vous reconnaît, vous autres dieux d'hier ! Placé bien haut, tu peux descendre de ce faîte : L'Olympien déjà t'exila chez Admète, Et dieu-berger, tombé de la lyre aux pipeaux , Comme un simple mortel, tu gardas les troupeaux! Vainement donc le ciel sur le coupable tonne Quand on est protégé par le liis de Lalone. C'est la guerre ! — Eh bien, soit ! Juge sans équité, A toi le contempteur du destin irrité, Je dis, moi : Ton Oreste est à mon fouet immonde, Et je le rejoindrai, fût-ce au centre du monde ! APOLLON. En attendant, objet des mortels exécré, Ne souille plus l'abord de mon parvis sacre. Ou crains, pour te punir, que mon carquois n'épanche Le trait rapide et sur, serpent à l'aile blanche, Qui le fera jeter, dans ton cœur s'enfoiiçant, ïa venimeuse écume et vomir tout le sang Que tes lèvres ont bu depuis que dans l'abîme Le meurtre te jeta sa première victime ! Que viens-tu faire ici? Ton empire est ailleurs. Va parmi les bourreaux, parmi les tenailleurs Qui torturent les chairs sur le champ des supplices. La douleur fait ta joie et la mort tes délices. Ce n'est point dans ce teujple aux prophétiipies murs Que vous devez chercher un clievet, fronts impurs! C'est dans l'antre sanglant, dans la caverne sombre, Oii se traine en ram.pant le tigre, ami de l'ombre. Erre donc sans berger, loin du toit protecteur, Troupeau, dont aucun dieu ne veut être pasteur. l'euménide. 0 Nuit! terrible Nuit! déesse redoutée, Pour l'effroi des méchants toi qui m'as enfantée, Souviens-toi que Phœbus a sur mon pâle fiont Fait passer la rougeur de son premier affront ! 180 THEATRE COSII'LET D'ALEX. DUMAS Venez, mes sœurs, venez, cl, sur la terre humide, A la irace du sang suivons le parricide! (Elles sortent.) SCÈNE IV APOLLON, seul. 0 Minerve, ma sœur ! qu'à cette heure tu sois Sur lerrc ou dans les cieux, Minerve, entends ma voix! Franchis les océans et traverse les plaines; ]\Ion su|>pliant t'attend, dans ton temple d'Athènes. Être sourd au malheur embrassant nos autels. C'est oUenscr les dieux et trahir les mortels !... Le the'àtre change et représente l'intcricur du temple de Minerve, à Athènes. SCÈNE PREMIÈRE ORKSTE, seul et entrant d'une course précipitée. 0 toi que pour soutien Apollon me réserve, Reçois-moi sous ta garde, ô puissante Minerve! Celui qui te supplie et t'adresse ces vœux, Ce n'est plus un maudit, ce n'est qu'un malheureux, Et le sang qu'a lavé l'hécatombe récente Commence à s'endormir sur ma main pâlissante. {) Minerve! courbé sous mes destins amers, Pour venir jusqu'ici j'ai traversé deux mers, Mesurant mon désir, et non pas la dislance, Et je tombe à les pieds, où j'attends ma sentence. SCÈNE II oreste, les eumékides. l'euménide. Alerte! alerte! alerte ! Il est proche. Voyez! l'orestie 181 Sur le marbre voici la trace de ses pieds. Ah ! je le savais l)icn, qu'arrachée à sa proie, La meute du gibier retrouverait la voie. Le voyez-vous, là-bas, le maudit, le souillé? Au pied de sa Minerve il est agenouillé! Espérant le retour de sa force abaltue. De sa main criminelle il presse la statue; Afin de se soustraire au juste châtiment, Sa voix aux dieux nouveaux demande un jugement. 11 peut se racheter par la sainte hécatombe. Celui-là dont la main a poussé dans la tombe L'ennemi qui venait au-devant de ses pas; Jlais le sang maternel ne se rachète î^as ! Adjure donc ensemble Apollon et Minerve : Ce que la terre a bu, la terre le conserve. Et l'immuable arrêt du Destin tout-puissant Veut que ce sang versé soit payé par ton sang. Il faut, dusses-tu fuir aux confins de la terre Qu'en la rouge liqueur ma soif se désaltère; 11 faut que, succombant sous une lente mort, L'œil à peine fermé, rouvert par le remord. Tu te sentes, rebelle au trépas qui délivre, Revivre pour mourir, et remourir pour vivre. ORESTE. 0 >!inerve ! Apollon m'a promis ton secours; Je t'appelle à grands cris, accours, Minerve, accours! Accours ! Et je te donne Argos avec My cènes, Mon royaume, vallons, lacs, monts, forêts et plaines, E'^claves, paysans, citoyens, chefs et roi; Mais accours sans retard! A moi, Minerve, à moi ! SCÈNE III Les Mêmes, MINERVE, sur son char. MINERVE. Arrêtez ! Du rivage où se lève l'aurore. J'entends le suppliant d'Apollon qui m'implore. A ses accents plaintifs, je monte sur mon char, Et, craignant un reproche en arrivant trop tard, Je mets, pour renverser tout obstacle au passage, ■L XX. 11 182 THEATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Aux flancs de mes coursiers les ailes de l'orage. E-t-il temps? Mo voici. Femmes, que voulez-vous A celui dout la houclie embrasse mes genoux? l'euménide. Ko reconnais-tu pas à leurs faces livides Celles que les enfers nomment les Euménides? MINERVE. Si fait, je vous connais, quoique, parmi les dienx, Cn n'ait jamais soulier t votre aspect odieux. l'eumékide. ^'otre séjour n'est point, eu effet, sur la cime Où s'assied menaçant l'Olympien sublime: rilles de la Nuit sombre et du sombre Achéron, Nous habitons l'abîme, et, quand, noir bûcheron, I.a Mort, n'attendant pas le compte des années, ïranche violemment les grandes destinées, Kous jaillissons soudain de l'ombre des enfers, Ht qui nous voit passer nous prend pour trois éclairs ! 0 land nous l'avons marqué, pas un qui ne succombe: Plus le coupable est haut, et plus de haut il tombe. Or, celui qu'Apollon contre tout droit soutient T.5i par nous réclamé, car il nous appartient ; Son nom seul changera ta clémence en colère : C'est Oreste d'Argos, l'assassin de sa mère ! ORESTE. 0 puissante Minerve ! Apollon Loxias M'avait, tu le sais bien, ordonné son trépas. Des maux affreux devaient retomber sur ma tête. Si, dans l'enivrement de leur sanglante fête, J'hésitais à frapper, sourd au commandement, Avec le même fer, et l'amante et l'amant. Dans cette extrémité, dis ! que devais-je faire, Quand j'avais sous les yeux le tombeau de mon père, Et quand un dieu vengeur, d'accord avec mes vœux, Me traînait vers le meurtre en disant : « Je le veux ! » MINERVE. Nul mortel n'oserait, fût-ce Minos lui-même, Rendre entre Oreste et vous un jugement suprême Jupiter pense donc que l'arrêt vaudra mieux Émanant à la fois des hommes et des dieux. Quant à moi, je ne puis, déesse trop rigide, l'orestie 183 Repousser qui chercha l'ombre de mon égide. Je sais que, noirs huissiers des arrêts de l'enfer, Vous les exécutez avec des mains de fer ! Mais, si des temps futurs j'ai compris la pensée, Des implacables dieux je crois l'ère passée, Et que du jugement le nous allons porter Désormais, plus clémente, une autre va dater. (Les Vieillards entrent.) Venez, sages vieillards, aréopage auguste, Nous allons séparer le juste de l'injuste; Voir si le criminel, une fois condamné. Doit être, à toutjamais, à son crime enchaîné; S'il lui faut dire adieu, public objet de haine, A l'espoir de rentrer dans la famille humaine, Et s'il doit renoncer, courbé sous l'abandon, A cueillir ce fruit d'or qu'on nomme le pardon. Héraut, fais ton devoir, que la trompette sonne, Que du seuil de ce temple on n'écarte personne, Car l'arrêt qui sera dans un instant porté Est celui qu'à genoux attend l'humanité. Vieillards, place en vos rangs où l'équité réside; Les débats sont ouverts et Minerve préside. ORESTE. Mon père, défends-moi, sors de la tombe!... sors! l'euménide. Assassin de sa mère, il compte sur les morts! UN VIEILLARD. La parole est à toi, déesse accusatrice; Parle donc la première. MINERVE. A tous il fâut justicej D'abord, à l'accusé je dois un défenseur. Homme ou dieu, qui défend Oreste? SCÈNE IV Les Mêmes, ELECTRE. ELECTRE. Moi, sa sœur ! 184 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Or.ESTE. Electre!... mon Electre! ELECTRE. Oreste! ORESTE. Oh! sœur si chère! jSlectp.e. Ne t'avais-je pas dit que je te suivrais, frère ! UN VIEILLARD, Parlez ! L'EDMEXinE. Sages vieillards qui remplacez les dieux, Quelles lois vont régir et la terre et les cieux Si le meurtre triomphe, et du coupable immonde Si l'absolution épouvante le monde? 11 faut alors dresser au crime souverain Un autel au milieu de notre âge d'airain; Préparer la famille aux angoisses anières, Car le bras des enfants est levé sur les mères. Songez-y donc, vieillards, si le courroux diviu Sur les pas du coupable impuni, marche en vain. Si nous ne sommes plus les trois sœurs vengeresses, De l'implacable enfer, implacables prêtresses, Le temple de Thémis, ébranlé par vos coups, Inutile, n'a plus qu'à s'écrouler sur nous. J'ai dit!... Que maintenant votre équité décide... Nous venons réclamer de vous le parricide! LE VIEILLARD. Le crime est-il nié ? ORESTE. Non. ELECTRE, vivpmont. Écoulez ma voix!... l'el'-mé.mde. Bien ! le lutteur n'a plus qu'à succomber deux fois! LE VIEILLARD. Répondez. ELECTRE. Celle-là qu'il poussa dans l'abîme, Avait commis, hélas! elle, un bien autre crime, Crime tellement noir, tellement odieux. L'ORESTIE 185 Od'il n'a pas son pareil à la face des dieux. La nuit où son époux, après dix d'absence, Revoyant le palais où noire double enfance D'un tyran étranger subissait les affronts, Du baiser paternel éclaira nos deux fronts. Cette nuit qui pour tous eût été solennelle, Fut une nuit de sang pour cette criminelle!... Ah 1 vous ne savez pas, vous, quelle fut la mort De celui que sa main égorgea sans remord ! Fa-- quels semblants d'amour, quelle fatale adresse Iii!c enlaça l'époux confiant, la tigresse! Non, vous n'étiez point là, vous n'avez pas vu, vous, Jîon père se débattre expirant sous ses coups, Adjurant, enchaîne de mortelles entraves, Dieux, parents, citoyens, amis, soldats, esclaves! Entendu de sa voix les làles étoufTants, Et son dernier soupir qui criait : « Mes enfants! » Vous n'avez pas, sanglant, emporté votre frère !... l'euménide. Celui qu'elle emportait devait tuer sa mère. ELECTRE. Vous n'avez pas sept ans supporté comme nous. Lui l'exil, moi les fers... Oh! vous n'avez pas, vous, Innocents, poursuivis par un destin funeste. Erré de mers en mers, comme mon cher Oreste. Taudis qu'au toit fatal profané sans retour, Piégnait eli'rontémentun adultère amour. Nul do vous, rejeton d'une race royale, N'a, fils d'Agamemnon, petit fils de Tantale, Désaltérant sa soif au torrent écarté. Mangeant le pain douteux de l'hospitalité, Demandé sous quel toit, quel rocher ou quel chêne, Reposerait son iront pendant la nuit prochaine; Et, lorsque de sa mort le bruit vint jusqu'à moi, De l'Olympe, dieuxbons, vous vîtes mon effroi; Qu'ainsi que tombe l'eau de l'arbre qu'on secoue, Ainsi tombaient les pleurs ruisselants sur ma joue. Vous le vîtes, dieuxbons, puisque, prenant pitié, Vous m'avez de mon cœur rendu l'autre moitié. Oh! quelle joie, alors que tu revins, mon frère!... 186 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS l'euménide. Celui qui revenait venait tuer sa mère. ÉLECTIiE. Oh! voulez-vous savoir qui la tua? — Voyez Ce carcan à mon cou, ces anneaux à mes pieil?; Voyez ces bras meurtris au contact de ma chaîne. Ces vêtements de deuil, sombres comme ma haine. Joignez-y le spectacle incessant, odieux, De mon malheureux père égorgé sous mes yeux, Mes craintes pour mon frère alors que, noir pré?nge. Les cris de l'alcyon m'annonçaient quelque orage, Et que je le révais, jouet des flots amers, Roulé comme Ceyx, an sein des vastes mers! Qui? lui, son meurtrier? Non, par les dieux, j'atteste Que le vrai meurtier, c'est moi, non pas Oreste. Alors qu'elle essayait d'écarter de son sein Le fer expiateur du pieux assassin. Et qu'Oreste, à ses pieds laissant tomber ses armes, Tournait de mon côté ses yeux remplis de larmes, C'est moi, cœur sans |)itié, c'est moi, bras inhumain, Qui ramassai le glaive échappé de sa main; C'est donc moi la coupable, et non pas toi, mon frère! l'eumé.mde. Avec ce glaive impie, il a tué sa mère. MINEKVE. ieillards aimés des dieux, sans partialité, > qui vient d'être dit, vous l'avez écouté, rhémis entre vos mains a remis sa balance, ;)onnez votre suffrage et rendez la sentence. l'euUÉNIDE, pendant que l'Aréopage, vole, .'"ai, soyez-en témoin, vidé sur l'accusé .]:.=qu'àson dernier trait mon carquois épuisé. isous allons, maintenant que le crime est noloirc, Voir à qui de nous deux restera la victoire. oueste. 0 puissant Apollon, toi par ijui j'ai tout fait, Si lu l'as inspiré, charge-toi du forfait; liais, si j'en ai conçu la pensée en mon âme, Livre-moi, j'y consens, à la déesse infcàme. MINE UNE. Athéniens, comptez les voies avec soin. l'orestie 187 Songez que vous avez le monde pour témoin: Un suffrage de moins le supplice s'achève; Un suffrage de plus, l'accusé se relève. LE VIEILLARD. Les votes sont égaux par un hasard du sort! Six sont pour le pardon, et six sont pour la mort; Maintenant, c'est à toi, Pallas, déesse sage, De peser sur l'arrêt par ton divin suffrage. MINERVE. C'est bien. Passez-moi l'urne où sont les votes blancs: J'apporte l'espérance aux coupables tremblants. La haine a jusqu'ici fait la terre déserte, 11 est temps qu'<à la fin la porte soit ouverte A l'avenir clément où pour l'homme abattu Le repentir sera la suprême vertu. L'âge antique est fini, Tàge nouveau commence. La sagesse toujours vota pour la clémence! LE HÉRAUT. Peuple, écoute l'arrêt snr Oreste porté ! LE VIEILLARD. Oreste, repentant, par nous est acquitté. TOUS. Oreste est acquitté!... ELECTRE, s'agenouillant. Divin aréopage !... ORESTE. 0 ma sœur, désormais reprenons notre hommage A ces antiques dieux qui n'ont su que punir, Et rendons grâce, Electre, aux dieux de l'avenir. Merci aux artistes qui, après m'avoir fait un succès, m'ont forcé de venir recevoir les applaudissements qui leur étaient dus. Alex. Dumas, 5 janvier 1856. FIN DE L ORESTIE LA TOUR SAINT-JACQUES DRAME EN CINQ ACTES, EN NEUF TABLEAUX EN SOCIÉTÉ AVEC M. X. DE MONTÉPIN Théâtre impérial du Cirque. — l'a novembre 1836. DISTRIBUTION CHARLES VI MM. Lacressoknière. RAOUL DE LA TREMBLAYE Taillade. MOULAS FLAMEL Ddpdis. FLEUR-D'ÈPÉE Clauexce. JACQUEMIN GRINGONNEUR Poiiuer. JEAN SANS-PEUR Eo. Galland. PILL'-:TR0USSE Williams. JAS.MYN TÛNNS.YU Lebel. JUVENAL DES URSINS ) g„„s^.j, ADALBERT DE TANCARVILLE ) HENRI DE VSRNEUIL Cochet. RANDOLPHE DÉ BERN.^Y 1 Philippe LA GAUCHIS / VILLIERS DE L'ISLE-ADAM Seligny. LACTANGE Noël. y;-\LEMORT B.iicHARD. DE LIVET Peipln. JACQUiiS DE LA TREMBLAYE Moi.ina. AUBIN, ifltendant Benjami.v. ROGZR, domestique Langlois. J.^RRETIÈRE, liéraut d'armes Nehadlt. Un Seugknt D'AnnALÉTRiERS Louis. Un Bûurgeoij Daucolrt. Deuxième Bourgeois Foidras. Un Bouémien Doutp.eville. Deuxième Bouémien A. D.arcourt. MESSIRE DE MÛRVILLIERS HELLION DE JACQUEVL.LE ISABEAU DE BAVIÈRE Mmes Person. (ÎDÉTTE Debay. PERNELLE Anna. LE DAUPHIN Dupi.essis. LYLETTE DiNrÊs. Une Bohémienne Lf.'»:iR 11. 190 THÉÂTRE COMPLET d'aLEX. DUMAS GEUTRUDE iMmes Cassard. Une Jeu.ne Fille Maria. Un Page Denise. La Gitane Louise. ÀRBALÉlRIEnS, .\RCUERS, BOURGEOIS, PeCPLE, DoilKMIENS, BOUÉ.MIEKSES. — L'action commence le 19 janvier i-flt3« — • ACTE PREMIER PREMIER TABLEAU An château de la Tiemblayo, en Normandie. SCÈNE PREMIÈRE AUBIN, ROGER, Seuviteur-s, un Crieur, Fuyards. Tous les Serviteurs en deuil. UNE VOIX, venant d'en haut. Priez pour l'âme de très-noble liomino, messire Charles- Loiiis-Réginakl de la Tremblaye, seigneur banneret de quatre bannières, comte de Courseulles, baron de Tourvilie, mort sous les murs de Rouen, en tentant de faire lever le siège de la bonne ville à nos ennemis les Anglais. AUBIN. Qu'as-tu vu de nouveau, uOger? ROGER. Rien; des gens qui continuent de fuir de tous côtés; la plaine en est couverte. J- n'aurais jamais cru qu'après tant de morts, il resterait encore tant de vivants dans la pauvre ville, le jour où elle serait obligée de se rendre... Messire in- tendant, les cours sont pleines, les antichambres sont pleines, faut-il fermer les portes? (Des Gens effarés paraissent au fond.) AUBIN. Messire Raoul de la Tremblaye a dit qu'en mémoire de LA TOUR SAINT-JACQUES 191 son noble père, autant le château pourrait contenir de con- vives, invités ou non invités, autant il en recevrait. Les fugi- tifs sont des convives que Dieu lui envoie; laissez entrer les fugitifs. ROGER. Il n'y aura jamais assez pour nourrir tant de gens. AUBIN. Faites tuer un bœuf et dix moutons de plus; roulez dans les cours des tonneaux de cidre et de vin, dcfoucez-les; c'est l'ordre de monseigneur, TODS LES FUGITIFS. Vive monseigneur Raoul de la Tremblaye ! SCÈNE II Les Jîémes, RAOUL DE L\ TREMBLAYE, un Tèlerin, entre DEUX AnCIIERS. RAOUL. Ne criez pas : « Vive le fils! » le jour où le fils célèbre le? funérailles de son père; car, dans aucun jour de sa vie, il n'a moins désiré de vivre. (Aux deux Archers.) Retirez-vous; cel homme est libre. (Au Pèlerin.) Entrez, mon frère. LE PÈLERIN. Quoi! monseigneur, avant vous? RAOUL. Vous êtes mon hôte... Celui qui est mort hier, frappé en face, percé au cœur, Réginald, mon noble père, vous aurait dit: « Ce toit est le vôtre ; entrez, pèlerin. Si vous êtes fati- gué, asseyez-vous ; mangez, si vous avez faim ; buvez, si vous avez soif; puis ensuite, si cela vous agrée, vous me direz qui vous êtes, d'où vous venez, et ce que je puis faire po'ir vous. » Hélas ! la voix qui vous eût ainsi parlé est éteinte; le cœur généreux qui faisait de l'hospitalité, non-seulement un de- voir, mais un culte, ce cœur a cessé de battre; mais ma voix est la sienne, mon cœur est le sien, et je vous dis : Pèhrin fatigué, buvez et mangez; reposez-vous ; vous êtes le maître dans cette demeure. LE PÈLERIN. Il me faut peu de chose, monseigneur; car je ne suis ni un des grands ni un des heureux de ce monde : une mé- 192 THÉÂTRE COMPLET D ALEX. DUMAS chante escabolle au coin du feu; et, si elle est bottense, je m'en contenterai de mcnic; un morceau de pain noir ou blanc, et, s'il est dur, mes dents sont bonnes; un verre de vin ou de cidre, et, faute de cidre ou de vin, un peu d'eau claire suffira à celui qui, plus d'une fois, a bu avec délices l'eau bourbeuse des fossés et des ornières. lUOUL. Buvez et mangez. (L'Intendant apporte sur un plateau du pain et du vin.) LE PÈLEKUV. Oh! mon gentilhomme, que de générosité! A la sanie de Votre Seigneurie ! (il boit.) Jacquemin Gringonneur vous bé- nira tant qu'il vivra, et il com[)te bien vivre longtemps: bon pied, bon œil, monseigneur... (mordant dans le paiu), et bon appétit surtout ! RAOUL. Pourquoi donc mes archers vous arrêtaient-ils ? JACQUEMIN. Je n'en sais rien; et je crois même qu'ils n'en savent pas beaucoup plus que moi là-dessus. J'ai cru comprendre cepen- dant qu'ils me prenaient pour un espion des Anglais, qui sont, à ce qu'il paraît, dans le voisinage. RAOUL. Oui, les Anglais sont dans le voisinage; oui, après avoir pris Calais, ils ont pris Harfleur; après avoir pris Ilarfleur, ils ont pris Caen ; après avoir pris Caen, ils ont pris Rouen. C'est la marée qui monte et que rien n'arrête ; elle écume un instant aux fossés des châteaux et aux remparts des villes, puis elle passe dessus; elle couvre déjà la Guyenne, la Bre- tagne, la Normandie; elle couvrira bientôt toute la France, et alors, il n'y aura plus de France; seulement, il y aura deux Anglelerres... Ah ! mon père! mon père! tu as bien fait de mourir pour ne pas voir ce que nous verrons! JACQUEMIN. Maintenant, vous me demanderez, monseigneur, d'oii je viens? Demandez-moi mieux, c'est-à-dire d'où je ne viens pas, et j'aurai plus tôt fait de vous répondre. Je m'étais, comme tant d'autres, et sur la parole du voyageur Marco Polo, embarqué à la recherche du royaume de l'or, sur un bâtiment vénitien, et j'arrive pour le moment d'Anver?, ma LA TOUR SAINT-JACQUES 493 dernière étape entre la Chine et la France ; une barque m'a jeté sur le rivage, entre Dieppe et Saint-Valery. De Saint-Va- iery ici, je suis venu marchant devant moi, au hasard ou à la providence, mendiant sur ma route, sans souci d'arriver, parce que je n'ai pas de but, et n'ayant pas de but, parce que nulle part personne ne m'attend. RAOUL. Que savez -vous faire? JACQUEMIN. Hélas ! monseigneur, tout, ou à peu près tout. Je suis un peu poëte, un peu mime et un peu comédien. RAOUL. Vous êtes Français ? JACQUEMIN. Oui, monseigneur, puisque la langue française est la pre- mière que je me rappelle avoir parlée. RAOUL. Dans quelle partie de la France étes-vous né? JACQUEMIN. Oh ! quant à cela, je ne saurais vous le dire. Je n'ai jamais connu ni mon père ni ma mère. RAOUL. Alors, vous êtes orphelin ? JACQUEMIN. Tout ce qu'il y a de plus orphelin : personne ne m'a jamais aimé, personne ne m'aime, personne ne m'aimera jamais peut-être ; mais, si Dieu ne m'abandonne pas, cela me suffit, j'aurai le bon lot. RAOUL. Êtes-vous loyal, Jacquemin? JACQUEMIN. Loyal? Attendez donc; je ne me le suis jamais demandé, mais je le crois. Je n'ai jamais menti, et, pour sauver ma vie, je ne mentirais pas. Est-ce cela qu'on appelle la loyauté? RAOUL. Êtes-vous dévoué? JACQUEMIN. Oh! pour cela, je comprends mieux. Vous me démandez, n'est-ce pas, si je donnerais ma vie pour quelqu'un qui m'ai- merait un peu et qui me laisserait l'aimer beaucoup? Je la donnerais, monseigneur, et à l'instant même. 194 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS RAOUL. Vous m'avez dit qui vous élicz; à mon tour de vous dire qui je suis. Je suis le comte Raoul de la Tremblaye, devenu, par la mort de mon père, seigueur de ses fiefs, baron de ses baronnics et héritier de tous ses biens. J'ai deux châteaux comme celui-ci, l'un en Picardie, l'autre en Anjou; j'ai sur mes trois terres cinq villes, quinze villages et quinze cents vassaux; mon aïeul a conduit :eize lances à Crécy, mou grand'père vingt lances à Azincourt, mon père vingt-cinq lances à Rouen ; mais, avec toutes mes richesses, avec tous mes châteaux, avec mes terres, mes vassaux et mes hommes d'armes, je suis plus orphelin que vous; car, moi, j'ai connu l'amour de mon père, et cet amour, avec mon père je l'ai perdu. (On entend les ciociies.) Vous arrivez ici dans un jour bien triste pour moi, Jacquemin ! qu'il soit heureux pour vous. Ne me quittez plus, Jacquemin; je vous aimerai, aimez- moi. JACQUEMIN. Messire Raoul, vous venez d'acheter une âme ; je ne suis , plus à moi, je suis à vous; à vous, comme le chien à soai maître, et le pauvre Jacquemin Gringonneur est un bon chien de garde : il ujordra pour vous défendre, monseigneur, et, s'il le faut, il se fera tuer pour vous. RAOUL. Bien, mon ami! Reposez-vous; demain, nous causerons; aujourd'hui, d'autres devoirs me réclament : cette cloclie m'annonce les convives du repas funèbre. (Jacquemin s'incline, rabat son capuchon sur sa tète et va s'asseoir sur nne escabelle, sous le manteau de la cbeoiinée.) SCÈNE III 1 Les Mêmes, HENRI DE VERNEUIL, ÂDALBERT DE TAN-l CARVILLE, RANDOLPHE DE BERNAY, plusieurs autres Gentilshommes de différents âges. RAOUL. Entrez, messeigneurs, entrez. PLUSIEURS DES GENTILSHOMMES. Salut au comte Raoul de la Tremblaye! LA TOUR SAINT-JACQUES 195 RAOUL. Salut, messires. Celui doni le manoir hospitalier fut ou- vert toujours au pauvre comme au riche, au faihle comme au fort, à l'orphelin sans parents comme au seigneur de haute liguée, celui que nous pleurons ensemhle, celui dont le fauteuil, voilé d'un crêpe, va rester vide au milieu de nous, vous invite, par la voix de son fils, à prendre place à sa tahle pour la dernière fois... Qu'est-ce que cela?... (Les yeux de tous les Convives se fixent sur la porte, où l'on aperçoit un grand moa- vement. Deux Pages entrent et se rangent de chaque côté de la porte.) Qucls sont ces pages? d'où vient qu'ils portent mes armes? (Deux autres Pages suivent, puis un Gentilhomme.) SCÈNE IV Les Mêmes, JACQUES DE LA TREMBLAYE. JACQUES entre, marche d'un pas assuré vers la table, se place devant le fauteuil et sous le dais. Siilut et honneur à tous, messieurs ! BAOUL, après un moment de silence causé par l'étonnement. Qui étes-vous, vous qui prenez à cette table la place qu'y occupait mon pèr.î, et qui vous asseyez dans le fauteuil du maître et sous le dais du seigneur? JACQUES. Je suis celui que cette place vide attendait; je suis celui pour lequel ce dais a été dressé ; je suis le seigneur et le maître, et je vous remercie, messires, de l'honneur que vous voulez bien me faire en vous asseyant à la table de notre château de la Tremblaye. RAOUL. J'ai mal compris le sens de vos paroles, et, d'ailleurs, mou titre d'hôte me fait un devoir d'être patient. Qui étes-vous, et que venez-vous faire ici ? JACQUES. Qui je suis? Je suis le comte Jacques de la Tremblaye, ne- veu et héritier du comte Charles-Louis-Réginald de la Trem- blaye. Ce que je viens faire ici? Je viens prendre possessio:; de mon héritage et chasser de ce château l'étranger qui y est resté trop longtemps. 196 Tin-ATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS riAOUL. Vous êtes en délire, monsieur. Si cher qu'ait i-tc le frère, le neveu n'hérite pas là où il y a un fils. JACQUES. Le neveu n'hérite pas là où il y a un fils; mais il hérite là où il n'y a qu'un bâtard. RAOUL. Bâtard ! Je crois que cet homme m'a appelé bâtard ? Avo? vous entendu, messieurs? Cousin Jacques, voilà un mot (j je ferai rentrer dans ta gorge maudite avec la lame de mou épée et le manche de mon poignard. JACQUES. Notre-Dame! c'est, en vérité, à n'y pas croire! serait-il donc possible que cet homme eût été nourri d'orgueil et de vanité à ce point qu'il ignore la tache qui est sur sa nais- sance ? Dites, est-ce possible, vous qui m'écoutez? RAOUL, regardant autour de lui, d'abord avec étonncment, puis avec doute. Messires, messires! j'en appelle à vous, nobles barons, loyaux chevaliers. Est-ce que cet homme ne m'insulte pas, est-ce que cet homme n'insulte pas ma mère, en disant que je ne suis pas le fils du comte Régiuald de la Tremblaye? Vous ne répondez pas? vous gardez le silence? Au nom du ciel, parlez! JACQUES. Tu le vois : ils se taisent, parce qu'ils sont chevaliers et hommes d'honneur, et qu'ils aiment mieux se taire que de mentir. RAOUL. Oh! Je vous adjure, moi, le (ils de votre ami mort et qui ne peut {)lus parler qu'à Dieu; je vous adjure, au nom de l'amitié sainte qu'il avait pour vous; je vous adjure, comte Adalbert de ïancarville, marcpiis Randolplie de Ufruay, baron Henri de Verneuil, suis-je ou ne suis-jc pas sou fils? (sup- pliant.) Comte Adalbert... ADALBEKT. Raoul, vous êtes le fils du comte Réginuld de la Trem- blaye. RAOUL. Ahl LÀ TOUR SAINT-JACQUES 197 ADALBERT. Mais votre mère, morte en vous donnant le jour, n'était pas sa femme. RAOUL. Marquis Randolphe.. Il a dit vrai. Baron Henri... RANDOLPHE. RAOUL. HENRI. Vous pouvez croire à la parole de ces gentilshommes. RAOUL. Oh ! mon Dieu ! HENRI. Mais j'ajouterai que votre père m'a répété plus d'une fois qu'il ne mourrait pas sans vous reconnaître pour son fils. RANDOLPHE. Et le comte Réginald m'a dit, à moi, avoir fait un testa- ment dans lequel il vous rendait tous vos droits. ADALBERT. Et à moi, ce testament, le comte Réginald l'a lu. HENRI, étendant la main. Ce que j'ai dit, c'est sur riionncur, ADALBERT et RANDOLPHE. Et moi aussi ! et moi aussi ! JACQUES. Soit. Produisez ce testament. ADALBERT. Avez-vous quelque idée de l'endroit où le testament puisse être, Raoul ? RAOUL. Puis-je le savoir, moi qui ignorais même qu'il existât? RANDOLPHE. Mais, parmi vos serviteurs, parmi les serviteurs du comte, parmi les plus vieux et les plus intimes, n'en est-il pas un qui puisse vous renseigner? HENRI. S'il en est un, qu'il parle ! RAOUL. Oui, qu'il parle, et, quelcjuc chose qu'il ait à dire, celui- là ne sera plus mon serviteur, il sera mon ami. 198 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS ADBIN, s'approchant. Mon jeune maître... RAODl. Viens, Aubin, viens! Tu es un honnête homme, et d'avance j'affirme que ce que tu diras, je le croirai. AUBIN. Peut-être ce que j'ai à dire est-il peu de chose, mais je dois le dire. 11 existe dans la chambre de mon maître une cas- sette où il avait l'habitude d'enfermer ses titres de famille et ses papiers les plus précieux. Si le testament est quelque part, c'est là qu'il est. RAODL. 0 mon Dieu ! vous m'êtes témoin que ce n'est ni pour le château, ni pour les terres, ni pour les villages, ni pour les vassaux, mais pour le seul honneur d'être son fils, que je désire ce testament !... Aubin, va chercher la cassette. (Le Vieillard sort au miliea du silence.) SCÈNE V Les Mêmes, hors AUBIN. LA VOIX DD CRTEUR. Priez pci r l'âme de très-noble homme, messire Charles- Louis-Réginald de la Trcaiblaye, seigneur banneret de quatre bannières, comte de Cou seulles, baron de Tourville, mort sous les murs de Rouen, en tentant do faire lever le siège de la bonne ville à nos ennemis les Anglais. SCÈNE VI Les Mêmes, AUBIN. AUBIN. Voici la cassette, monseigneur. RAOUL. La clef ? AUBIN. Il n'y en avait point, et j'ignore où elle est. LA TOUR SAINT-JACQUES 199 RAOUL, tirant son poignard. Pardonne-moi, mon père; mais je fais, j'en suis certain, selon tes vœux. (Il approche la pointe du poignard de la serrure ; mais, auparavant, il regarde les Convives comme pour les interroger.) TOUS. Faites, Raoul. (Raoul force la serrure. Toute cette scène roule sur un trémolo de rorchestre.) RAOUL, après avoir fouillé dans les papiers et en avoir rejeté deux ou trois. .Messeigneurs, messeigneurs, écoutez! (silence profond. Raoul litd'une voix émue.) « Ceci est mon testament... » Oh! mon Dieu! (Il pose la main sur son front, près de défaillir.)" J^ soussigné, Charles- Louis-Rcginald, comte de la Tremblaye, étant sain de corps et d'esprit, déclare qu'avec l'aide de Dieu et l'agrément de monseigneur Charles, sixième du nom, roi de France, mon intention est d'adopter et de reconnaître, et qu'en effet je reconnais et adopte pour mon fils unique et légitime, mon fils naturel Louis-Raoul, qui, à partir du jour où ce testa- ment sera connu, prendra le nom de la Tremblaye, et, moi mort, héritera de tous mes biens, châteaux, terres et sei- gneuries. Je lui recommande et ordonne au besoin... (Raoul tourne la page, hésite et balbutie) de conserver sans tache le nom de la Tremblaye, qui est arrivé sans tache jusqu'à lui ; de vivre en bon chrétien et en fidèle sujet du roi. — Fait au château de la Tremblaye, le... » HE Mil. C'est bien l'acte que le comte m'a lu. ADALBERT. Qu'avez-vous donc, Raoul? RÀNDOLPHE. Mais cet acte est régulier. JACQUES, qui s'est emparé du papier. Parfaitement, jusqu'à la fin ; iTiais, à la fin, il y manque une chose, peu importante, c'est vrai... TOUS. Que manque-t-il? JACQUES. Oh! mon Dieu, presque rien: la signature du testateur... (il montre l'acte.) Voyez, messires. 200 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS TOUS, les uns après les autres. C'est vrai, l'acte n'est pas signé. HENKI. Celui que le comte m'a lu était signé. ADALBEIIT. Celui-ci n'est sans doute qu'une copie. nANDOLlMlE. L'original doit se retrouver. RAOUL. Oui, oui, l'original doit se retrouver. JACQUES. Mais, en attendant qu'il so retrouve, sir Raoul, je suis le seul et unique héritier du comte Cliarles-Louis-Reginald de la Tremblaye, comme fils légitime de son frère Arthur-Phi- lippe de la Tremhlayc. De plus, j'affirme que le testament dans lequel vous espérez encore n'existe pas, n'a jamais existé, ne se retrouvera jamais. Il EN ni. Prenez garde, messire ! vous me donnez un démenti. UAOUL. Non pas à vous, mais à moi ; car, sur votre parole, j'affirme, moi, que le testament existe. JACQUES. C'est possible; mais, tant que vous n'en aurez pas apporté la preuve, sire Raoul, vous n'êtes dans ce château qu'un étranger; et, comme ce château est à moi, vous me ferez, je l'espère, la faveur de le quitter à l'instant même. RAOUL. Oh ! misérable ! et lu crois pouvoir m'insulter ainsi dans le château de celui qui m'appelait son fils et que j'appelais mon père, quand sa voix est à peine éteinte, quand sa bouche est à peine fermée, quand ses blessures saignent encore, quand la pierre du sépulcre n'est pas retombée sur sa tête, quand il peut se relever de sa couche mortuaire et venir te dire que tu mens ? Oh ! non, non, il n'en sera pas ainsi. L'épée à la main! l'épée à la main! et qu'entre nous deux Dieu décide ! TOUS. Oui, l'épée à la main ! LA TOUR SAINT-JACQUES 201 JACQUES, tirant son épée. C'est bien de l'honneur que vous me forces de faire à ce bâtard. RAOUL. Oh!,.. JACQUEMIN, s'avançant. Les épées au fourreau, mes gentilshommes! Vous n'êtes point des païens pour vous égorger sur un tombeau comme des gladiateurs. Dieu va décider sans que le sang coule. JACQUES. Quel est ce drôle, et que veut-il ? JACQUEMIN. Ce drôle est un pèlerin, et ce pèlerin arrive de la Terre- Sainte. TOUS, avec vénération. Ah! JACQUEMIN. Ce pèlerin a fait sa prière au mont des Oliviers, et porte à la ceinture de sa robe un rosaire qui a touché le tombeau du Christ et dont les vertus sont miraculeuses. Ce rosaire, le voici. (H le pose sur la table.) L'homme, quel qu'il soit, grand seigneur ou manant, qui, la maiu étendue sur ce rosaire, fait un serment, sachant qu'il se parjure, cet homme tombe fou- droyé. (A Jacques.) Vous venez d'alfirmer qu'il n'existait nul testament, nul acte d'adoption signé par le comte Réginald de la Tremblaye; vous venez d'aftirmer qu'en voire âme et conscience, vous vous croyez le seul et légitime possesseur de ce château et de ses domaines. Eh bien, affirmez cela sur ce rosaire ; jurez et nous vous croirons. TOUS. Qu'il jure! qu'il jure! JACQUES. Cet homme peut être un magicien et un porteur de malé- fices. Je ne jure pas. RAOUL. Eh bien, moi, d'après la parole du noble comte Henri, sur cette relique sainte, devant Dieu qui me voit, devant mon noble père qui m'entend, je jure ffue cet homme a menti. TOUS. Qu'il jure! qu'il jure ! 202 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS JACQUES. Que m'importent, à moi, les serments d'un bâtard et les jongleries d'un aventurier? Qu'ai-je à jurer ? qu'ai-je à prou- ver? Rien. Je suis le maître, le seul et unique seigneur; le droit est pour moi, j'use de mon droit. Je répèle donc que ce jeune homme est étranger ici, que rien ne lui appartient, que je le chasse, et que, s'il ne sort pas de bon gré, je le fais je- ter hors d'ici par mes valets. R.V0UL, Misérable ! ADALBEUT. Messire, nous ne nions pas que vous ne soyez dans votre droit; mais ce que nous disons, c'est que vous abusez de ce droit ; c'est que votre conduite est indigne d'un gentilhomme, indigne d'un homme d'honneur. RANDOLPHE. Je me range à l'avis du comte Adalbert, et ce qu'il vient de dire, je le redis. HENRI. Et, après eux, je le redis, moi, une troisième fois, et j'ajoute que, du moment que ce château est à vous, nous quit- tons ce château. JACQUES. A votre fantaisie, messeignours; notre hospitalité accueille tout le monde, mais ne retient personne. LES TROIS SEIGNEURS. Sortons ! AUBIN. Attendez, messires, et laissez un vieillard dire sa dernière parole... Seigneur Jacques, peut-être avez-vous pour vous le droit; mais vous n'avez ni l'équité ni la justice : vous dites à ce jeune homme que rien ici ne lui appartient. Cela est faux. Messire Raoul est le légitime possesseur de tout ce qu'il tient des libéralités du feu comte Réginald. Son cheval lui appartient, ses armes et ses bijoux lui apparliennent, l'ar- gent qu'il peut avoir sur lui lui appartient; tout cela est à lui, bien à lui, et nul n'a le droit de lui réclamer ces choses, ni de les lui retenir. JACQUES. Eh bien, soit; que le bâtard emporte avec lui tout ce dont vous parlez, j'y consens ; mais qu'il parte à l'instant mémel LA TOUR SAINT-JACQUES 203 RAODL. Si vous comptez me faire une aumône, si vous espérez me la faire accepter, délrompez-vous ; votre générosité est un mensonge auquel vous-même ne croyez pas. Vous êtes aussi misérablement lâche que honteusement avare, et vous cé- dez parce que je vous fais peur... Eh bien, ce peu qui m'ap- partient, je le refuse : mon cheval est dans vos écuries, il y restera. Quant à mes armes, les voici ; quant à mes bijoux, quant à mon argent, les voilà 1 Messeigneurs, vous êtes té- moins que Je sors du château de mon père sans en emporter autre chose que l'habit qui me couvre. Venez, messei- gneurs ! ADÀLBERT. Attendez, Raoul! vous vous êtes dépouillé, c'est à nous de vous revêtir. Raoul, ton père et moi , nous étions frères d'armes ; le matin d'Azincourt, nous nous embrassâmes et nous échangeâmes nos épées. Avec ces épées, quand la jour- née fut perdue, nous nous fîmes jour à travers les Anglais. Cette épée t'appartient, Raoul ; mais, avant de te la remettre, avec cette épée je veux t'armer chevalier. A genoux, Raoul ! (Raoul s'agenooille.) RANDOLPHE. Raoul, j'étais à Nicolis avec ton père; nous fûmes faits prisonniers ensemble par Bajazet, qui avait juré de faire manger l'avoine à son cheval sur l'autel de Saint-Pierre, à Rome. Ton père était riche; moi, j'étais pauvre; ton père paya ma rançon : cette rançon, il ne voulut jamais la rece- voir et je la lui dois. Prends cette chaîne, elle m'a été donnée par le roi de Hongrie : elle vaut cent philippes d'or; je reste ton débiteur d'une somme cent fois plus forte. (Il lui passe la chaîne au cou.) HENRI. Il n'est point de chevalier sans éperons d'or. Ceux-ci m'ont été chaussés par l'impératrice d'Allemagne, dans un tournoi donné à Bruges par Philippe-le-Hardi. Ton père et moi, nous y brisâmes trois lances, l'un contre l'autre, et nous fûmes proclamés les deux vainqueurs. Ces éperons vont mieux à tes pieds agiles qu'à mes pieds appesantis. Laisse- moi attacher à tes pieds les éperons qu'une reine a attachés aux miens. (Il lui met ses éperons.) 204 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS ADALBERT. Et maintenant, Raoul, sois fidèle, loyal, dévoué au roi. Au nom de Dieu et de saint Michel, je te fais chevalier, (il le touche de son épce sur chaque épaule.) Emhrasse-inoi, Raoul. lUOUL. Oh! mcsscigneurs, mon père vous voit et vous bénit. Moi, oh! moi, la parole me manque, les larmes ni'ètoulfent... Jlerci! merci! et adieu à vous tous! Adieu à toi aussi, mon pauvre Jacquemin !... il faut nous quitter, mon ami ; car ce que je t'avais promis, tu le vois, je ne puis le tenir. JACQUEMIN. Oui, mais ce que j'ai prorais, moi, monseigneur, je le tien- drai. RAOUL. Qu'as- tu promis.^ JACQUEMIN. J'ai prorais de vous accorapagner. RAOUL. Toi.? JACQUEMIN. Vous voilà chevalier : il vous faut un écuyer, un varlet, un page... RAOUL. Un écuyer dans ce costume ? JACQUEMIN, rejetant sa robe et paraissant dans une espèce de costume oriental. Que dites-vous de celui-ci ? RAOUL. Mais je suis plus pauvre que toi, Jacquemin! JACQUEMIN. Qu'importe ! là où il n'y a pas assez pour un, il y a quel- quefois plus qu'il ne faut pour deux. RAOUL. Tu m'aimes donc, Jacquemin? JACQUEMIN. Je vous ai dit, messire, que vous aviez acheté une âme, je vous ai dit (jue je serais votre chien... L'àme suit le corps, le ciiien doit suivre le maître. LA TOUR SAINT-JACQUES 205 RAOUL, lui tendant la main. Viens donc, puisque tu le veux. (On amène deux chevaux.) Qu'est-ce donc que ces chevaux ? AUBIN. Ce sont ceux que vous avez pris sur les Anglais ; ils sont bien à vous. RAOUL, à Jacques. Comte Jacques de la Treniblaye, nous nous reverrons. JACQUES, à part. Oui, et, le jour où nous nous reverrons, malheur à toi, bâtard! LA voix DU CRIEUR. Priez pour l'àme de très-noble homme, messire Charles- Louis Réginaldde laTremblaye, seigneur banneret de quatre bannières... (La vois se perd.) DEUXIÈME TABLEAU La salle du trône, au Louvre. — Au lever du rideau, une Sentinelle est à la porte du fond ; cette Sentinelle est un arbalétrier avec son arbalète et sa trousse. SCENE PREMIERE La Sentinelle, VILIIERS DE L'ISLE-ADAM. LA SENTINELLE, à Villiers, qui se présente à la porte. On ne passe pas. VILLIERS. Vous vous trompez, mon ami ; peut-être ne passe-t-on pas quand on est au roi ou au daupliin ; mais on passe quand on est à monseigneur le duc de Bourgogne. LA SENTINELLE. Votre nom ? VlLLlERS. Le sire Villiers del'IsIe-Adam. XX. 12 206 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS LA SENTIKELLE. Excusez-moi, monseigneur : j'avais, en effet, l'ordre de vous laisser passer. (Villiers entre, s'avance vers une parte latérale et frappe.) SCÈNE II LE DUC JEAN SANS-PEUR, ouvrant la porte; VILLIERS, U Ses- TINELLE. LE DUC. C'est toi, Villiers? VILLIERS. Oui, monseigneur. LE DDC. Eh bien? VILLIERS. Vos ordres sont donnés. LE DUC. Exactement? VILLIERS. De point en point. LE DUC. Alors, tout sera prêt, demain, pour la chasse? VILLIERS. Et pour l'enlèvement... Maintenant, monseigneur permet-il? LE DUC. Tout de toi, Villiers. VILLIERS. Monseigneur, mon avis est que mieux on comprend les ordres, mieux ou les exécute. J LE DUC. ^ Je pense exactement comme toi, Villiers, et je ne demande pas mieux que de l'expliquer les deux ordres que je t'ai don- nés. VILLIERS. Pourquoi ne restez-vous point à Paris, où vous êtes plus seigneur que le roi, qui n'a plus sa raison, que le dauphin, qui ne l'a pas encore, que la reine, qui ne l'a jamais eue ? LE DUC. Villiers, si jamais tu as le malheur d'être chef de parti, tu LA TOUR SAINT-JACQUES 207 t'apercevras de ceci : c'est qu'il y a un moment où, au lieu de commander à son parti, on en arrive à lui obéir. Je quitte Paris, Villiers, parce que je suis encore maître du roi, maître du dauphin, maître delà reine, mais que je ne le suis plus des Parisiens. Tn sais la nouvelle? VILLIERS. Laquelle? LE DUC. Rouen est pris. Eh bien, on va encore m'imputer la chute de Rouen. VILLIERS. Et l'on n'aura pas tout à fait tort. Si vous aviez secouru Rouen, monseigneur, Rouen serait encore au roi de France, au lieu d'être au roi d'Angleterre. LE DUC. Eh! pouvais-je secourir Rouen sans en venir à une guerre ouverte avec les Anglais ? Or, une guerre ouverte avec les Anglais, c'est la ruine de mes villes de Flandre, d'Anvers, de Bruges, de Gand, Ma paix avec eux est bien plus une paix commerciale que politique. Que j'aie la guerre, j'ai l'émeute, et j'aime bien mieux que l'émeute coure les rues de Paris que celles de Bruxelles. Or, après la chute de Rouen, il faut que je me prononce, si je reste à Paris : Anglais ou Français; or, je désire rester Flamand. Voilà pourquoi je quitte Paris. Est-ce clairement répondu, Villiers? VILLIERS. Oui, mais à la première question seulement. LE DUC. Alors, passons à la seconde. VILLIERS. Pourquoi, au lieu d'enlever la reine et de la faire nommer régente, enlevez-vous le dauphin, qui n'est encore qu'un en- fant, aux édits et écrits duquel on ne croira point, parce que l'on dira que vous lui faites faire tout ce que vous vou- lez? LE DUC. Cette fois, ce n'est plus une raison que j'ai à te donner, Villiers, c'est deux raisons. Je n'enlève pas la reine, parce que, depuis le meurtre du duc d'Orléans, la reine me déteste; elle me caresse, elle me sourit, elle me fait les blanches dents; mais, avec ces blanches dents, le jour où elle pourra me 208 THÉÂTRE COMPLET D'AI.EX. DUMAS mordre, elle enlèvera le morceau ! Première raison; l'ad- mets-tu? VILLIERS. Je l'admets. LE DUC. Maintenant, j'enlève le dauphin, parce que c'est lui qu'à tort ou à raison, le peuple aime; parce que c'est en lui qu'il met toutes ses espérances. Le dauphin enlevé, moi parti, Isabeau devient libre et maîtresse d'elle-même. Isabeau libre et maîtresse d'elle-même, vois-tu, Villiers, c'est le roi de plus en plus insensé; or, la démence du roi Charles VI, c'est le règne du duc Jean. Le jour où le roi reprendra sa raison, je ne suis plus que le duc de Bourgogne, comte de Flandre, premier pair du royaume, voilà tout. VILLIERS. C'est déjà bien beau, monseigneur; mais vous rêvez mieux que cela, et ce n'est pas moi qui vous éveillerai au milieu de votre rêve. LE DUC. Mais, le dauphin une fois en mon pouvoir, par saint Georges, qu'ils fassent ce qu'ils voudront, je protesterai au nom du dauphin, et la protestation du dauphin, ce sera celle de la France. VlLLlERS. Monseigneur, je m'incline... Tout à l'heure c'était mon bras seul qui était à voire disposition; maintenant, c'est mon esprit, ma volonté, mon intelligence, c'est toute ma per- sonne enfin. SCÈNE III Les Mêmes, LA GAUCHIE. LA GAUCHIE. Je vous cherchais, monseigneur le duc, de la part de la reine. LE DUC. Et moi, comme vous le voyez, je l'attendais ici. LA GAUCHIE. Elle va s'y rendre à l'instant même avec monseigneur le dauphin; car elle a appris que plusieurs messages venaient i LA TOUR SAINT-JACQUES 209 d'arriver, et qu'il y aurait, ce matiu, d'importantes affairesà débattre. DEUX PAGES, annonçant. Madame la reine ! (La Reine entre.) DEUX ADTRES PAGES. Monseigneur le dauphin 1 (Le Daupliin entre.) SCÈNE IV Les MÊMES, LA REINE, LE DAUPHIN et leur Suite. LE DUC. Madame la reine a-t-elle bien reposé? LA ilEiNE, gaiement. Du mieux que j'ai pu, monsieur le duc, je l'avoue; nos jours sont si agités, qu'il faut bien demander à la nuit tout ce qu'elle peut nous donner de repos. LE DUC, au Dauphin. Et monseigneur le dauphin a-t-il dormi d'un bon som- meil? LE DAUPHIN. Non, mon cousin : depuis que je suis dauphin, je ne dors plus, LE DUC. Dieu fait des rêves à part dans lesquels il met ses avertis- sements pour ceux qui portent la couronne ou qui doivent la porter un jour; la Bible nous enseigne cela dans l'histoire de Joseph, Puis-jc savoir quels songes ont troublé le sommeil de Votre Altesse ? LE DAUPHIN, J'ai vu, pendant toute la nuit, une grande lueur du côté où le soleil se couche. LE DUC C'est quelque météore qui aura traversé le ciel. LE DAUPHIN, secouant la tête avec tristesse. Non, c'est la Normandie qui brûle. LE DUC. Est-ce tout, monseigneur? 12. 210 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DU.MAS LE DAUPHIN. J'ai entendu dans les ténèbres des sanglots et des gémisse- ments. LE DUC. C'est le cri des oiseaux de nuit qui nichent dans les tou- relles du Louvre. LE DAUPHIN. Non, ce sont les plaintes de mon peuple, que l'ennemi égorge. LE DUC. ^lonseigneur a-t-il fait d'autres lèves encore? LE DAUPHIN. J'ai eu constammnnt la vue d'un lion percé d'une cpée se débattant dans des entraves. LE DUC. Monseigneur s'est amusé hier au soir à feuilleter un livre de blason, et quelqu'un de nos monstres héraldiques lui sera resté dans la mémoire. LE DAUPHIN. Non, c'est l'esprit de mon père enchaîné par quelque mé- chant enchanteur et se débattant contre le glaive et la folie. Vous expliquez mal mes songes, monsieur le duc. Je ne suis pas Pharaon, mais vous êtes encore moins Jo-( |:i). (Il va lentement, et la tête baissée, s'asseoir sur le trône.) LE DUC, à la Reine. Qu'a donc monseigneur ce matin? LA REINE. Rien de plus, rien de moins qu'hier. Il est ainsi chaque jour. C'est une âme mélancolique dans un corps malade. S'il succède jamais à son père, ce ne sera qu'un changement do démence : la folie triste au lieu de la folie furieuse, voilà tout!... Aurons-nous une journée tranquille, monsieur le duc? LE DUC. J'en doute, madame ; les nouvelles sont mauvaises. Cette lueur que voyait monseigneur le dauphin du côté du cou- chant, n'était pas tout à fait sans cause : Rouen est pris. LA REINE. La dames d'Angleterre vont ;:;;igner à celte prise de belles étoffes, monsieur le duc, et nous allons être obligés de tirer LA TOUR SAINT-JACQUES 211 nos damas et notre drap d'or de l'Artois et de la Flandre. AveZ'VOiis remarqué ceci ? c'est que le contre-coup d'une perte pour la France est presque toujours un gain pour la Bourgogne, (au Dauphin.) Vous savez, mon fils, que nous avons, à la fois ici un envoyé de la ville de Rouen et un héraut du roi d'Angleterre : lequel des deux vous plait-il que l'on in- troduise d'abord? LE DAUPHIN. L'envoyé de la ville de Rouen, madame ; c'est le plus pressé, puisqu'il vient au nom de ceux qui souffrent^ SCÈNE V Les Mêmes, DE LIVET. LE CAPITAINE, criant. L'envoyé de la ville de Rouen a congé pour entrer devant monseigneur le dauphin et madame la reine. (De Livet se présente, vêtu en paysan, couvert de poussière, un bâton à la main.) LA REINE. Singulier costume d'ambassadeur! LE DAUPHIN. Approchez... C'est vous qui venez au nom de notre bonne ville de Rouen, mon ami? DE LIVET. Oui, monseigneur... Et, d'abord, je prie Votre Altesse et Vos Seigneuries d'excuser le costume dans lequel je me présente devant elles : je suis l'échevin de Livet. Mais, pour sortir de la ville, j'ai été obligé de me déguiser et de prendre le costume d'un paysan. Voici mes lettres de créance signées du sire de Boutheillier, gouverneur de la ville. LE DAUPHIN. Parlez. DE LIVET. Monseigneur, ma mission était de m'adresser au roi lui- même ; mais le roi, m'assure-t-ou, est malade, et, pour notre malheur, hors d'état de s'occuper des affaires de la France, Je m'adresse donc à vous qui clés son fils et, par conséquent, notre second seigneur et mailre. Monseigneur, je viens vous 212 THEATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS dire que votre bonne et fidèle ville de Rouen est sur le poiir de vous être enlevée. LE nue, à la Reine. Il ne sait rien encore. Silence ! DE LIVET. Écoutez, monseigneur, et dites si des hommes mortels, ec soumis à toutes les faiblesses de notre nature, pouvaient faire davantage? Depuis sept mois, nous tenons en échec la grande année anglaise qui a vaincu à x^zincourt, qui a pris Ilarnciir et Caen, Vire et Saint-Lô, Coutances et Évreux : chacun cou- battant avec ses arn.es, les prêtres par la parole et l'excom- munication, les bourgeois avec la main et l'épce. Pendant ces sept mois, nous ne nous sommes pas contentés, monsei- gneur, de garder nos murailles, mais nous avons été cher- cher l'ennemi jusque dans son camp; sortant en masse non par une porte, non par deux, mais par toutes les portes à la fois. LE DAUPnm. Je sais cela! et, si ma main eût été assez forte pour porter une épée, je vous jure qu'en l'absence de mon cousin de Bourgogne, les habitants de !a bonne ville de Uouen n'eus- sent pas eu d'autre chef que moi. DE LlVET. C'eût été un grand honneur pour nous ; mais, vous absent, monseigneur, nous avons fait de notre mieux. On se rendait d'abord, croyant avoir affaire à des ennemis chrétiens. Le roi d'Angleterre dressa des gibets tout autour de la ville et y fit pendre les prisonniers. Les gens de Rouen décidèrent alors une chose : c'est qu'ils ne se laisseraient plus prendre vivants et se feraient tuer les armes à la main. Le roi d'Angleterre, voyant qu'il ne pouvait nous vaincre, résolut de nous affa- mer. Il barra la Seine avec des ponts, des chaînes et des na- vires ; il en résulta que plus rien ne put passer ; de sorte que, depuis six mois, les vivres n'arrivent plus. Nous résis- tions cependant, monseigneur, et c'est un miracle. LE DAUPHIN. Pauvres affamés ! DE LIVET. ' Ce qu'il y a de plus terrible dans tout cela, monseigneur, c'est qu'il fallut faire sortir de la ville les bouches inutiles, c'est-à-dire tout ce qui ne pouvait pas combattre : dyii/e LA TOUR SAINT-JACQUES 213 cents vieillards, femmes et enfants. Il fallut que le fils chas- sât son vieux père hors de la maison, sa vieille mère loin du foyer où elle l'avait enfanté; il fallut que le mari, qui de- meurait pour combattre, se séparât de sa femme et de ses en- fants qui s'en allaient pour mourir; et tous ces malheureux restèrent entre le camp et la ville, dans les fossés, sans autre aliment que l'herbe qu'ils arrachaient. Couchées sur une terre neigeuse, sous un ciel glacé, des femmes, hélas! y ac- couchèrent ; et les assiégés voulant, du moins, que l'enfant fût baptisé, le montaient par une corde, le portaient à la pro- cb.aine église, et, lavé du péché originel, le descendaient pour qu'il allât mourir avec sa mère. Si bien que, le jour de Noël, lorsque tout le monde chrétien dans sa joie célèbre la nais- sance du petit Jésus, les Anglais, qui regorgeaient de vivres, eurent «crupule de faire bombance sans jeter leurs miettes a ces affamés. Deux prêtres descendirent donc parmi les spec- tres du fossé, suivis de mules chargées de pain; mais c'était le pain de l'ennemi : chacun se détourna, nul n'y voulut toucher, et trois cents martyrs moururent de faim dans cette nuit sainte et solennelle où le Sauveur des hommes était né. Secours à la ville de Rouen qui agonise, monseigneur, se- cours ! LA REINE, aa Dauphin, qui se découvre. Que faites-vous, mon fils ? LE DAUPHIN. Vous le voyez, madame, je me découvre. (On entend des fan- fares.) Qu'est ceci? DE LIVET. Les trompettes anglaises, monseigneur! LE DAUPHIN. Les trompettes anglaises dans la cour du Louvre ? Impos- sible ! DE LIVET. Oh! monseigneur, si, comme nous, vous les entendiez de- puis sept mois, vous ne vous y tromperiez pas. UNE voix, criant. Place au héraut du roi d'Angleterre! DE LIVET. Oh! monseigneur, j'arrive trop tard, Rouen est pris! LA REINE, au Daupbin, qui se lève. Pourquoi vous levez-vous, mou fils? 214 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS LE DAUPniN. Je me suis découvert devant la ville agonisante, madame, je me lève devant la ville morte, (a de Livet.) Vous reste-t-il quelque chose à dire, mon ami ? DE LlVET. Oh! oui, oui! Après la prière, l'imprécation !,.. pas pour vous, monseigneur : vous êtes innocent de tout le mal que l'on fait à la France, et, s'il plaît à Dieu, vous le réparerez un jour : non, pas à vous. LE DUC. Et à qui donc? DE LlVET. A vous, madame Isabeau! à vous, duc Jean ! à vous les deux mauvais génies du royaume!,.. Oh! vous ne me ferez pas laire; oh ! vous m'entendrez... Écoutez-moi donc, très-puissant prince et seigneur; écoutez-moi, très-haute et très-noble dame : il m'est enjoint, par les habitants de Rouen, abandon- nés par vous, devenus Anglais par votre faute, de crier contre vous le grand haro, lequel signifie l'oppression où nous sommes. Or, mes compatriotes vous mandent et vous font sa- voir par moi que, puisqu'il vous a convenu qu'ils devien- nent sujets d'Angleterre, vous n'aurez [)as à l'avenir pires ennemis qu'eux, et que, s'ils peuvent, ils détruiront vous et votre génération. LE DAUPHIN, à part. Voilà la lueur qui venait du couchant! DE LlVET. Puisque la France ne nous a pas secourus, que l'Angleterre nous reçoive ; puisque les lis ne veulent pas de nous, vivent les léopards!,.. (Il sort rapidement.) SCÈNE VI Les Mêmes, hors DE LIVET. I.K REINE. Cet homme nous menace; pis que cela, il nous insulte, LE DUC. Arrêtez cet hommci LA TOUR SAJNT-JACQUES 215 LE DAUPHIN. Court-on après les ombres? arrètc-t-on les spectres? Cet homin;\ c'est le fantôme de la ville de Rouen. Découvrez-vous et laissez-le passer. LE DUC. Vous plaît-il d'entendre maintenant le héraut du roi d'An- gletirre, monseigneur? (Sur UQ si^jo d'assentiment da Dauphin, on introduit le Héraut et sa Suite. SCÈNE VII Les Mêmes, JARRETIÈRE et sa Suite, LE DAUPHIN. Parlez. JARRETIÈRE. Moi, Jarretière, héraut d'armes du roi Henry, vous fais par son ordre savoir à vous, monseigneur Charles, dauphin de France, à madame la reine IsahcLii rt à M. le duc de Bourgo- gne, que, non point par ses mérites et vaillances, mais par la grâce de Dieu, il vient d'entrer dans la ville de Rouen; mais qu'à cause de la grande amitié qu'il porte à la France et du suprême désir qu'il a de faire la paix, avant de marcher sur Paris, comme ses barons lui conseillaient de le faire, il vous adresse ce parchemin, signé de son seing, revêtu de son sceau, contenant les conditions moyennant lesquelles il con- sentira à s'arrêter oîi il est, et à ne pas venir faire le siège de Paris, après avoir fait celui de Rouen. LE DAUPHI>f. Donnez. (Lisant.) « Le roi d'Angleterre demande la main de madame Catherine, avec la Normandie, la Guyenne, la Bre- tagne, le Maine et l'Anjou pour dot... » Plus de la moitié de la France!... C'est magnanime, qu'en dites-vous, madame? qu'en dites-vous, monsieur le duc? JARRETIÈRE. Quelle réponse faire à mon maître? LE DAUPHIN. Aucune, tant que le roi sera en démence. Père, c'est à lui de disposer de sa fille; roi, c'est à lui de disputer son royaume. 216 TIJÉATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS JARRETIÈRE. En attendant, monseigneur, c'est la guerre. LE DAUPHIN. La guerre, soit. JARRETIÈRE. Je vais reporter votre réponse au roi mon maître, monsei- gneur. LE DAUPHIN. Attendez!... Jamais héraut du roi ne s'est présenté devant nous sans emporter des preuves de courtoisie et de généro- sité. Madame ma mère, monsieur mon cousin... je n'ai que cette chaîne... faites comme moi, de votre mieux. (Le Dauphin passe sa chaîne d'or au cou du Héraut, tandis que la Reine et le Duc pren- nent dans leur escarcelle une poignée de pièces d'or, et la jettent dans le bonnet du Héraut.) Il va saiis dire que VOUS êtes notre hôte tout le temps que vous demeurerez à Paris. (On entend des rumeurs.) LA REINE. Qu'est-ce encore que ce bruit? LA GAUCHIE. Madame, comme tout secours et toute espérance est dans la royauté, c'est la foule qui vient demander secours à Voire Altesse contre l'ennemi qui s'avance... Elle sait que Rouen est pris, et Rouen n'est qu'à trois journées de Paris. LA REINE. Quel est votre avis, monsieur le duc? LE DUC. Mon avis est de recevoir le peuple, madame. TOUS. Où allez-vous, monseigneur.^ LE DAUPHIN. Au-devant de ces pauvres gens. Ce peuple, monseigneur, c'est mon peuple, à moi. LE DUC. Venez, maître Jarretière; vous seriez en danger en restant ici... JARRETIÈRE. Je VOUS suis, monseigneur. (Le Duc emmène Jarretière et sa Suite. La Reine descend les marches du trône, et se confond parmi les Dames de sa suite. Une foule de Gens du peuple se précipitent en scène.) LA TOUR SAINT-JACQUES 217 SCÈNE VIII Les Mêmes, hors JARRETIÈRE; NICOLAS FLÂMEL, LYLETTE, Peuple. le dauphin. Entrez, mes amis! entrez!... LE PEUPLE. Le roi Charles VI !... où est le roi Charles VI ?.., LE DUC. Que voulez-vous au roi, mes bons amis ? LE PEUPLE. Oh! notre dauphin, notre sire Charles! Vive le dau- phin !... LE DAUPHIN. Oui, votre dauphin, oui, votre ami, oui, votre frère Charles, qui pleure comme vous la perte de sa bonne ville de Rouen, et qui vous demande, au nom du roi, ce qu'il doit faire pour sauver Paris. LE PEUPLE. Nous allons vous le dire, monseigneur... LE DAUPHIN. Oh ! pas à moi, mes amis; à moi, ce serait chose inutile, je ne suis rien... Voilà ceux qui ont la force et le pouvoir : la reine, ma mère, et le duc de Bourgogne, mon cousin; priez- les et je les prierai avec vous. LYLETTE. Moi, d'abord, je vous en conjure, laissez-moi parler la pre- mière... Monseigneur, madame la reine, écoutez-moi... J'étais eu bas, je regardais le palais comme on regarde le seuil d'une église, en me disant : « Là serait le salut pour moi si j'y pou- vais pénétrer. » Tout à coup un flot m'a prise et m'a pous- sée... Je suis de la pauvre ville morte, de Rouen... Nous al- lions mourir de froid et de faim, mon enfant et moi, quand j'ai trouve moyen de passer une nuit sombre à travers les sentinelles anglaises. Une fois sur la route de Paris, j'ai mar- ché devant moi, portant mon enfant dans mes bras et de- mandant l'aumône. C'était bien loin; mais on finit toujours par arriver quand on fait le signe de la croix au commence- ment et à la fin de chaque route. Or, depuis hier, nous XX. 13 218 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS sommei; à Paris... c'est-à-dire que, depuis hier, nous sommes perdus... que, depuis hier, personne ne nous a assistés, ne nous a regardés, n'a fait attention à nous... c'est-à-dire que, depuis hier, mon enfant n'a pas mangé... Je ne vous parle pas de moi... Moi, ce n'est rien !... On a la force, il est trop juste qu'on ait la douleur... l\lais mon pauvre enfant, dites, madame, est-ce que c'est à des innocents de cet âge à souf- trir? Souvenez-vous que vous êtes mère, madame, et prenez pidé de mon enfant! LE DAUPHIN. Ah ! voilà les sanglots et les gémissements que j'ai enten- dus dans l'ohscurité. (Il cherche innlilcment une pièce d'argent pour la lai donner.) FLAMEL, s'approcbant du Dauphin, et à voix basse. Monseigneur, prenez cette bourse... Il faut qu'un dauphin de France puisse faire l'aumône quand il rencontre la pau- vreté sur son chemin. LE DADPniN. Maître Nicolas Flamel, le médecin de mon père... FLAMEL. J'ai déjà l'honneur d'être le médecin du père... Je réclame celui d'être le trésorier du fils... Prenez, monseigneur, pre- nez sans hésitation... Vous savez hien que l'or ne me coûte rien, puisque l'on prétend que j'ai trouvé la pierre philoso- whalc. LE DAUPHIN, àLylette. Tiens, femme, voilà pour acheter du pain à ton enfant... LYLETTE. Un carolus d'or!... Viens, mon pauvre enfant! viens! et remercie M. le dauphin, il nous a donné du pain pour un mois... FLAMEL, U LyleUe. Femme, attends-moi à la porte... et je te donnerai l'adresse d'un ange du bon Dieu, qui te trouvera un asile, pour toi et ton fils. LYLETTE. Oh ! mon Dieu, Seigneur, il y a donc encore de bonnes âmes sur la terre !... (Elle sort.) LE DUC, au Peuple. Vous avez dit tout à l'heure à monseigneur le dauphin que LA TOUR SAINT-JACQUES 219 VOUS veniez pour voir le roi... Dites-nous ce que vouliez lui dire... et, s'il est possible de faire selon vos désirs, nous le ferons... TOCS. Des armes! des armes! qu'on nous donne des armes ! que le duc de Bourgogne se mette à notre tête !... Voir le roi !.., le roi!... A l'ennemi! à l'ennemi!... LE DAUPHIN. Mes amis, si vous parlez tous ensemble, madame la reine et JI. le duc ne comprendront jamais... Nommez l'un de vous pour porter la parole au nom de tous... TOUS. Jevais parler, moi... Non, moi... Toi... Non!... non!... Ah! Flamel... maître Nicolas Flamel... Parlez, parlez, parlez! FLAMEL, au milieu da Peuple. Mes amis ! mes amis !... TOUS. Parlez ! parlez ! FLAMEL. Slais encore faut-il que j'en aie reçu l'autorisation des au- gustes personnages... LA REINE. Parlez, maître Flamel... FLAMEL. r!ais, si vous me permettez de parler au nom des bonnes gens de Paris, vous m'autorisez à répéter ce qu'ils disent... LA REINB. Nous vous le permettons... FLAMEL. C'est que, dans leur ignorance, ils n'épargnent personne, je vous en préviens... pas même vous, mouaieur le duc ! pas même vous, madame la reine ! TOUS. Parlez, parlez, maître Flamel, parlez !... FLAMEL, au Duc. Ils disent, monseigneur, que le roi Charles VI, tout sage qu'il fut, s'est trompé le jour où il créa pour votre illustre père le duché de Bourgogne... Ils disent que le fils de France est devenu un prince flamand, prenant les intérêts de la Flandre contre la France... Ils disent que ni vous ni votre fils n'étiez à Azincourt, et que c'était cependant là la place 220 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Jii pctit-fils (lu roi Jean, du neveu du roi Charles V, du coa sin du roi Ciiarles VI, du premier pair du royaume, lis dl sont que vous venez de laisser tomber Rouen, parce que Rouen! rivalisait de commerce et d'industrie avec vos villes de, Flandre... lis disent que la démence du roi est un prétexte, et que, si le roi est vraiment l'on, c'est qu'on prend bien au- trement soin de l'entretenir dans sa folie que de le rendre à la santé. LE DUC. Ah ! bonnes gens de Paris, vous dites tout cela ? TOUS. Oui, oui, oui, nous lo disons... Seulement, maître Flamel le dit mieux que nous... Parlez, maître Flamel ! parlez!... FLAMEL. Ils disent que, si le roi avait la santé, les choses ne se pas-j seraient pas ainsi ; que le roi comprendrait qu'il y a un malheur qui pèse sur son règne; que ce malheur, c'est l'en- nemi au cœur du royaume; que, tant que l'ennemi sera en France, la France aura une plaie au flanc, par laquelle elle perdra son sang et ses forces... Ils disent que le roi Char- les VI était un victorieux, qu'il a battu les Flamands à Ros- becque, et qu'il battrait les Anglais où il les rencontrerait; mais qu'on repousse son épée au fourreau, comme on re- foule la folie dans son cœur... parce qu'on a besoin de PAa glais en France, comme on a besoin de la démence dans son cerveau. LÀ REINE. Maître Flamel... FLAMEL. Vous m'avez permis de parler, madame!... Mes amis, ai-je parle selon votre cœur ?... TOUS. Oui, oui, oui... FLAMEL. hi ai-je dit plus que vous ne pensez?... TOUS. Non, non, non... Continuez, continuez!.., FLAMEL. Ils disent que tous ces malheurs ne peuvent avoir été sus- cités par notre sire Charles VI, mais par ceux qui l'entourent; qu'il porte la punition d'autrui, et non la sienne ; que, s'il LA TOUR SAINÏ-JACQUES 221 est frappé de Dieu et livre au mauvais esprit, ce n'e?t point pour le mal qu'il a fait, c'est pour celui que les siens ont fait; que lui était bon, affable, miséricordieux, saluant tout le monde, les petits comme les grands; qu'il ne rebutait per- sonne dans le tournoi, et luttait contre le premier venu, comme si ce premier venu était rem[)ereur d'AUemai-^ne; qu'il ai- mait son peuple enfin... Qu'il aimait... mot immense !.,. car qui aime est infailliblement aimé. LA REINE. Maître Flamel, avez-vous terminé? FLAMEL. Vous m'avez commandé de parler, madame, et je n'ai fait que suivre vos ordres... TOUS. Oui, oui... Nous aimons le roi ! nous voulons voir le roi... Le roi ! le roi ! le roi!... r,A REINE, bas, au Duc. Eh bien., puisqu'ils veulent voir le roi, il faut le leur mon- trer... Je crois, en vérité, qu'il n'y a que cette vue qui puisse les guérir de cet amour insensé pour lui. LE DUC. Bonnes gens de Paris, vous voulez voir le roi, n'est-ce pas? TOUS. Oui, oui... LE DUC. Vous savez que, sans raison aucune; le roi a pris en haine les personnes de sa famille : Son Aitesse la reine, monsei- gneur le dauphin et moi-même... 11 est donc urgent, pour que le roi n'entre pas à notre vue dans quelque accès de folie furieuse, que nous nous retirions... TOUS. Oui, oui, retirez-vous!... Le roi!... le roi !... le roi!... LA REINE, à part. Oh! Parisiens maudits! vous m'appelez l'étrangère, et vous avez raison; car, pour moi, vous êtes non-seulement des étrangers, mais encore des ennemis... Venez, mesdames... (Au Capitaine des gardes.) La Gauchie ! gardez cette porte. (Elle sort.) LE DUC, sortant du côté opposé. L'isle-Adam, que tout soit prêt pour la chasse de demain. 222 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS SCÈNE IX Les Mêmes, hors LE DUC JEAN et LA REINE. FLÀMEL, au Dauphin. Et VOUS, monseigneur, ne vous retirez-vous pas? LE DAUPHIN. Non!... je reste... N'avez-vous pas dit tout à l'heure, maî- tre Flamel, que celui qui aimait était infailliblement aimé?... SCÈNE X Les Mêmes, LE ROI, RAOUL, dans la fouie. TOUS. Le voilà!... le voilà!... Le roi!... le roi!... Vive le roi !... (Le Roi paraît. Il est soutenu par deux Gardes. Sa folie n'a rien d'offensif. — II a la tête inclinée, l'œil terne, les bras pendants. — En le voyant, le Peuple s'écarte, triste et étonné.) LE DAUPHIN, allant au Roi. Venez, mon roi!... Ces hommes, ce sont vos sujets... Ce peuple est votre peuple : il vous attend, il vous appelle, il vous aime... LE ROI. Qui es-tu? LE DAUPHIN. 0 mon roi ! je suis votre sujet... 0 mon père ! je suis votre fils... LE ROI. Je n'ai pas de fils, n'ayant pas d'épouse... On a voulu me faire épouser une princesse qui s'appelait Isabeau de Ba- vière... Par bonheur, je me suis aperçu à temps que c'était un démon sous les traits d'une femme... Va-t'en !... LE DAUPHIN. Hélas ! LE ROI. 11 y a des gens qui s'obstinent à m'appeler le roi Charles, et à dire que mes armes sont trois fleurs de lis d'or... Je ne suis pas le roi Charles... Je m'appelle George... Les fleurs LA TOUR SAINT-JACQUES 223 de lis ne sont pas mes armes... Mes armes, c'est un lion percé d'une épée. (il s'assied sur le trône.) LE DAUPHIN. Oh! le lion de mon rêve... (Il se fait un cercle autour du Roi, que chacun regarde.) RAOUL, perçant le cercle et s'approcliant du Roi. Laissez-moi passer... (il arrive devant le Roi et s'agenouille.) Sire, je suis un pauvre genlilbomme déshérité... Je n'ai à vous faire hommage ni de châteaux, ni de fiefs, m de vassaux, ni de terres : je n'ai que mon épée ; mais je mets mon bras a votre service et mon épée à vos genoux... Sage ou insensé, vous êtes le roi de France... Tant que vous vivrez, je n en reconnaîtrai point d'autre, et, quelques espérances que les sacrilèges fondent sur votre mort, vivez éternellement, o mon roi!... LE ROI. Le vrai roi de France est là-haut... C'est moi qui porte le sceptre de roseau et la couronne d'épines ; mais c'est lui qui règne. FLAMEL. Vous le voyez, mes amis, de quelque côté que le Seigneur incline la torche, la flamme remonte toujours vers le ciel! SCÈNE XI Les Mêmes, LA REINE, qui a regardé toute cette scène en soulevant la tapisserie. LA REINE. La Gauchie, il faut suivre ce jeune homme et savoir son nom. FLÂMEL. Oh! pauvre insensé, je te guérirai, ou la science n'est qu'un mot... RAOUL, se -devant et étendant son époa au-dessus de la tète de Charles Vï. Yive le roi Charles VI ! TOUSo Vive le roi Charles VI! 224 THÉÂTRE COMPLET D'aLEX. DUMAS ACTE DEUXIÈME TROISIÈME TABLHAU Lo pont au Change. — Une arclio du pont enjambe le théâtre dans toulo sa largeur; lo tablier cslpralicable. Le parquet de la scène forme la berge nu» passe sous l'arche. SCÈNE PREMIÈRE 4 LA GITANE, JACQUliS DE LA TREMBLAYE, passant sur Je pont ; MALE.AiORT, PILLETROUSSE, LACTANGE, autour d'un feu de bivac, sous le pont. LA. GITANE. Mon beau seigneur! | JACQUES. I Que me veux-tu, gitane.' 1 LA GITANE. 1 Vous plaît-il que je vous cliaiite un air, en m'accompa- gnant de mon tambour de basque, et que je vous danse un pas enm'accompagnant de mes castagnettes.' JACQUES. Non; mais il me plaît que tu m'apprennes oij je rencontre- rai un certain capitaine Fleur-d'Epce, qui doit faire son do- micile ordinaire sur le pont au Change ou dans les environs. De bohémien à sbire, il n'y a que la main, et tu dois con- naître cela. LA GITANE. Je le connais; mais, pour le rencontrer, il est trop tard ou trop tôt. JACQUES. Bon ! Et quelle est donc sou heure? LA GITANE. Oh! il est très-capricieux. Tantôt il paraît, comme la chauve-souris, au crépuscule ; tantôt, comme les hibous, à minuit; tantôt, comme les rouges-gorges, au troisième chant du coq. JACQUES. Et, quand on a la chance de tomber sur son heure, où le trouve-t-on? LA TOUR SAINT-JACQUES 225 LÀ GITANE. Penchez-vous sur le parapet... Y êtes-vous? JACQUES, qui s'est penché du côté de la berge. J'y suis. LA GITANE. Eh bien, ces hommes qui sont autour de ce feu, ce sont ses hommes. JACQUES. Peut-on arriver à eux par la rivière? LA GITANE. Oui; si l'on s'adresse à mon amoureux, Jean le bate- lier. JACQUES. Eh bien, te chargps-tu de prévenir ton amoureux qu'un gentilhomme l'attendra dans une demi-heure au quai Saint- Paul, et que ce gentilhomme le payera bien? LA GITANE. Et s'il ne veut pas me croire?... Jean est très-incrédule. JACQUES, lui donnant une pièce d'or. Tu lui diras, comme preuve, que je t'ai donné cette pièce d'or. LA GITANE, Oh! moyennant cette pièce, il me croira. JACQUES, sortant. Alors, je puis compter sur lui? LA GITANE. Soyez tranquille. (S'adressant à un Gentilhomme qui passe sur le pont.) Mon beau cavalier, il manque un grelot d'argent à mon tambour de basque; vous plaît-il de le remplacer par une pièce d'or? (Le Gentilhomme s'éloigne sans lui répondre.) SCÈNE II MALEMORT, PILLETROUSSE, LÂCTANCE, sous le pont; Bohémiens et Passants, sur le pont. PILLETROUSSE, aiguisant son poignard sur un grès. Or çà, Lactance, que diable fais-tu donc là, dans un coin, avec un air si profondément mélancolique? 13. 226 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS LACTANCE. Ne m'interromps pas, ami Piiletrousse; je suis en train de supputer mes profits et pertes de celte semaine, et la ba- lance est bien loin de me satisfaire... MÂLEMORT, remuant la marmite qai est sur le fea. Avare, va! PILLETROUSSE. Je te vois venir, mon pauvre Lactance; tu te seras, depuis hier, chargé la conscience de quelque non-valeur!... MALEMORT. Bah ! à la première occasion que tu rencontreras, tu pren- dras ta revanche. LACTANCE. L'idée m'en venait en même temps qu'à toi, Malemort, et, à cette seule idée, je me sens soulagé. PILLETROUSSE. Tant mieux! car j'ai hâte de pi^rlcr d'autre chose que les tiraillements de ta conscience. J'ai à parler des inquiétudes de mon estomac. Eh bien, Malemort, soupera-t-on, ce soir.? Il fait faim endiablé, sous le pont au Change! MALEMORT. Encore un instant ; laissons jeter les derniers bouillons à la marmite, et vous serez servi sur table. PILLETROUSSE. Chut ! MALEMORT. Qu'ya-t-il? PILLETROUSSE. J'entends quelqu'un. LACTANCE, N'ayez souci : c'est le capitaine Fleur-d'Épée ; je reconnais son pas. SCÈNE III Les Mêmes, FLEUR-D'ÉPÉE. FLEUR-d'ÉPÉE, en costume de spadassin. Bonsoir, camarades!... Bonsoir, mes braves ! PILLETROUSSE, à lui-même. Voilà qui va rogner nos portions. LA TOUR SAINT-JACQUES 227 MALEMORT. Et à quel heureux hasard devons-nous l'honneur de voire visite, capitaine? , FLEDR-D EPEE. Par ma foi, je suis appelé à souper chez M. le prévôt de Paris; je me rends à son invitation, et, en passant sur le pont au Change, je me suis dit : «Voyons un peu si les cama- rades sont sous leur arche! » PILLETRODSSE, Vous êtes bien heureux, capitaine, d'être invité en ville ; vous ferez un meilleur repas que nous. fleur-d'épée. Maître Pilletrousse, il sort de cette marmite un fumet qui t'accuse de mensonge. MALEMORT. Vous trouvez, capitaine? fleur-d'épée. Sur ma parole, cela flaire comme baume, PILLETROUSSE. Peuh ! fleur-d'épée. Passe-moi donc ce trident, Malemort; ça n'est pas pour moi, tu comprends, mais je désire savoir comment mes gens sont nourris. PILLETROUSSE. Quelques pauvres rogatons! fleur-d'épée, amenant une volaille. Un poulet!... Peste ! du bouillon de poulet! PILLETROUSSE. J'ai l'estomac si délicat ! fleur-d'épée. 11 paraît que le poulet est bon marché. PILLETROUSSE. C'est selon, capitaine; je ne l'ai pas payé cher, voilà tout ce que je sais. fleur-d'épée, remettant le poulet et piquant de nouveau. Je crois que le drôle sera tendre... Diable! un jambon! PILLETROUSSE. C'est Maleraort qui l'a récolté. 228 THÉAir.K COMPLET o'ALEX. DUMAS fleuk-d'épée. Une jolie pièce, pai ma foi ! Coiubien l'a coûté ce jambon, Malemort? MALEMORT. La peine de me hausser et tie le prendre. fleur-d'épée. Tu l'as cueilli, je conipremis. MALEMORT. A l'étal d'uu cliarculier; oui, capitaine. fleur-d'épée. Et tu l'as mis dans ta marmite? PILLETROUSSE. Pour donner un peu de corps au bouillon. FLEUR-d'ÉPÉE, piquant pour la troisième fois et ramenant un collier de cervelas. Oh ! oh! et ceci? MALEMORT. C'est la quote-part du compère Lactance. fleur-d'épée. Un collier de cervelas ! LACTANCE. Il était en montre à la porte d'un boudiuier, et, comme c'é- tait un jour maigre... fleur-d'épée. Ta as pensé que le marchand te ferait un rabais dessus; je l'ai toujours connu avisé et économe. Combien ce collier l'a-t-il coûté? lactance. Je ne sais pas, capitaine : le marchand dormait. fleur-d'épée. Ma foi, mes amis, votre invitation me décide, et je soupe avec vous. PILLETROUSSE. Mais le prévôt de Paris? fleur-d'épée. Ce sera pour un autre jour. A table, compagnons, à table! je ne voudrais pas vous retarder. (Le Capitaine s'assied à table. Les trois Bandits mettent le couvert et servent.) fleur-d'épée, à Laclance, qui apporte le vin. Tu es donc toujours sommelier ? (il tend son verre.) Où diable prends-tu ce vin-là, ivrogne ? LA TOUR SAINT-JACQUES 229 SCÈNE IV Les Mêmes, JACQUEMIN, assis sur le parapet du pont. JACQUEMIN, Tout le monde mange peu ou prou, même ces païens, (a montre les Bandits.) 11 n'y a que moi qui n'ai pas un grain de millet à me mettre sous la dent. Non-seulement moi, mais mon maître, ou plutôt mon ami, mon frère Raoul, qui, si je ne rapporte pas de quoi souper et coucher, va être obligé de vendre sa chaîne d'or. Par bonheur, je brûle volontiers un grain d'encens sur l'autel de Phébus-Apollo. Essayons de cette petite poésie que j'ai composée pour les circonstances extrêmes, et qui renferme le récit de mes malheurs. (Il accorde son rebec et en tire quelques sons. Les Passants et les Curieux s'arrêtent et font cercle autour d3 lui.) fleur-d'épée. Ah ! ah! il me semble que nous avons de la musique pen- dant notre repas. PILLETROUSSE. C'est une galanterie que je vous ai ménagée, capitaine. JACQUEMIlN salue son auditoire et commence. I Ecoutez mon épopée, Bateleurs, soldats, filonx, Gens de corde et gens d'épée, Fillettes aux grands yeux doux, Et marauds aux cheveux roux. Faites ensuite à la ronde Une quête pour le fou Qui^ cing ans, courant le monde. Traversa la mer profonde, Et qui revient sans un sou. II Jacquemin, dès son jeune âge. D'un sot désir agité, Partit pour un long voyage; Ce voyage, en vérité. Mérite d être écouté. Jacquemin se mit en route Avec un bel écu d'or, Que Jacquemin, qu'on écoute. 230 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS Aujourd'hui, coûte que coûte, Voudrait Lien avoir encor. III Tant que le porta la terre, Il alla sans savoir où; Il croyait, tête légère, Du monde atteindre le Lout. Vous savez qu'il était fou. Aussi, de ce long voyage Revenu par accident, Jacquemin se trouve sage. Mais, comme au départ, n'ayant Rien à mettre sous sa dent. (Ilfaitletour dn cercle en tendant son chapeau aux auditeurs.) IV Aussi, je fais à la ronde Une quête pour le fou Qui, cinq ans, courant le monde Traversa la mer profonde. Et qui revient sans un sou. Donnez chacun voire obole ; Cet acte de cliarité. Braves gens, sur ma parole, Je le dis sans parabole. Au ciel vous sera compté. UNE JEUNE FILLE. Si j'avais de l'argent, beau chanteur, je commencerais par m'en acheter une robe neuve. UN BOURGEOIS. lies principes ne me permettent point d'encourager les fainéants. Travaillez, mon ami, travaillez. LYLETTE. J'ai bien envie de vous donner quelque chose, moi. JACQUEMir». Enfin, voilà donc une âme charitable! LYLETTE. Mais je n'en ai pas le droit ; ce que je vous donnerais, c'est le pain de mon enfant. (Elle s'éloigne.) UN BOHÉMIEN, la suivant des yeux, ans gens qui l'entourent. Elle a laissé sa porte ouverte et son enfant seul à la maison. LA TOUR SAINT-JACQUES 031 LA BOHÉMIENNE. Suis-la des yeux, afin que nous ne soyons pas surpris. LE BOHÉMIEN, suivant Lylelte. Sois tranquille. JACQUEMlN, à lui-même. Allons, voilà qui va bien, et la situation se dessine. J'aimo cela, moi ; au moins, on sait à quoi s'en tenir. Tout bien con- sidéré, il ne me reste d'autre parti à prendre que de me je- ter à l'eau. Voyons au moins si la rivière a bonne mine. (Il se penche vers la rivière.) DEUXIÈME BOHÉMIEN, à la Bohémienne, qui est entrée dans la chambro de Lylelte, donnant sur le pont. Eh bien ? LA BOHÉMIENNE. L'enfant est dans son lit, mais j'ai peur qu'il ne crie. LE BOHÉMIEN. Ferme-lui la bouche avec ta main. LA BOHÉMIENNE, qui sort de la chambre de Lylette, emportant l'en- fant dans ses bras, au Bohémien qui guette. Va dire à Bengali que le tour est fait, et qu'il est inutile qu'il monte la garde plus longlemps. (Le Bohémien sort d'un côté, tandis que la Bohémienne se sauve de l'autre, emportant l'enfant.) fleuu-d'épée. Il y a, par ma foi, longtemps que je n'ai si bien soupe. Camarades, à votre santé! LES BANDITS. à votre santé, capitaine ! JACQUEMlN, flairant la cuisine. Diable! diable! qu'est-ce que cela ?... (Respirant profondément.) Il me monte aux narines des bouffées d'une odeur qui ressus- citerait un mort... Cela sent la soupe grasse et la viande cuite à point. Si j'avais seulement un morceau du pain que la bonne femme de tout à l'heure allait chercher pour son enfant, je le mangerais à cette vapeur ; ce qui me procurerait l'illusion d'un excellent repas. (Flairant toujours.) Décidément, on festine là-dessous. Allons-y voir, et, quels que iroienl Jes cuisiniers qui marmitonnent ainsi en plein vent, je leur chanterai ma chanson, et ils me donneront bien quelques os à ronger. Voyons, voyons, par où descend-on sous cette arche?... Ah ! je crois que j'ai trouvé le chemin. 232 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS SCÈNE V Les Mêmes, hors les Bohémien.':. fleur-d'épée. Il me semble, ami Pillelrousse, que la musique a cessé. LACTANCE. C'est une sensualité bien giMnde pour des chrétiens, que de se faire faire ainsi de la musique pendant leur repas, surtout quand le repas est bon. Il est vrai que la musique était mauvaise. fleur-d'épée. Eh bien, telle qu'elle était, je la regrette. La musique adoucit les mœurs de l'homme. JACQUEMIN, qui est descendu par l'escalier du pont. Tudieu ! les terribles figures ! Je crois que le souper vaut mieux que les soupeurs. Mais bah ! en fait de figures, j'en ai vu bien d'autres. Je vais leur présenter ma requête. On dit: « Pingre comme un bourgeois et généreux comme un voleur. » Nous allons voir si les proverbes sont véritablement la sagesse des nations, (il rade quelques sons sur son rebec.) C'est humiliant, mais la faim justifie les moyens. PILLETROUSSE, apercevant Jacquemin. Nous ne sommes plus seuls, capitaine. MALEMORT. Que veut cet intrus.' JACQUEMIN. Je ne suis pas un intrus, mes gentilshommes, je suis un affamé. fleur-d'épée. Un affamé? Bon ! qui est-ce qui a faim ? JACQUEMIN. Moi, capitaine, je vous en donne ma parole. fleur-d'épée. N'est-ce pas toi qui chantais tout à l'heure sur le pont? JACQUEMIN. Oui, monseigneur. fleur-d'épée. Tu as ia voix agréable. JACQUEMIN. ïi ne faut pas me juger sur celte audition, capitaine, attendu LA TOUR SAINT-JACQUES 233 que je suis à jeun depuis ce matin; mais, si vous voulez avoir une idée de ce que je puis faire, je vous otl're, après souper, un concert dans la laiigue qu'il vous plaira de choisir. fleur-d'épée. Tu me semblés un bon vivant. JACQUEMIN. Jugez donc, capitaine, si j'ai l'air d'un bon vivant en vi- vant si mal, ce que je serais en vivant bien ! FLEUR-d'ÉPEE, aux Bandits. Camarades, nous ne viendrons jamais à bout de tous ces reliefs: montrons-nous généreux en donnant à ce drôle ce dont nous ne voulons pas. JACQUEMIN. Dieu vous le rendra au centuple, honorable capitaine ! LACTANCE. J'ai mis de côté une cuisse de poulet et une demi-bou- teille de vin. Si vous voulez prier pour un pauvre pécheur de mes amis, nommé Lactance, je vous les donnerai volon- tiers. JACQUEMIN, Je regarderai cela comme un devoir, mon compère ! LACTANCE. Mettez-vous dans ce coin, buvez et mangez. Ce n'est point à moi qu'on fera l'application de la parabole du mauvais riche. JACQUEMIN. Ah çà ! mais c'est donc un modèle de vertu, que ce ban- dit-là? (Il va s'asseoir dans un renfoncement obscur du pont où Lactance lui sert h manger.) PILLETROUSSE, écoutant. Chut ! il me semble qu'on entend quelque bruit sur la rivière. MALEMORT. C'est un bruit de rames. fleur-d'épe'e. Je vois une barque. PILLETROUSSE. Elle vient à nous... Alerte, compagnons! 234 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS JACQUEMIN, la bouche pleine. Ma foi, arrive qui plante ! celui qui vient ne vient pas pour moi, j'en suis sûr. SCENE VI Les Mêmes, JACQUES DE LA TREMBLAYE, masqaé, daos une barque conduite par un seul Rameur. JACQUES, s'avançant vers le gronpe des Bandits. On m'a dit que je trouverais sous cette arche des hommes hardis et prêts à tout. fleur-d'épe'e. On vous a dit vrai, mon gentilhomme. JACQUES. Eh bien, en ce cas, j'ai une affaire à traiter avec vous, si toutefois vous êtes ceux que je cherche. JACQUEMIN, à part. Il me semhle que ce n'est pas la première fois que j'en- tends cette voix-là ! FLEUn-D'ÉPÉE. Et ceux que vous cherchez, à quoi devez-vous les recon- naître? JACQUES. On m'a parlé d'un certain capitaine Fleur-d'Épée. fleur-d'épée. Vous parlez à lui-même, JACQUES. Si vous êtes tel que l'on dit, nous pouvons nous entendre, mon maître JACQUEMIN, à part. Dieu me damne si ce n'est pas la voix de ce misérable... JACQUES. Combien d'hommes étes-vous? fleur-d'épée. Quatre, pour le moment; mais, selon la nécessité, nous pouvons être dix, vingt, trente... JACQUES. 11 n'est besoin, car nous n'avons affaire qu'à un seul homme. LA TOUR SAINT-JACQUES 235 JACQUEMIN, à part. C'est lui ! FLEnR-D'ÉrÉE, Alors, nous sommes trois de trop? JACQUES. Non; car il ne faut pas que l'homme vous échappe. Main- tenant, il s'agit de savoir si vous serez raisonnables. fleur-d'épée. Ah! voilà que vous allez marchander !... N'importe, dites l'affaire; on verra après. PILLETROUSSE. Y a-t-il des chances de héuéfice en dehors de vos propo- sitions ? MALEMORT, Moi, je commence par acc([)ter. Du moment qu'il y a des coups à donner, cela me va. Ualaille! bataille! LACTANCE. Ami Malemort, tu devrais d'abord t'inquiéter s'il ne s'a- git point de quelque expédition hasardeuse, et dans laquelle la balance des pertes peut l'emporter sur celle des profits... Dans ce cas, mon gentilhomme, il ne faudrait pas compter sur moi, je vous en préviens. JACQUES. Je vais répondre à toutes vos questions. L'affaire est grave : il y a des chances de bénéfice eu dehors de mes proposi- tions; mais, comme il y aura des coups à donner et même à recevoir, je compte vous offrir une somme raisonnable et qui satisfera, je l'espère, les plus difficiles. D'ailleurs, les chances de perte sont nulles, et celles des profits à peu près certaines... fleur-d'épée. Alors, développez votre requête, et nous verrons si elle est acceptable. JACQUES. 11 s'agit d'attaquer l'homme que je vous désignerai, de l'entourer pour qu'il ne puisse fuir, et de le frapper jusqu'à ce qu'il meure. fleur-d'épée. Cela se peut faire. L'homme est-il jeune? JACQUES, Yingt-cinq anc . 236 THÉÂTRE COMPLET >'aLEX. DUMAS fleuu-d'épée. Brave ? JACQUES. Il ledit. fleur-d'épée. Adroit? JACQUES. C'est ce que nous jugerons à la besogne. fleuu-d'épée. Je crois qu'il y a du danger. JACQUES. Je ne dis pas non. fleur-d'épée. Combien donnez-vous? JACQUES. Vingt philippes d'or à litre d'arrhes; autant quand la chose sera faite. FLEUR-n'ÉPÉE. Nous sommes loin de compte. JACQUES. Tant pis! car, pour ne pas perdre de temps, j'ai dit tout de suite mon premier et mon dernier mot. Si vous refusez, je chercherai ailleurs ou ferai la chose moi-même. ileur-d'épée. Bah! vous ajouterez bien dix écus? JACQUES. Pas un denier. fleur-d'épée. Songez donc qu'il s'agit d'un gentilhomme. JACQUES. Il s'agit, non point d'un gentilhomme, mais d'un bâtard. JACQUEMIN, à part. Oh! messire Raoul, c'est Dieu qui m'a conduit ici! fleur-d'épée, après avoir consulté ses compagnons. Nous acceptons. JACQUES. Voici les vingt écus d'or, tout comptés dans cette bourse. fleur-d'épée. Vérifie, Pilletrousse... Les bons comptes font les bons amis, (a Jacques.) Vous permettez?... LA TOUR SAINT-JACQUES 037 JACQUES. C'est trop juste. FLEUa-D'ÉPEE. Et à quand l'affaire? JACQUES. J'ai tout lieu de croire que, dans dix minutes, notre homme passera sur ce pont. FLEUR-d'ÉPÉE, resserrant son ceinturon. Nous sommes à vos ordres; montez, nous vous suivons. Va, Lactance, va! JACQDEMIN. Dieu soit loué ! Ils ne songent pas à moi, et je pourrai sauver mon maître. FLEDU-d'épÉE, après avoir parlé bas à Pilletrousse et à Malemort, so retourne vers Jacques, et, voyant qu'il attend. Je vous suis, je vous suis, mon gentilhomme... Ne faites pas attention : je donne un dernier ordre à mes gens. SCÈNE VII Les Mêmes, hors JACQUES, LACTANCE et FLEUR-D'ÉPÉE. PILLETROUSSE, à Jacquemiû. Camarade ! JACQUEMIN, à part. Aïe ! aïe ! aie ! MALEMORT. Camarade ! JACQUEMIN. Me voici, mes doux seigneurs. PILLETROUSSE, Sais-tu nager .=* Non. Tant mieux. Pourquoi cela ? Tu vas voir. JACQUEMIN. MALEMORT. JACQUEMIN, PILLETROUSSE. 238 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS MALEMORT, prenant Jacquemin par les jambes, tandis que Pilletrousse lo prend par la tète. Allons, et de l'ensemble ! (Ils le portent vers la rivière.) JACQUEMIN. Mes amis! mes amis! que voulez-vous faire de moi PILLETROUSSE. Attends. JACQUEMIN. Au secours ! à l'aide ! MALEMORT et PILLETROUSSE, balançant Jacquemin. Une! PILLETROUSSE. Deux! ENSEMBLE, le jetant h l'eau. Trois ! (On entend un cri étouflé et le bruit d'un corps qui tombe dans l'eau.) MALEMORT, Bon voyage, camarade!... Et maintenant, à nos affaires! SCÈNE VIII PILLETROUSSE et MALEMORT s'engagent dans l'escalier; à mesure qu'ils le gravissent, le pont s'abaisse et se trouve bientôt de niveau avec le théâtre. La maison, à droite du spectateur, est alors complète- ment en vue. Les deux Bandits rejoignent FLEUR-D'EPEE, JAC- QUES et LACTANCE, sur le pont. fleur-d'épée. Où allons-nous? JACQUES. Nous restons ici. Je vous ai dit que notre homme devait passer sur ce pont. fleur-d'e'fe'e. Et par où viendra-t-il ? JACQUES, montrant le côlé. Par là. fleur-d'épée. Vous êtes sûr ? JACQUES. liva à la boutique de l'orfèvre qui fait le coin de la rue LA TOUR SAINT-JACQUES 239 Saint-Bartliélemy et de la rue de la Vieille-Poterie, pour y vendre une chaîne d'or qui vaut plus de trois cents écus. fleuk-d'épée. Ah ! diable ! JACQUES, Vous arrêterez le Jeune homme au passage ; vous le tue- rez et vous lui prendrez sa chaîne. fledr-d'épée. Comment ! la chaîne est pour nous? JACQUES, Je vous ai promis des bénéfices inattendus. Vous voyez que je tiens ma parole. fledr-d'épée. Nous ferons mieux. JACQUES. Que ferez-vous? LACTANCE. Capitaine, le mieux est l'ennemi du bien. fleur-d'épée. Nous ne l'arrêterons que lorsqu'il sortira de la boutique de l'orfèvre. LES TROIS BANDITS. Pourquoi cela ? FLEUR- d'e'pÉE. Parce que, ayant vendu sa chaîne, il aura les écus dans sa poche, et que nous aimons mieux les écus que les bijoux. PILLETROUSSE. Le capitaine a raison. MALEMORT et LACTANCE. Parfaitement raison. JACQUES. Soit! qu'il tombe en allant ou en revenant, pourvu qu'il tombe, c'est tout ce qu'il me faut... Silence! placez vos hommes; j'entends des pas. fleur-d'épée. Est-ce déjà lui? JACQUES. Non, c'est une femme. fleur-d'épée, à Malemort. Toi, là. (Aux trois autres.) Vous, là ; moi, ici. (Ils se cachent.) 240 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS SCÈNE IX Les JIÊMES, LYLETTE. Elle passe et rentre chez elle; nnc seconde après passe RAOUL, qui traverse le pont. JACQUES. C'est lui, cette fois... Camarades, attention lorsqu'il va re- passer. SCÈNE X LYLETTE, seule, ouvrant sa fenêtre. Mon enfant ! mon enfant n'est plus dans son lit !... Paulin! cher petit ange! Paulin! mon Paulin! réponds donc à ta mère... Oh! l'on m'aura volé mon enfant!... (sortant comme une folle.) Quelque bohémienne, quelque sorcière! Mon enfant! qui est-ce qui a mon enfant? (Elle court en se tordant les bras.) Miséricorde! miséricorde ! ... (Elle sort.) SCÈNE XI JACQUES et LES Bandits, cachés; ODETTE, à sa fenêtre; puis GERTRUDE. ODETTE. Gertrude ! Gertrude! n'était-ce point la voix de cette pau- vre femme qui demeure dans la maison voisine? Il me semble qu'elle appelle à l'aide. Descends donc et informe- toi. GERTRUDE. J'y vais, mademoiselle. SCÈNE XII Les Mêmes, RAOUL, revenant et attachant une escarcelle à sa cein- ture. FLEUR-d'ÉPÉE, barrant le chemin .'i Raoul. On ne passe pas, mon gentilhomme. LA TOUR SAINT-JACQUES 241 RAOUL. Qui dit cela? fledr-d'épée. Pardieu! vous voyez bien que c'est moî. RAOUL. Que voulez-vous? fleur-d'epée. Votre argent, d'abord. RAOUL. Savez-vous si j'en ai? fleur-d'épe'e. Vous aviez tout à l'heure à votre cou une belle chaîne; vous sortez de chez un orfèvre et la chaîne n'est plus à votre cou ; donc, elle est dans votre poche en beaux écus d'or. Sommes-nous bien renseignés? RAOUL. Oui; seulement, reste à prendre les écus. fleur-d'épée. C'est ce que nous allons tâcher de faire. RAOUL, tirant son épée. J'attends. fleur-d'épée. Vous n'attendrez pas longtemps. (Ils engagent le fer.) ODETTE. Gertrude ! Gertrude! on se bat sur le pont. Prends garde! RAOUL, à Fleur-d'Épée, qui rompt. Vous savez mal votre mélier, mon ami, et ce n'est point là le chemin qu'il faut prendre quand on veut voler les gens. fleur-d'épée. Peut-être.., A moi, camarades! (Les trois autres Bandits sortent de leur poste et attaquent Raonl.) RAOUL. Ah! quatre contre un! Jlisérables lâches! ODETTE. Un assassinat!... Au secours! à l'aide! JACQUES. Tais-toi, femme ! ODETTE. A l'aide ! au secours ! XX. 14 :Ç;42 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS JACQL'EMlN, dont on entend la voix. Tenez bon, seigneur Raoul... J'arrive ! j'arrive! MÂLEMORT, assenant an conp de masse sur la tête de Raonl. Tu arrives trop tard. (Raoul jette un cri, étend les bras, lâche son épée et tombe contre la porte d'Odette; cette porte s'cntr'ouTre.) fleur-d'épée. Je liens la bourse ! JACQUES. Est-il mort ? FLEUR-D'éPÉE. Tout ce qu'il y a de plus mort. Je lui ai passé mon épce au travers du corps, et Malemort lui a fendu la tète d'un coup de masse. Me^amis, tirons chacun de notre côté. PILLETUOUSSE. Et où le partage ? fleur-d'^pée. Je l'avais oublié... A l'asile Saint-Jacques. (Chacun tire de son côté.) JACQUES. Ah! bâtard! je te l'avais bien dit, que la première fois que nous nous reverrions, ce serait pour ton malheur. (Il sort.) ODETTE, tombant à genoux. 0 mon Dieu ! ayez pitié! A l'aide!... au secours!... (Sa vois faiblit.) SCENE XIII Les Mêmes, JACQUEMIN, accourant. JACQUEMIN, un bâton à la main et tout trempé d'eau. Ail! bandits! ah! scél rats!... Plus personne... J'arrive trop tard! — Mon pauvre maître!... seigneur Raoul! — Oh! le voilà; évanoui, mort peut-être... Où trouver du secours?... Une litière! des flambeaux ! des gardes! (Courant à la litière.) Au secours! au secours ! Messire Raoul de la Tremblaye vienr d'être assassiné! (Une Femme se montre a la portière de la litière. Jacquemin semble lui expliquer la situation.) LA TOUR SAINT-JACQUES 243 GERTRDDE, à la porte, qu'elle vient d'ouvrir tout à fait. Mademoiselle, mademoiselle, descendez vite ; il n'est que blessé, ce pauvre jeune homme, et peut-être peut-on le sau- ver. ODETTE. Ohl oui, sauvons-le. (Elle descend.) LA FEMME DE LA LITIÈRE. Raoul de la Tremblay e, c'est justement lui ! JACQUEMIN. Venez, venez, madame ! LA FEMME DE LA LITIERE. Suivez-nous, la Gaucliie. JACQUEMIN. Par ici ! par ici! ODETTE. Tirons-le à nous, Gertrude. (Les deux Femmes tirent Raoul dans la maison, referment la porte ot la barricadent.) SCÈNE XIV JÀCQUE3IIN, LA REINE, LA GAUCHIE, Gardes. JACQUEMIN. Ici, madame, ici!... 11 n'y est plus... La porte est vefer- inée. LA GAUCHIE. Vous êtes fou , l'ami. JACQUEMIN. Quand je vous dis qu'il était là tout à l'heure, évanoui, blessé, mort peut-être. LA GAUCHIE. En ce cas, les maîtres de cette maison seront venus à son aide et l'auront retiré chez eux. LA REINE. C'est probable. LA GAUCHIE. Je la regarde. LA REINE. Es-tu sûr de la reconnaître ? 244 THÉÂTRE COMPLET F) 'ALEX. DUMAS LÀ GAUCHIE. Certainement. LA HEINE. Alors, retirons-nous, (aux Porteurs.) A l'iiôtel Saint-Paul ! JACQUEMIN. Retirez-vous, si vous voulez j mais, moi, je reste. J'enfon- cerai plutôt la porte. (Il frappe.) LA GAUCHIE. Mon ami, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de ne pas mener si grand tapage, ou vous vous ferez arrêter par )a garde de nuit. JACQUEMIN. Ça m'est bien égal! (Il frappe.) LA REINE, aux Porteurs. A l'hôtel Saint-Paul. (Elle remonte en litière et se retire avec ses Gardes.) SCÈNE XV JACQUEMIN, continuant de frapper; puis LE GuET. JACQUEMIN. Ouvrez! ouvrez ! ou j'enfonce la porte! (Le Guet arrive. Costumes d'archers. Un Sergent et six Hommes.) LE SERGENT. Ilolà! drôle! pourquoi ce bruit? JACQUEMIN. Jlon maître! on a volé mon maitre ! LE SERGENT. On ne vole pas dans les rues de Paris. JACQUEMIN. Comment ! on ne vole pas ? Non-seulement on l'a volé, mais encore on l'a assassiné. LE SEUGENT. On n'assassine pas dans les rues de Paris. JACQUEMIN. Vous me dites cela, à moi qui ai été jeté a l'eau par les assassins ! LE SERGENT. Cet homme m'est suspect. Amis, emmenez-le. LA TOUR SAINT-JACQUES 245 JACQUEMIN. Que l'on m'emmène ! et où cela ? LE SERGENT. Où l'on mène les coureurs de nuit et les troubleurs de sommeil, JACQUEMIN. Ali! bon! il ne manquait plus que cela! C'est moi qu'ils arrêtent!... Idiots, brutes, imbéciles!... A la garde! à la garde ! SCÈNE XVI Les Mêmes, FLEUR-D'ÉPÉE, croisant le Guet. fleur-d'epe'e. Voilà, sur ma parole, un impudent coquin ! On l'arrête et 11 crie a ia garde I... Mes amis, ne le lâchez pas ! LE SERGENT. Oh ! il n'y a pas de danger ! (Au moment où le Sergent dit ces paroles, Jacquemin glisse entre les mains des boldats, qm courent après lui en criant : < Arrêtez-le 1... arrêtez-le !... . ACTE TROISIÈME QUATRIÈME TABLEAU Chez Odette. ~ Un charmant retrait. SCÈNE PREMIÈRE ODETTE, GERTRUDE, RAOUL, évanoui, couché sur des coussins, la tète appuyée à un grand fauteuil. ODETTE. Reprend-il ses sens, Gertrude? GERTRUDE. l'as encore, mademoiselle. 14. 246 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS ODETTE. Dieu du ciel! avoir sous les yeux une de tes créature?, Sei^ueur qui, cinq minutes auparavant, marchait, agissait, pensait, aimait peut-être, et qui, maintenant, n'est plus qu un cadavre ! GERTUCDE. Oh ! mademoiselle, il n'est pas mort. ODETTE. Pas mort! tu en es sûre, Gerirude? GERTKUDE. Tout à l'heure, je lui ai jeié de l'eau au visage, il a tres- sailli, et, maintenant que je lui fais respirer du vinaigre, voytz, il soupire. ODETTE. Oh' oui je l'ai entendu... Aileuds, attends. (Elle lui soulève la tête ) Assiedç-toi là; bien! Maintenant, soutiens-lui la tele; moi, je vais lui faire respirer du vinaigre. GERTKUDE. Il vit, mademoiselle, il vit! ODKTTE. Gertrudc, tâche donc qu'il revienne à lui; ces grands yeux fermés m'épouvantent. RAOUL, soupirant. Ah!... ODETTE. Tu entends, Gertrude!... Messire, messire, au nom du ciel, revenez à vous, ne nous effrayez pas plus longtemps. GERTRUDE. Le voilà qui se ranime: siliMice! (Les deux Femmes demeurent la respiration suspendue.) RAOUL. Oh! les misérables! les lâches! les assassins ! Quatre con- tre un seul homme ! ODETTE. Il a le délire. RAOUL, dont les regards peu a peu se fixent sur Odette. Que s'est-il passé? Où suis-je? Je rêve sans doute. (Regar- dant Odette.) Non, ce n'est point un rêve, c est une vision ; et Dieu m'ouvre le ciel, puisqu'un de ses anges m apparaît. ODETTE. Messire, revenez à vous et reprenez votre raison. LA TOUR SAINT- JACQUES 2 il RAOUL. De quel nom faut-il vous nommer, douce et belle enfant du ciel? ODETTE. Hélas ! messire, je ne suis qu'une fille de la terre, et me nomme simplement Odette. RAOUL. Mais comment avez-vous pu m'apporter jusqu'ici? ODETTE. Dieu est fort, et, quand il veut, il donne sa force aux plus faibles mains. RAOUL. Oh ! les mains dont Dieu s'est servi, laissez-moi les ado- rer, les serrer dans les miennes, les toucher de mes lèvres ! ODETTE, jetant un cri. Ah! GEUTRUDE. Qu'y a-t-il? ODETTE. Rien, messire; vos blessures sont plus graves peut-être que vous ne le croyez, et je crains que la fièvre... RAOUL. Oui, n'est-ce pas, vous croyez que c'est la fièvre qui brûle mon sang et qui dicte mes paroles? Vous vous trompez, Odette; mon cœur est brûlant, mais ma tête est froide; mes blessures ne sont rien. Je suis calme, je suis fort, voyez plu- tôt. (Il se soulève et Teut faire un pas.) Oh ! la terre manque SOUS mes pieds, et je n'y vois plus... Odette!... (II retombe,) ODETTE. Que Dieu nous soit en aide ! Il est mort cette fois... Oh! le malheureux! le malheureux! (Elle se met à genoux près de lui. On frappe à la porte d'en bas,) GERfRSDE. Miséricorde ! Entendez-vous, mademoiselle ? On frappe à là porte de nouveau. ODETTE. Oh ! ce sont eux, ce sont les assassins ! Ils viennent l'ache- ?er, Gertrude. 248 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS CERTRUDE. Fuyons, mademoiselle ! cette maison a une sortie sur la rivière. ODETTE. L'abandonner dans l'état où il est? Jamais! CElîT/tUDE. Entendez-vous ? on frappe encore. ODETTE. Regarde par la fenêtre, Gertrude. G EUT RUDE. Oui, vous avez raison. ODETTE. Eh bien, qui frappe? GERTRUDE. Un homme... Attendez donc, on dirait... FLAMEL, du dehors. Gertrude! Gertrude! ouvrez, c'est moi. ODETTE. La voix de maître Flamel! Ouvre, Gertrude, ouvre C'est Dieu qui nous l'envoie, tout à la fois et comme secours et comme défense. GERTRUDE, se précipitant dans l'escalier. J y cours, mademoiselle, j'y cours. SCÈNE II ODETTE, RAOUL, évanoni. ODETTE. Oh! mon Dieu, rendez-lui la vie, et je fais ici le serment solennel d'être à lui... ou à vous. SCÈNE III ODETTE, RAOUL, GERTRUDE, FLAMEL. FLAMEL. Et OÙ est-il, ce beau goniilliomme blessé? GERTRUDE. Le voilà, m.iîiic. LA TOUR SAINT-JACQUES 249 ODETTE. Oh ! vous qui êtes si savant, sauvez-le, sauvez-le! FLAMEL. Quelle ardeur dans ta pricif", mon enfant ! ODETTE. Est-ce un crime, mon père, de prier pour ceux qui souf- frent? FLAMEL. Ce serait un crime, que je te le pardonnerais pour ce mot que tu as dit là : « Mon père! » ODETTE. Ne suis-je pas votre enfant? FLAMEL. Oui, mon enfant, ma fille chérie! (Regardant Raoul.) Le jeune homme du Louvre ! ODETTE. Le connaissez-vous ? FLAMEL. Oui. ODETTE. 11 le connaît, Gertrude. N'est-ce pas, maître, que c'est un brave et loyal gentilhomme ? FLAMEL. Oui, bonne Odette, oui, tu l'as dit, c'est un brave et loyal gentilhomme. ODETTE. Alors, occupez-vous de lui. FLAMEL. Inutile ! le voilà qui revient de lui-même. ODETTE. C'est la seconde fois qu'il revient à lui, et s'il allait s'éva- nouir encore! FLAMEL, à Raoul. Là, tenez, appuyez-vous au bras de Gertrude, et passez dans la chambre voisine; vous avez besoin de repos, et, moi, il faut que je parle à cette enfant. RAOUL, interrogeant Odette, Odette? ODETTE. Allez. 250 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS RAOUL, Je dois donc obéir? ODETTE. Oui. RAOUL. Mais je vous reverrai, n'est-ce pas ? ODETTE. Demandez à maître Flamel. FLAMEL. Je vous le promets. RAOUL. Alors, béni soit Dieu ! FLAMEL, à Gertrude. Reste près de lui jusqu'à ce qu'il donne, GertrudCé SCÈNE lY FLAMEL, ODETTE. FLAMEL. Tu ne m'attendais pas ce soir, mon enfant ? ODETTE. Non; seulement, je vous espérais. Je vous attends rare- ment, mais je vous espère toujours. FLAMEL. Suis-je le bienvenu? Oh! oui. Merci . ODETTE, FLAMEL. ODETTE. Pourtant, laissez-moi vous dire qu'il y a, ce soir, dans votre visage quelque chose de grave, dans le son de votre voix quelque chose de solennel qui m'étonne, qui m'effraye- rait presque, si je ne connaissais votre tendresse pour moi. FLAMEL. C'est qu'en effet, Odette, la cause qui m'amène est grave j c'est que les paroles que j'ai à te dire sont solennelles... Vcux-tum'écouter? LA TOUR SAINT-JACQUES 251 ODETTE, Bites sans hésitation ce que vous avez à me dire, médecin du corps et de l'âme. FLAMEL. Odette, mon enfant, si Dieu se révélait à toi, s'il te de- mandait, mais cependant sans te l'imposer, un grand acte d'abnégation, le plus grand peut-être qui ait jamais été ac- compli par une femme? ODETTE. Eh bien ? FLAMEL. Que répondrais-tu, chère enfant? ODETTE. Je répondrais : « Seigneur, votre servante est prête, or- donnez et elle obéira. Montrez-lui la route, et elle mar- chera. » FLAMEL. Odette, je viens à toi de la part de Dieu. ODETTE. Alors, je vous réponds, comme je répondrais à Dieu: Par- lez; votre servante attend. FLAMEL. Il y a quelque part, mon enfant, tantôt dans un coin du Louvre, tantôt dans quelque cabinet retiré de l'hôtel Saint- Paul, un homme tout-puissant en apparence, mais en réalité plus faible qu'un enfant, plu;; pauvre et. plus abandonné que le plus misérable de ses sujets. Cet homme, Odette, c'est le roi! ODETTE. Oh! je l'ai plaint bien souvent, mon père, et, chaque soir, dans mes prières, je demande au Seigneur miséricorde pour lui. FLAMEL. Eh bien, Odette, Dieu t'a peut-être entendue, Dieu fera peut-être un miracle, et, de ce miracle, peut-être seras-tu l'instrument, ODETTE. Que la volonté de Dieu soit faite, ô mon ami, sur la terre comme au ciel! FLAMEL. Ce roi, avant qu'il devînt fou, ma fille, c'était la Providence 252 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS du royaume. Par malheur, sa jeunesse fut brûlée à la flamme des passions. .\ vingt ans, il avait eu deux existences . l'une de g.icrre civile, l'autre de plaisirs. La tête était fatiguée, le cœur vide, les sens défaillants. ODETTE. Pauvre roi ! FLAMEL. Tu sais comment il devint fou, mon enfant, et comment, depuis ce jour fatal, tantôt la reine pour ses amours, tantôt les ducs de Bretagne et de Bourgogne pour leurs ambitions, l'ont maintenu dans sa folie. Ou a fait venir de tous les côtés des mires et des docteurs, des médecins et des charlatans. Science et empirisme, rien n'y a fait. Alors, ou m'a appelé à mou tour, dans l'espérance qu'à mon tour j'échouerais. Longtemps j'ai hésité; mais, tout à coup, il m'est venu une pensée : c'est qu'à ce grand malheur il fallait un grand dé- vouement, non-seulement au roi, mais encore au royaume. ODETTE. Continuez, mon père. FLAMEL. Car, si quelque chose est plus malade, plus agonisant, plus près de la tombe que le roi, c'est le royaume. Cette belle France, elle qui semblait fatalement poussée dans la grandeur, elle qui croissait victorieuse, qui, vaincue, crois- sait encore, la France, à moitié conquise aujourd'hui, penche à l'abîme... Le roi fou, chacun tire à soi un lambeau de son pouvoir. Le roi reprenant sa raison, chacun obéirait, chacun se rallierait, chacun ferait face au grand, au seul, à Tunique danger du royaume, à l'ennemi... Tout à l'heure, enfant, tu m'appelais médecin du corps et de l'àme. Or, il y a en moi celte conviction que, dans le roi, il faut traiter tout en- semble l'àme et le corps. Eh bien, Odette, ma fille chérie, eu le regardant et en pensant que mes regards ne pouvaient se détacher de toi, je me suis dit qu'il y avait dans la femme une mystérieuse puissance, une attraction inconnue , une influence étrange (|ui n'était pas de l'amour et qui tenait de l'amour. Je me suis dit qu'elle devrait avoir un bien autre pouvoir, la femme près de laquelle un esprit souffrant et une âme malade viendraient chercher le charme des enticiiens solitaires et des tendres compassions. LA TOUR SAINT-JACQUES 353 ODETTE. trembT*'" ^^^^' ^^ ^^^'' '^"*' •'*^ ''^"^ comprends... et je FLAMEL. Je me suis dit que si quelque jeune fille douce et pure: que, s. quelque blonde et chaste enfant apparaissait tout à coup au pauvre insensé, fût-ce au milieu de ses fureurs comme un ange au milieu de si.iislres fantômes, ce serait nrlL "r '''''^" ''•''''' ^"' ^^^ ^«Pi-'ts troublés v rc- pr ndra.ent un peu de calme, et que, pour celte tête perdue, pour ce front decouronné, ce calme, si faible qu'il fût S Z 'fif/^'".'"^'".^"' "^'^^ 1« raison. Alors, chère enfant; rW. .,'''?■""'''' J'"' regardé autour de moi. j'ai cherche e plus doux visage, les yeux les plus beaux le vrd pf"' '^"'•'' ^'^'"^ ^'"" «"g« dans le corps d'une nZl V^ '"^ '"" ^'^"'' triste jusqu'au désespoir: « Odette! 0 mon Dieu, mon Dieu! il n'y a qu'Odette! .. ODETTE. ô mon '1' ^^ ^^"^ ^ ^^^ répondu d'écarter de moi ce calice, FLAMEL. Bieu m'a moiiti-é un Cliiist au Calvaire, mon enfanl, el il ?oSné ni»; fi',:'"" ' " ™'"" ''""': '- '>«"""-. i« 1™' " ODETTE. Mais on dit que la folie du roi est farouche et parfois san. gianie. FLAMEL. C'est vrai, ODETTE. On dit que, dans ses accès, il frappe, il déchire, il tue.., FLAMEL. C'est vrai. Mais, alors, c'est à la mort peut-être que vous m'envoyez! FLAMEL. Je t'ai dit que c'était au sacrifice; le sacrifice des premiers Chrétiens allait jusqu'au martyre. ODETTE. Et^si ce sacrifice était sans fruit? si ce martyre était inu- XX. jg 254 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS FLAMEL. Odette, vous aurez donné votre jeunesse pour sauver le roi; vous aurez donné votre vie pour sauver la France. ODETTE, «'agenouillant. Mon Dieu, mon Dieu, inspirez-moi, et, si c'est votre volonté, donnez-moi la force, donnez-moi le courage! (Elle laisse tomber sa tète dans ses mains.) FLAMEL. Oue votre esprit divin descende en elle, Seigneur, Seigneur! ODETTE, se relevant. Je suis prête. FLAMEL. Vous acceptez, Odette? ODETTE. Dieu le veut. FLAMEL. 0 noble enfant, tu es grande et sainte! ODETTE. Quand me conduirez-vous au Louvre? FLAMEL, D'un moment à l'autre. Mais revêts- toi de blanc, ma fille; c'est la seule couleur qui n'irrite pas ses yeux. ODETTE, souriant. La victime va se parer pour marchera l'autel. (Elle fait! quelques pas, puis revient.) Mon père! (Elle regarde la porte par laquelle est sorti Raoul.) FLAMEL. Oui, je comprends; sois tranquille. ODETTE, Merci! SCÈNE V FLAMEL, seul. Ob! mon Dieu! qui me dira si ce que je vais faire est une grande action ou un grand crime? Vais-je sauver le roi de France? Vais-je dévouer au plus odieux et au plus stérile de tous les supplices une adorable créature?... C'est l'avenir qui me répondra. LA TOUR SAINT-JACQUES 255 SCÈNE YI GERTRUDE, FLAMEL. GERTRUDE. Maître! FLAMEL. Ah! c'est toi, Gertrude... Eh bien, notre blessé? GERTRUDE. 11 est complètement revenu à lui. Il veut revoir ma maî- tresse et demande où elle est. FLAMEL. Va rejoindre ta maîtresse dans sa chambre, Gertrude, et laisse-moi recevoir ce jeune homme; j'ai à lui parler. (Ger- trude sort par où est sortie Odette. Flamel va ouvrir la porte de la chambre de Raoul.) Venez, niessire, venez I SCÈNE VII RAOUL, FLAMEL. RAOUL, à lui-même, après avoir regardé de tous côtés. Elle n'y est plus! Ai-je donc rêvé? Non, le rêve laisse une trace dans la mémoire, et voilà tout, (il met la main sur son cœur.) Moi, la trace est là, au cœur! (Il reste pensif.) FLAMEL. Êtes-vous mieux, mon gentilhomme ? RAOUL, sortant de sa rêverie. Oui, je vous remercie, quoique ce ne fût guère la peine de me rendre à la vie. FLAMEL. Pourquoi cela? la vie d'un loyal gentilhomme est toujours bonne àconserver; car, si elle lui est inutile, àlui,elle peut être utile au royaume. RAOUL. Et qui vous dit, maître, que je suis un loyal gentilhomme ? qui vous dit que ma vie peut être utile à quelqu'un ou à quelque chose? 256 THÉÂTRE COJIPLET D'ALEX. DUMAS FLAMEL. Nous ne nous sommes trouves ensemble qu'une seule fois et qu'un seul instant, messire, et cet instant a suffi pour que je sache qui vous êtes, sinon comme homme et comme nom, du moins comme cœur et comme loyauté... C'était ce matin, au Louvre; je vous ai vu fléchir le genou devant le vieux roi sans royaume et lui jurer serment de fidélité. Je sais que vous tiendrez ce serment que tant d'autres ont trahi. Jeune homme, nous marchons dans la même voie, nous combattons pour la même cause, chacun selon notre vocation : vous avec ce glaive de fer qu'on appelle l'épée, moi avec ce glaive de flamme qu'on appelle la pensée. Donnez-moi la main; nous serons vainqueurs ensemble ou vaincus tous deux. RAOUL. Expliquez-vous; je vous comprends mal. FLAMEL. Plus tard, vous me comprendrez mieux. RAOUL. Mais, enfin, qui êtes-vous donc, vous que je ne connais pas et qui me connaissez ? FLAMEL. Je suis un pauvre rêveur nommé Nicolas Flamel. RAOUL. Nicolas Flamel, l'habile écrivain, le profond alchimiste, l'homme qui a fondé quatre hôpitaux et bâti deux églises? Voici ma main, maître. FLAMEL. Réunies, je l'espère, ces deux mains feront quelque ohose d'utile et de grand pour le royaume. RAOUL. Vous avez entendu mon serment, mettez-moi à même de l'accomplir. FLAMEL. L'œuvre est dans ma pensée, et, dès ce soir, nous nous met- trons à l'exécution. RAOUL. Maintenant, maître Flamel, puisque vous paraissez vous ■ intéresser à moi... FLAMEL. Comme à mon fils, messire Raoul. LA TOUR SAINT-JACQUES 257 RAODL. Dites-moi, c'est un service que je vous demande. FLÂHEL. Parlez. RAOUL. Où suis-je? FLAMEL, souriant. Vous êtes dans la maison du Seigneur; car vous êtes chez un de ses anges les plus purs. RAODL. Une jeune flUe, n'est-ce pas? FLAMEL. Oui. RAOUL. Son nom, maître? Par grâce, dites-moi son nom ! FLAMEL. Odette ! RAOUL. Odette? Oh ! c'est cela! Odette! Odette! Oh ! je n'avais donc pas rêvé ! SCÈNE VIII Les Mêmes, JACQUEMIN, apparaissant à la fenêtre. JACQUEMIN. Ouf! FLAMEL, tirant un poignard. Qui va là? JACQUEMIN. Ami !... Messire Raoul, ayez la bonté de répondre de moi. RAOUL. Jacquemin! JACQUEMIN. Vous entendez, maître : Jacqiienii:; Gringonneur, poëtc, mathématicien, bateleur, philosophe, comédien, pour vous servir. Là, maintenant, puis-je entrer? RAOUL. Oui certainement. Seulement, pourquoi entres-tu par la fenêtre? 258 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS JACQUEMIN. Parce que j'ai juré de no jamais plus frapper aux portes FLAMEL. Cet homme est votre serviteur? HAGUL. Il est mieux que cela, maître Flamel, il est mon ami. FLAMEL, 11 paraît de joyeuse humeur. RAOUL. C'est le plus amusant compagnon que j'aie jamais connu. FLAÏIEL. Nous pourrons l'utiliser. JACQUEMIN, C'est dit. J'entre, n'est-ce pas? FLAMEL Oui, et vous êtes le bienvenu. JACQUEMIN. Merci. RAOUL. Mais comme te voilà mouillé, mon pauvre Jacquemin D'où sors-tu donc? JACQUEMIN. De la rivière. RAOUL. De la rivière? JACQUEMIN. Oui. Tandis qu'on vous poignardait, on me nopit, moi. RAOUL. On te noyait? JACQUEMIN. Parfaitement! RAOUL, souriant. Ce n'était pas pour te voler, je présume? JACQUEMIN. Non, Dieu merci! Mais on me noyait pour autre chose. RAOUL. Et pourquoi te noyait-on ? JACQUEMIN, Pour se débarrasser de moi. LA TOUR SAINT-JACQDES 259 RàODL. Quel intérêt avait-on à se débarrasser de toi, mou pauvre ami? JACQDEMIN. J'en savais trop long. RAOUL. Que savais-tu donc? JACQOEMm. Je savais qu'on allait vous assassiner. RAOUL. Comment cela? JÀCQUEMIN. J'avais l'honneur de souper avec les bandits à qui on est venu acheter votre vie. Elle a, par ma foi, été payée vingt philippes d'or, et comptant. RAOUL. Et qui faisait cet infâme marché? JACQUEMIN. Qui?... Eh! pardieu! c'est facile à deviner ; votre voleur d'héritage. 11 a peur que le testament ne se retrouve, et il ne serait pas fâché, si l'on retrouve le testament, qu'on ne re- trouvât plus l'héritier. RAOUL. Oh! le misérable! SCÈNE IX Les Mêmes, ODETTE, vêtue de blanc et Toiléu ODETTE, à Flamel. Je suis prête à vous suivre, mon ami. RAOUL. Odette!... Oh! plus belle que jamais! JACQUEMIN, à Raoul. La charmante image à mettre sur parchemin avec un fond d'or! RAOUL. N'est-ce pas qu'elle est belle? FLAMEL. Je vous laisse avec votre fidèle serviteur, messire... Ât- 260 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS tendez avec lui dans cette chambre, et, avant un quart d'heure, je reviens vous chercher. JACQUEMIN. Tous les deux? FLAMEL."' Oui. Je suis à la recherclie d'un grand secret, et, pour ré- soudre le problème que je poursuis, il me faut les trois plus fiurs éléments de la nature : un beau visage, un cœur loyal, un esprit joyeux... Viens, Odette, j'ai le pressentiment que tout ira bien. ODETTE, à Raoul. Adieu, messire. RAOUL. Adieu! pourquoi adieu? Ne vous rcverrai-je donc plus? ODETTE. Qui sait? RAOUL. Odette! Odette! ODETTE. Je prierai pour vous. RAOUL. Oh: dites pouvnoiis, Odette, afin que Dieu ne nous sépare ni dans sa colère, ni dans son amour. (Flamel et Odelte sortent ) SCÈNE X RAOUL, JACQUEMIN. RAOUL. Ohî je la reverrai, je la reverrai ; car, maintenant, je l'aime, et mieux vaudrait mourir que de ne pas la revoir. JACQUEMIN. Vous ne mourrez pas, et vous la reverrez. RAOUL. Tu le crois, n'est-ce pas, Jacquemin ? JACQUEMIN. J'en jurerais sur ma tête. RAOUL. El qui te fait croire à cela ? LA TOUR SAINT-JACQUES 261 JACQUEMIN. Notre étoile. Je dis notre étoile, attendu que j'ai donné congé à la mienne, convaincu que la vôtre est suffisante pour tous deux. RAOUL. Pauvre Jacquemin ! Elle est bien voilée cependant. JACQUEMIN. Voilée! mais c'est-à-dire que l'étoile polaire, à la suite de "aquelle j'ai fait le tour du monde, n'est qu'un ver luisant, comparée à la vôtre. RAOUL. Je voudrais bien que tu me prouvasses cela. JACQUEMIN. Rien de plus facile. Je vous crois assassiné, et je trouve que dame Fortune vous a conduit par la main chez une ado- rable enfant, que vous allez idolâtrer et ((ui vous le rend déjà. Par ma foi ! si tout cela n'est pas de la chance, mes- sire, Jacquemin Gringonneur ne s'y connaît pas. RAOUL, souriant. Heureux Jacquemin, qui voit tout en beau ! JACQUEMIN. C'est au point que je suis convaincu que vous n'avez qu'à dire, comme dans le conte arabe que j'ai lu à Bagdad: « Se same, ouvre-toi ! » pour que quelque génie, quelque fée ou quelque enchanteresse apparaisse tout à coup. RAOUL. Tu es fou, Jacquemin. JACQUEMIN. N'importe, essayez: vous ne le voulez pas ? Je vais le dire pour vous ; Sésame, ouvre-toi ! SCÈNE XI Les Mêmes, un Page. RAOUL. Qu'est cela? JACQUEMIN. Quand je vous le disais ! Voilà le génie demandé. LE PAGE. Messire Raoul de la Tremblaye ? lo. 262 THÉÂTRE COMPLET U'ALEX. DUMAS UAOUL. C'est moi. LE PAGE. Très-bien. RAOUL. Que me voulez-vous ? LE PAGE. Vous remettre trois choses : une lettre, une cbatnc, une épée. RAOUL. De quelle part venez-vous ? LE PAGE. Je ne puis répondre à cette question. RAOUL. Ne sachant de qui me viennent ces dons, je les refuse. JACQUEMIN. Et moi, je les accepte. Merci, jeune hommï; RAOUL. Jacquemin! LE PAGE. Mon message est accompli. Je me retire. SCÈNE XIÏ RAOUL, JACQUEMIN. RAOUL. Qu'as-tu fait? #ACOUEMIN. Messire Raoul, je me suis toujours promis, si la Fortv.ne passait à ma portée, de l'arrêter par ses trois cheveux, dus- sent-ils me rester dans la main. Je me suis tenu parole. Les voilà. Premier cheveu ! RAOUL. Tu ouvres cette lettre ? JACQUEMIN. Elle est à votre adresse. En qu.ilité de votre secrétaire, je l'ouvre donc. Peste ! les armes de France... Brevet de lieute- nant dans les gardes du roi ! RAOUL. Impossible, Jacquemin. LA TOUR SAINT-JACQUES 263 JÀCQUEMIN. Par ma foi, lisez vous-même. RAOUL. C'est vrai. JACQUEMIN. Passons à la chatoe. Second cheveu ! RAOUL. Jacquemin, cette chaîne est d'or massif. JACQUEMIN. Enrichie de rubis. En ma qualité de trésorier, je me charge de veiller à ce qu'il ne lui en arrive pas autant qu'à l'autre. RAOUL. Quant à cet épée... JACQUEMIN. En ma qualité d'écuyer, c'est à moi de vous la ceindre. Allons, monseigneur, allons. Troisième cheveu ! RAOUL. Non, non, tant que je ne saurai pas de qui me viennent tous ces dons... SCENE XIII Les Mêmes, FLAMEL. FLAMEL. Eh bien, messire, comment vous trouvez-vous î RAOUL. Gomme un homme qui rêve tout éveillé. FLAMEL. Et faites-vous au moins de bons rêves ? RAOUL. Jugez-en. (Il lai monlre la lettre, la chaîne et i'épée.) FLAMEL. Qu'est-ce que tout cela ? RAOUL. Tout cela, c'est mon rêve. Que dois-je faire? FLAMEL. Mettez ce brevet dans votre poche, passez cette chaîne à votre cou, bouclez celte épée à votre côté, et partons. 204 THÉATUE COMPLET D'aLEX. pUMAS Ou allons-nous? Revoir Odette. RAOUL. Oh ! alors, à l'instant même, partons, partons ! CINQUIÈME TABLEAU A l'hôtel Saint-Paul. - La chambre du Roi. SCÈNE PREMIÈRE FLÂMEL et ODETTE, entrant par une petite porte perdue dans la tapisserie. ^, . . FLAMEL. C est ICI, Odette. ODETTE. Ici, dans cette chambre? c'est ici qu'il habite? J'ai vu des tem'en?' """"'" '''"''''' '' "^^'"^ '"^^^^^^ ^'^^ '^' appa- FLAMEL. L est cependant la chambre du roi. ODETTE. Pauvre roi! malheureux roi ! nh • FLAMEL. f. A ^"'' ^'"^^ P^"^''^ ^^ ^'<^» malheureux! Regarde an- tour de nous, Odeite... Tout, dans cette chamb e drastée indique l'absence des cœurs tendres et des soins affe u S' Pas une aiguille pour recoudre ces lambeaux, pas uno main ceTîirux ti' '""/'"r "^ '""^"''^ renveVL. A traTe s ces vitraux brises sifflent le vent et la pluie. Il est besoin ici d un doux esprit, qui veille et qui répare. Où seraie Vn >a nr 5?^,?'''" '' '" ^évouenent, si on ne les trouvai pas près de cette immense infortune ! ODETTE. ^e craignez rien, mon père; je comprends maintenant LA TOUR SAINT-JACQUES 2G5 toute la grandeur du rôle que me gardait la destinée ! Cette royauté qui, au lieu de couronne, porte un voile de deuil ; cette royauté fraucliissant, éplorée et solitaire, la distance qui nous sépare et réclamant les soins d'une pauvre fille; sette royauté me parait plus sainte et plus sublime que sur le trône et la couronne au front !... Où est le roi ? FLAMEL. Dans le jardin ; il f.ut sa promenade accoutumée avec ses gardiens, mais ils ne tarderont pas à le ramener dans cette chambre. ODETTE, tressaillant. Oh ! mon Dieu ! FLAMEL. Odette, si tu doutes, il est encore temps ; cette porte nous est ouverte pour sortir comme elle nous était ouverte pour entrer, et personne ne nous aura vus. ODETTE. Non, non ; je reste. (Souriant.) Savez-vous à quoi je songe.? FLAMEL. Quelque sainte et divine pensée, Odette ; car les anges ne sourient pas plus doucement que tu ne le fais à cette heure. ODETTE. Je songe à cette gazelle qu'un jour vous me fîtes voir au Louvre dans la cage d'un lion, Ce lion était le plus féroce de tous ceux que l'on y nourrit; aucun de ses gardiens n'osait en approcher. Ou lui jetait des quartiers de chair saignante à travers les barreaux de sa cage. Uu jour, la reine Isabeau eut cette cruelle idée de lui donner à dévorer une gazelle vi- vante. On ouvrit la cage et on y poussa la pauvre petite béte épouvantée... Comment ce lion si féroce pour tous s'adoucit- il pour la gazelle ? Je ne sais ; mais, quand vous me le fîtes voir, la gazelle dormait entre les griffes du lion. — Je reste. FLA31EL. Seule, pauvre enfant; seule comme la gazelle dans laçage du lion ! ODETTE. Je ne serai pas seule, mon père; car j'aurai avec moi l'espérance, qui soutient ; la charité, qui rachète ; la foi, qui sauve. Allez, mon ami, allez. 266 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS PLAMEL. Dieu te garde, mon enfant ! Je vais dire qu'on ramène le roi. SCÈNE II ODETTE, seule. Je me suis faite plus forte que je ne suis. Mon Dieu, mon Dieu, voici l'heure venue, l'heure terrible, l'heure du sacri- fice, l'heure de la mort peul-èire ! Je suis résolue, je ne re- cule pas, je n'hésite pas, je ne regrette pas!.,. Et pourtant j'ai peur... Mon âme est forte, mon coeur est faible; la pensée plane, mais le corps rampe. C'est que je comprends que cet insensé que je suis, dit-on, appelée à guérir, n'a qu'à me toucher de la main pour me briser comme un de ces meubles dont je foule aux pieds les débris. Mou Dieu! que n'ai-je la harpe de David pour charmer S.iïil! (S'agenouiUani à un prie- Dieu.) Mais, à défaut de l'iustrument des séraphins et des anges, donnez-moi. Seigneur, la voix qui charme, l'accent qui console; dites-moi les syllabes magiques avec lesquelles votre Fils bien-aimé chassait le démon des corps dont il s'é- tait emparé; car la folie, c'est un démon... (Écoutant.) Quel est ce bruit .^ (Se relevant sur an genou.) Mon Dieu ! des cris de dou- leur, de sourdes plaintes, des voix terribles... On vient, on vient, on approche. FLAMEL, en dehors. Laissez faire le roi. ODETTE. Je suis perdue ! (Elle se jette dans l'angle du lit et s'enveloppe dans les rideaux pour se «&• cher.) SCÈNE III LE ROI, ODETTE. ODETTE, 0 pauvre roi !... je n'ai plus peur, maintenant; je n'ai plus que pitié. (Étendant les mains vers M.) Monseigneur!... LA TOUR SAINT-JACQUES 267 LE liOI, so redressant sur ses pieds. Hein ? (Il prend la couverture du lit, traverse le théâtre traînant la couverture der- rière lui, les ycnx fixés sur Odette. Puis il va s'asseoir dans un grand fau- teuil près de la cheminée et s'enveloppe de la couverture.) ODETTE, après un silence. Monseigneur, que puis-je faire pour vous? LE ROI, se découvrant le visage peu à peu. George a froid ; bien froid, bien froid !... Pauvre George ! ODETTE, se traînant à genoux jusqu'au Roi et lui touchant les mains. Oh! monseigneur, en effet, vos mains sont glacées... (Elle essaye de les réchauffer.) Eh bieu ? LE ROI. George a toujours froid... Pauvre George! ODETTE. Qui est George ? LE ROI. Moi. ODETTE. Non, monseigneur, non ; vous ne vous nommez pas George. Vous êtes le roi, le roi Charles. LE ROI, se relevant avec un geste menaçant. Non, non, pas le roi. Non, pas Charles: George, le pauvre George ! ODETTE. Excusez-moi, monseigneur... je me trompais... Oui, George... Pauvi'e George ! Et pourquoi George a-t-il froid? LE UOI. Parce que George a eu peur. ODETTE. Peur ! lui, si fort, si puissant, si brave ! LE ROI. George est fort, puissant et brave; et il n'a pas peur des hommes. ODETTE. De quoi a-t-il peur, alors? LE ROI. Du fantôme ! ODETTE, s'asseyant aux pieds do Rs§. Il est donc bien terrible, le fantôme ? 268 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS LE ROI. Oui, parce qu'il est glacé. ODETTE. Et il a poursuivi George, ce matin? LE ROI. George est sorti parce qu'il brûlait et qu'il avait Desoin (l'air; il est descendu dans un beau jardin, où il y avait des fleurs... George aime les fleurs ; il était bien content : il mar- chait sur un beau gazon vert, plein de marguerites des prés. 11 marcha si longtemps, qu'il fut fatigué... Alors, il se cou- cha sous l'ombre d'un bel arbre qui avait des feuilles d'éme- nude et des pommes d'or, (a Odette, qui fait ua mouvement.) Ne t'en va pas. |ODETTE. Non, non, soyez tranquilK". LE ROI. George regardait le ciel, qui était tout bleu avec des étoiles de diamant. Tout à coup, il entendit gémir le fantôme, mais loin, loin encore, et il aurait pu se sauver, s'il ne s'était senti attaché à la terre. Alors, le ciel s'obscurcit, les étoiles de- viurent toutes rouges, et les fruits d'or se choquèrent comme s'il y avait un grand vent, faisant, chaque fois qu'ils se heur- taient, le bruit que fait une lance en tombant sur un casque. Alors, le fantôme gémit de nouveau, mais plus près ; l'arbre trembla jusque dans sa racine, ses feuilles se couvrirent de sueur, et de chaque feuille tomba, goutte à goutte, cette sueur glacée. Alors, le fantôme gémit une troisième fois, et George le sentit qui s'étendait à côté de lui et qui l'enveloppait de son linceul. Aussi George a-t-il froid, bien froid! (Tremb'.ant.) Pauvre George.'... ODETTE. Mais, s'il consentait à se coucher, peut-être George aurait- il plus chaud. LE KOI. Non, George ne veut pas. Aussitôt qu'il est couché, le fan- )ôme entre et s'étend près de lui, et Charles aime mieux mou- lir. ODETTE, Vous avez dit Charles, cette fois, mon cher sire ; vous n'êtes donc plus George? LA TOUR SAINT-JACQUES 269 LE rxOI. Cliut! (Bas.) Âi-je dit Charles? ODETTE. Vous l'avez dit. LE ROI. Il ne faut pas répéter ce nom après moi; il ne faut pas m'appeler Charles; il ne faut pas qu'on sache que je m'ap- pelle Charles et que Je suis le roi. Chut! je serais obligé de les punir. Je leur dis que je m'appelle George, et ils le croient ; je leur dis que mes armes ne sont pas les fleurs de lis de France, mais un lion percé d'une épée, et ils ne le nient point ; car cette épée, ce sont eux qui me l'ont enfoncée dans le cœur. Pour toi seule, mon enfant, je serai Charles, je serai le roi; mais, pour les autres, je suis George... Chut! ODETTE. Vous avez donc confiance en moi, sire? LE ROI. Oui, car je t'ai reconnue, quoique tu aies changé d'âge et dévisage; mais tu as toujours la même âme, et c'est à l'âme, et non au visage, que je reconnais mes amis. Tu es Valen- tine de Milan, la pauvre veuve de mon frère, que le duc Jean a assassinée. Silence ! ils m'ont fait signer que j'approuvais l'assassinat ; voilà pourquoi je veux être George. Tu ne sais pas, Charles est fou, ils l'ont rendu fou à force de tortures, et, chaque fois qu'il reverra cette femme qui l'a trahi, il re- deviendra fou. ODETTE. 0 mon roi ! mon roi ! LE ROI. Oh! je reconnais ta voix, bonne Valentine. Sais-tu ce qu'ils ont dit pour l'éloigner de moi? Ils ont dit que tu me donnais des philtres, que tu me faisais boire du poison. Le philtre, c'était ta voix; le poison, c'était ton regard; doux philtre! poison délicieux! De son temps, je dormais ; main- tenant, c'est fini, je ne dors plus. Cependant, j'ai bien besoin de repos; cependant, je voudrais bien dormir. ODETTE. Mais comment dormiez-vous, alors, sire? LE ROI. Attends. (Il s'assied dans le fauteuil, et fait signe à OJeUe de s'as- 270 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS seoir sur le bras da fauteuil.) Assieds-toi là, mets ta main sur mon front, appuie ma tète sur ton épaule. Voilà comme faisait Yalentine. ODETTE. Charles est-il bien ainsi ? LE ROI. Oui, Charles est bien ; Charles est heureux; mais ne dis pas que je m'appelle Charles, ne dis pas que je suis le roi. ODETTE. Non, soyez tranquille... Dormez, mon roi, dormez, et Odette veillera près de vous pour que le fantôme n'entre pas. LE ROI, s'endormant. Odette! qu'est cela, Odette?... (Arec un dernier mouvement.) Odette;... (Il s'endort peu à peu.) ODETTE, chantant. Dormez, mon roi ! sur vous je veille. Tandis que Dieu veille sur moi. Doux comme un murmure d'abeille, Que mon chant meure à votre oreille; Dormez, mon roil Dormez, mon roi ! La pauvre Odette, De votre cœur chassant l'effroi, A vos genoux, fille et sujette. De l'épouse acquitte la dette. Dormez, mon roi t Dormez, mon roi ! votre paupière Du sommeil a subi la loi; Apaisez-vous, bruits de la terre, Vers le ciel monte ma prière. Dormez, mon roi! Oh ! je comprends maintenant l'amour de la fille pour son père, de la mère pour son enfant! LA TOUR SAINT-JACQUES 271 SCÈNE IV Les Mêmes, FLAMEL. FLAMEL, entrouvrant la petite porte et paraissant snr lo seuil. Eh bien? ODETTE, appuyant un doigt sur sa bouche. Parlez bas, et regardez. FLAMEL. Le roi dort ! Dieu t'a bénie, jeune fille, car tu as fait un miracle. ODETTE. Un miracle ! espérez-vous donc? FLAMEL. J'espère que, si tu ne lui rends pas la raison, tu lui con- serveras au moins la vie. (Il va tirer les rideaux du lit.) ODETTE. Que faites-vous? FLAMEL. Je remets chaque chose à sa place, j'efface les traces du désordre; il faut qu'à son réveil, tout soit calme comme dans son esprit. (Revenant au Roi.) Le sommeil, vois-tu, mon enfant, c'est le bienfaisant dictame pressé sur la bouche des fiévreux par la main réparatrice de la nuit ; c'est la coupe immense où s'abreuve l'univers fatigué, où la nature entière prend la force, depuis le brin d'herbe jusqu'au chêne, depuis le lion jusqu'à la fourmi, depuis le vieillard jusqu'à l'enfant. Dor- mez, mon roi, dormez, et que nul ne vienne troubler votre sommeil. (Appelant.) Raoul ! ODETTE. Il est là? FLAMEL. Oui... Raoul! SCÈNE V Les Mêmes, RAOUL. BAOOL. Me voici. 272 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS FLAMEL. Entrez, messire. RAOUL. Que vois-je? le roi dans les bras d'Odette !... la tête du roi reposant sur l'épaule d'Odette!... 0 mon Dieu! FLAMEL. Messire, je quitte le roi pour un instant... Je vais, dans le laboratoire voisin, pré[)arer pour lui un breuvage que je veux lui faire prendre à son réveil. Veillez tous deux sur ce vieillard comme sur un enfant. Écartez de lui tout bruit, toute émotion; ne laissez arriver personne jusqu'à lui; dé- fendez son approche au nom de l'humanité, et, s'il le faut, employez la force. Vous êtes lieutenant des gardes, Raoul, faites votre devoir. SCÈNE VI ODETTE, LE ROI, endormi; RAOUL. ODETTE, a Raoul. Eh bien, qu'avez-vous? RAOUL. Oh ! vous me le demandez ! ODETTE. Sans doute, je vous le deiiiande. RAOUL. Je vous retrouve ici, Odette. ODETTE. C'est maître Flamel qui m'y a conduite. RAOUL. Seule, dans cette chambre, ttuant le roi entre vos bras. ODETTE. Eh bien ? RAOUL. Et vous me demandez ce que j'ai! Mais qu'étes-vous donc alors au roi, Odette.' Sa sœur, sa fille, sa maîtresse? ODETTE. Malheureux!... malheureux, je suis sa raison! RAOUL. Oh ! je comprends, Odette ! vous, la raison; moi, l'épée ! LA TOUR SAINT-JACQUES 273 VOUS l'âme, moi la force! à nous deux l'œuvre sublime de la résurrection. Merci, maître Flamcl, merci! ODETTE. La reine! SCÈNE VII Les 3IÉMES, LA REINE, FLAMEL. FLAMEL, à la Reine. Oh ! madame!... au nom du ciel, arrêtez! LA REINE. Pourquoi cela.' depuis quand m'est-il interdit d'entrer chez le roi ? FLAMEL. Le roi dort, voyez! LA REINE. Il faut que le roi s'éveille. FLAMEL. Pourquoi cela ? quand chaque minute de sommeil est un jour ajouté à sa vie! LA REINE. Il faut que le roi s'éveille, parce que, ce matin, le duc de Bourgogne a quitté Paris en enlevant le dauphin ; que le conseil est assemblé, et que, le roi fou, le duc de Bourgogne et le dauphin absents, il faut que je sois reconnue régente. FLAMEL. Mais le roi est fou, vous le dites vous-même. LA REINE. Qu'importe ! pourvu qu'il signe ; sa signature est toujours celle d'un roi. ODETTE. Oh! madame, par grâce, voyez... LA REINE. Ah 1 qu'est-ce que cette jeune fille ? Je comprends mainte- nant pourquoi l'on veut m'éloigner de la chambre de mon époux. FLAMEL. Votre époux! songez-vous au nom que vous prononcez là? LA REINE. Laissez-moi passer, maître Flamel. 274 THÉÂTRE COMPLET d'ALEX. DUMAS FLAMEL. Madame, au nom de la France, ne troublez pas le sommeil du roi. LA REINE. Au nom de la France? FLAMEL. Ah ! c'est vrai, vous ne savez pas ce que c'est que la France; mais la France sait bien ce que vous êtes, elle ; car elle vous appelle l'étrangère ! LA REINE. Arrière, maître Flamel ! (Elle fait un pas vers le Roi.) ODETTE, se reculant en poussant un cri. Oh! LE ROI, se relevant et fixant un regard effaré sur la Reine. Le fantôme ! LA REINE. Est-ce donc par votre ordre, sire, que l'on prétend m'era- pécher d'arriver à vous ? LE ROI. Le fantôme ! le fantôme ! Odette, viens, ne me quitte pas... Fuyons ! fuyons ! (Il entraîne Odette vers la petite porte.) FLAMEL. Que vous ai-je dit, madame ? (a Raoul.) Raoul, souvenez- vous! (Il sort derrière le Roi et Odette.) SCÈNE VIII RAOUL, LA REINE. LA REINE, à elle-même. Qui donc est-elle, cette jeune fille qu'on appelle Odette, et qui semble être devenue tout à coup nécessaire au roi? Qui a conduit ici celle autre Valentine de Jlilan ? Oh ! il fau- dra bien que je le sache. (Elle veut suivre le Roi et Odette.) RAOUL, l'épée 'a la main, davant la porte. On ne passe pas, madame. LA TOUR SAINT-JACQUES 275 LA REINE. Vous VOUS trompez, messire, je suis la reine et je passe. (Raoul s'incliue, mais sans changer de position.) SaveZ-VOUS bien que vous résistez à la reine, messire? RAOUL. C'est un triste devoir, mais c'est un devoir. LA UEINE. De qui tenez-vous ces ordres ? RAOL'L. Du roi. LA REINE. Le roi est insensé, monsieur ! et ne peut commander. RAOUL. Le roi, pour moi, madame, c'est toujours le roi. LA REINE. Eh bien, à mon tour, j'ordonne ; place, messire! RAOUL. Je n'obéis qu'au roi. « LA RFINE. L'épée au fourreau, et rangez-vous ! RAOUL. Vous pouvez me faire tuer à cette porte, et passer par-des- sus mon corps ; sinon, vous ne passerez pas. LA REINE. Prenez-garde, monsieur! si j'appelle, vous êtes perdu. RAOUL, Hier, au Louvre, j'ai voué au roi mon épée et ma vie. LA REINE. Et cette épée, vous vous en serviriez contre moi? RAOUL. Contre tous, madame, du moment que je m'en servirais pour la défense du roi. LA REINE. Qu'êtes- vous donc ici ? RAOUL. Le lieutenant des gardes du roi. LA REINE. Mais tu ne sais donc pas, Raoul de la Treniblaye, que ce brevet que tu as dans ta poche, que cette chaîne qui est pas- sée à ton cou, que cette épée que tu portes à la main,..? 27G THÉATIIE COiMPLEï D'ALEX. DUMAS RAOUL. Eh bien? LA REINE. Tu ne sais donc pas que tout cela vient de moi? lîAOUL. C'est vrai, madame, je ne le savais pas. Tout cela vient de vous ? LA REINE. Oui, et c'est mon page qui t'a remis tout cela hier au soir. RAOUL. Alors, c'est antre chose. (Tirant le brevet de sa poche et le déchi- rant.) Voilà le brevet. (Olant la chaîne de son con et la jetant aux pieds de la Reine.) Voilà la chaîne. (Brisant son épée.) Voilà l'épce. Ai-je encore quelque chose à vous, madame ? LA HEINE, furieuse. Haute trahison ! (Allant à la porte.) A moi ! à moi .' arrêtez ce misérable! SCÈNE IX Les 31ÉMES, FLAJltL, paraissant sur le balcon extérieur et ouvrant la fenêtre d'un coup de poing. FLAMEL. Par ici, mcssire Raoul! La tour Saint-Jacques est lieu d'asile. x\ la tour Saint-Jacques ! (Raoul S'élance et disparaît par le balcon avec Flamel.) SCÈNE X LA REINE, aux Archers, qui accourent. Tirez sur ces hommes qui s'enfuient, tirez! Cent écusd'or a celui qui me les livrera morts ou vifs LA TOUR SAINT-JACQUES 277 ACTE QUATRIÈME SIXIÈME TABLEAU Une taverne. SCÈNE PREMIÈRE MALEMORT, LACTANCE, JAS3IYN TONNEAU, Bdvedrs. MALEMORT et LES BUVEURS. Maître Jasmyn Tonneau ! maître Jasniyn Tonneau ! TONJ^EAU. On y va ! on y va ! LACTANCE. Ne vous impatientez pas, mon compère; la patience est une des premières vertus du chiéiien. SCÈNE II Les Mêmes, FLEUR-D'ÉPÉE, entrant. Il s'approche d'une table que des Buveurs lui cèdent avec déféreoco. LES BUVEURS. Du vin ! de l'hydromel ! de la bière! TONNEAU. On y va ! on y va ! FLEUR-d'ÉPÉE, lui barrant le chemin. Eh! bonsoir, mou cher hôte, mou digue ami! bonsoir, mon excellent petit père Tonneau ! Comment gouvernez-vous, je vous prie, votre précieuse et inestimable santé ? TONNEAU, brusquement. Merci, merci, messire CHpitaiue, cela ne va pas trop mal, comme vous voyez; seulement, faites-moi passage, car ou m'attend. FLEUR-d'ÉPÉE, mélancoliquement et sans laisser passer Tonneau. Je crois. Dieu me pardonne, que vous m'avez appelé ynes- XX. 16 278 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAïî sire capitaine... Ne vous ai-je pas dit, non pas une fois, mais dix, mais vingt, mais cent fois, que je désirais me voir avec vous, ô mou inappréciable ami, sur un pied de tendre familiarité, et que vous me désobligeriez de façon mortelle si vous m'appeliez autrement que Flcur-d'Épée, tout court? TONNEAU. Tout court! c'est lace que vous désirez? fleuu-d'épée. Oui, pardieu! TONNEAU. Et si, le faisant, je vous tutoyais? FLEUU-O'ÉPÉE. Vous combleriez mes désirs les plus chers. Il me semble- rait alors, mon cher hôte, qu'entre nous désormais tout doit être commun, et Dieu sait si j'ambitionne cette commu- nauté. TONNEAU, Eh bien, mon cher capitaine, je vais vous satisfaire. Fieur- d'Épée, mon garçon, ôte-toi de là, lu me gènes, ou siiion... Cil lui montre le poing.) FLEUR-d'ÉPÉE, se dérangeant. Il est pétri d'esprit ! (ll va au buffet et prend un pot vide avec lequel il revient s'asseoir à sa place.) Maître Jasmyn Tonneau ! TONNEAU. Que voulez-vous? fleur-d'épe'b. Je veux vous donner le broc vide... TONNEAU. Merci. fleur-d'épée. Attendez donc le complément de ma phrase, maître Jas- myn Tonneau, afin que vous me le rendiez plein, tonneau. Oh! que nenni. fleur-d'épe'e. Tonneau, refuseriez-vous d'obtempérer à ma demande.? TONNEAU. Parfaitement. fleur-d'e'pée. Et pourquoi cet outrage? LA TOUR SAINT-JACQUES 279 TONNEAU Pour trenle-trois raisons. fleur-d'épée. Dites-les. TONNEAU. Vous me devez trente-trois livres tournois; voilâmes trente- trois raisons, une par livre. fleur-d'épée. N'est-ce que cela? TONNEAU. II me semble que c'est bien assez. fleur-d'épée. Tonneau, je devrais à ma diguilc outragée de quitter ces lieux où les lois de la sainte amiÙL; sont méconnues; je de- vrais secouer la poussière de mes sandales sur le seuil de cette porte, en disant: « Tonneau, je ne boirai plus de ton vin. » Mais un fond de tendresse me retient. Je reste et je te dis: réglons nos comptes. TONNEAU. Ah bah! me payeriez-vous, par hasard.? fleur-d'épée. Parbleu ! Intégralement ? tonneau. FLEUK-DEPEE. Un homme tel que moi dédaigne les à-compte. TONNEAU. Alors, voilà qui va bien, et nous allons faire taille neuve, (il détache, d'un paqnel de tailles suspendu à sa ceinture, celle du Capi- taine.) Hum !... Nous avons trente-lrois livres trois sous trois deniers; ne parlons que des trente-trois livres: le reste se retrouvera. fleur-d'épée. Tonneau, vous voulez m'humilier, mais je refuse. On vous doit trente-trois livres trois sous trois deniers, voilà vos trente-trois livres trois sous trois deniers... Oh ! oh ! TONNEAU. Eh bien, qu'y a-t-il encore? fleur-d'épe'e. Il faut que j'aie oublié ou perdu ma bourse: est-ce qu'il V aurait des voleurs ici? 280 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS TONNEAU. Pourquoi ne dites-vous pas qu'on vous l'a volée, capi- taine? FLEUR-DÉPÉE. C'est encore possible. TONNEAU. Alors, capitaine... fleur-d'épée. Quoi ? TONNEAU. A'ous ne comprenez pas ? fleur-d'épée. Non. TONNEAU. Allez vous désaltérer ailleurs. fleuu-d'épée. Tonneau, donne-moi à boire aujourd'hui, et, demain, je te payerai, TONNEAU. Fleur-d'Épée, paye-moi aujourd'hui, et je te donnerai à boire demain. fleur-d'épée. Ah! c'est ainsi?... Eh bien, je ne m'abaisserai pas davantage devant toi... Adieu, ventre de Silène! adieu, pause bouffie! adieu, bedaine gonflée! Je m'en vais, et je te préviens que je ne reviendrai que le jour où tu auras vu tes genoux. TONNEAU. Alors, je vais prier Dieu de ne les revoir jamais. Com- ment! vous n'êtes pas encore parti? SCÈNE III Les MÊMES, JACQUES DE LA TREMBLAYE, qni est entré depuis le milieu de la scèao précédente et qui a écouté. JACQUES. Non, et le capitaine ne partira pas. fleur-d'épée. Je partirai, quand il me baiserait les pieds pour me faire rester. Ah! vous ne me connaissez pas, mon gentilhomme. à LA TOUR SAINT-JACQUES 281 JACQUES. Si fait, je vous connais, et je vous dis, capitaine Fleur- d'Épée, restez, fleur-d'épée. Eh bien, soit! mais à une condition. JACQUES. Laquelle? fleur-d'épée. Vous me direz qui vous êtes et pourquoi vous venez. JACQUES. Je viens d'abord pour payer à ce brave homme, sur la somme que je vous dois, les trente-trois livres trois sous trois deniers que vous lui devez, vous. fleur-d'épée. Vous êtes mon débiteur? JACQUES. Allez-vous dire que non? fleur-d'épée. Pour qui me prenez-vous? Apprenez que je n'ai jamais renié une dette, surtout quand je suis le créancier. JACQUES. Et vous ne me ferez pas l'injure de commencer par la mienne, (a Tonneau.) Voici la somme réclamée; grattez votre taille et ouvrez un nouveau crédit au capitaine. . fleur-d'épée, à part. Ah! par ma foi, voilà un honnête homme que je ne m'at- tendais pas à rencontrer ici. JACQUES. Un broc de vin, et de votre meilleur. TONNEAU. Vous allez être servis, mes gentilshommes. (Us s'assoient à la table.) JACQUES, à FIour-d'Épc«. Vous cherchez à me reconnaître, capitaine? fleur-d'épée. Ma foi, oui. Je désire graver vos traits dans ma mémoire, afin, quand je vous retrouverai, de ne pas commettre l'irré- vérence dont je me sens coupable en ce moment en ne vous reconnaissant pas. It). 282 THÉÂTRE COMPLKT d'ALEX. DUMAS JACQUES. Ne cherchez point, capitaine, vous perdriez votre temp?. Vous ne m'avez vu qu'une fois, et, cette fois-là, j'étais mas»- que. fledr-d'épée. Ah! vous êtes le gentilhomme du pont au Change! Alors, ce n'est point trente-trois livres tournois que vous me devez, c'est vingt écus d'or. JACQUES. Tout beau! rappelez-vous nos conventions. Je vous devais vingt écus d'or dans le cas où vous me débarrasseriez de mon ennemi. fleur-d'épée. Ne vous en ai-je point débarrassé? JACQUES. Pas le moins du monde. fleur-d'épée. Mon gentilhomme, aussi vrai que je m'appelle le capitaine Fleur-d'Épée, votre ennemi est, à l'heure qu'il est, couché le nez en l'air, la tête fendue jusqu'aux dents et la poitrine trouée de part en part. JACQUES, allant à la fenêtre. Regardez. fleuu-d'épée. Où cela? JACQUES. Dans cette direction... Quel est le gentilhomme qui cause là-has avec maître Nicolas Flamel ? fleur-d'épée. Corne-de-bœuf! c'est notre homme! JACQUES. Silence ! voici maître Tonneau. fleur-d'épée. Allons, approche, maître Jasniyn Tonneau I«% empereur d'Egypte, roi de Thune, prince d'Argot, duc de Bohème, et tâche que ton vin soit digne de ceux à qui tuas l'honneur de le servir. TONNEAU. Goûtez-moi de ce flacon des Canaries, et vous m'en don- nerez des nouvelles. LA TOUR SAINT-JACQUES 283 JACQUES. Merci ! fleur-d'épée. Que faire? JACQUES. Parbleu î recommencer. Ce qui ne réussit point une pre- mière fois, réussit une seconde. fleur-d'epée. Oui; mais il sera sur ses gardes. JACQUES. C'est trop juste; ce sera le double. fleur-d'épée. Soit. Mais je ferai à Votre Seigneurie une petite condition, par-dessus le marché. JACQUES. Laquelle ? fleuu-d'épee. Je devine en vous un haut et puissant personnage. JACQUES. En effet, j'ai quelque crédit à la cour. fleur-d'épée. Eh bien, tel que vous me voyez, je suis honnête, au fond. JACQUES. Oui, au fond, très-bien. fleur-d'épée. L'existence que je mène m'empéciie parfois de dormir. JACQUES. Bon! vous avez des remords? fleur-d'épée. Non ! pis que ça, j'ai des craintes. JACQUES. Ah! diable I fleur-d'épée. De sorte que... Ma foi, mon gentilhomme, je veux faire une fin. JACQUES. C'est trop juste. Reste à savoir seulement la fin que vous voulez faire. fleur-d'épée. Je suis las de la vie d'aventures. Si brave que l'on soit, il peut arriver malheur. J'ambitionne une position honorable 284 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS qui m'assure contre la potence et la roue. Je désire mourir dans mon lit. Eh ! mon Dieu, je sais bien que, pour un homme d'épce, c'est une faiblesse; mais, que voulez-vous! chacun a la sienne. La vôlrc, c'est d'être débarrassé de votre cousin. Eh bien, moyennant quarante écus d'or et une bonne place dans les gens d'armes du roi, je vous en débarrasse, JACQUES. Cela tombe à merveille, mon maître : depuis hier, je suis lieutenant aux gardes, poste un instant occupé par mon cousin, et dont il a donné sa démission de manière à me faire croire qu'en servant mes intérêts, vous servirez en même temps ceux de la reine. Votre demande vous est accordée, capitaine Fleur-d'Épée. fleur-d'épée. Alors, il ne reste qu'un détail insignifiant. JACQUES. Lequel ? fleur-d'épée. Les arrhes. JACQUES. Les voici. fleur-d'épée. Maintenant, un dernier mot. JACQUES. Dites. fleur-d'épée. Comment notre homme se trouve-t-il ici? JACQUES. Ne vous ai-je pas dit qu'il avait encouru la colère delà reine? fleur-d'épée. Eh bien? JACQUES, Eh bien, Saint-Jacques est lieu d'asile. fleur-d'épée. Oui, mais pas pour ces sortes de crimes. JACQUES. Gardez-vous bien de le faire expulser, vous ne l'auriez plus sous la main. fleur-d'épée. C'est juste. (Rénéchisant.) Si cependant notre homme à eu- LA TOUR S\INT-JACQUES 285 couru la colère de la reine, peut-être serait-il plus adroit et moins dangereux de le livrer tout simplement a cette colère. JACQDES. Colère de reine, amour de femme! Maître Fleur-d'Épée, rendons Raoul à la reine, et, demain peut-être, c'est moi qui suis abandonné et vous pendu ! fledr-d'épée. Compris! Cette nuit même, nous serons débarrassés de notre homme, et quant au quarante écus d'or restants... JACQUES. Présentez-vous demain au Louvre, et demandez le comte Jacques de la Tremblaye, lieutenant aux gardes du roi : c'est moi. fleur-d'épée. Comte Jacques de la Tremblaye, lieutenant aux gardes du roi, enchanté d'avoir fait, ou plutôt d'avoir renouvelé con- naissance avec vous. JACQUES. A demain? fleur-d'épée. A demain. SCÈNE IV Les Mêmes, hors JACQUES. malemort. Eh bien, capitaine? fleur-d'épée. Quoi? PILLETROUSSE. Est-ce que nous ne partageons pas? fleur-d'épée. C'était un gentilhomme ruiné, qui venait pour m'emprun- ter de l'argent. malemort. Et vous lui en prêtez? fleur-d'épée. Je le lui porterai demain au Louvre... (a lui-même.) Je vais donc devenir honnête homme! J'ai toujours senti que c'était ma vocation. (On entend un son de trompette et un bruit de tambour.) Ohé! au'est-ce que cela? 286 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS PLUSIEURS VOIX, au dehors. Au conseil, l'empire d'iîgypte ! le royaume de Thune ! la principauté d'Argot! h; duclié de la Grande et de la Petite Bohême! au conseil! au conseil! TOUS. Voilà! voilà! TONNEAU. Voilà ! fleup.-d'épiîe. De quoi s'agil-il? tONNEAU. 11 s'agit de discuter les droits d'un nouveau venu aux privi- lèges du lieu d'asile. FLEUn-D'ÉPÉE, à part. Ah! ah! c'est sans doute de notre homme qu'il est ques- tion... SCÈNE V Les Mêmes, JACQUEMIN, une foule de Bohémiens ET DE Truands. TOUS. Sur ton trône, Jasmyn! sur ton trône! TONNEAU. Silence ! et que l'on m'écoute ! TOUS. Silence! chut! chut! silence! TONNEAU. Nous, empereur d'Egypte, roi de Thune, prince d'Argot, duc de la Petite et de la Grande Bohême, tavernier de la Tour Saint-Jacques, déclarons le conseil assemblé et prêta écouter ce qui lui sera dit pour et contre l'admission du gen- tilhomme qui sollicite la faveur d'être admis à jouir de nos immunités et privilèges, TOUS. Oui, oui, oui! TONNEAU. La parole est au serviteur du gentilhomme dont l'admis- >S!0n est proposée. JACQUEMIN, montant sur nn escabeau qui fait tribune, en ayant du trôno do Tonneau. Très-honorables membres du très-honorable conseil privé LA TOUR SAINT-JACQUES 287 du royaume d'Argot, je viens, au nom de mon maître, dont la vie est en péril, vous prier de l'admettre aux franchises du lieu d'asile, et acquitter pour lui le droit d'entrée. UN ÉTUDIANT. Comment s'appelk-t-il, ton maître? JACQUEMIN. Messire Raoul de la Tromblaye. FLEUR-n'ÉPÉE, à part. C'est bien notre homme. MALEMORT. Et de quel crime est-il accusé, ton gentilhomme ? JACQUEMIN. 11 a manqué de respect à la reine Isabeau de Bavière. PILLETP.OUSSE. Haute trahison ! LACTANCE. Quant à moi, pourvu qu'il n'ait rien à se reprocher à l'en- droit des gens d'Église... PLUSIEURS VOIX, Haute trahison !... oh ! oh ! PILLETROUSSE. En qualité d'ancien procureur, je m'oppose à l'admis- sion... fleur-d'épée. Bon! et pourquoi cela, maître Pilletrousse? PILLETROUSSE. D'abord, ici, nous sommes tous égaux. fleur-d'épée. Et qui vous dit le contraire, maître Pilletrousse? Accusez en votre qualité d'ancien procureur, je défendrai en ma qualité d'ancien avocat. TONNEAU. La parole est au procureur Pilletrousse. PILLETROUSSE. Très-honorables auditeurs, s'il ne s'agissait que d'une affaire civile ou criminelle de peu d'importance, de quelque bon coup d'épée ou de quelque mauvais coup de couteau, de quelque vol, de quelque filouterie, d'un honnête faux ou de quelque loyale banqueroute, je vous dirais: ouvrez au de- mandeur les portes du lieu d'asile à deux battants, dignus est /.,. Mais il est question de bien autre chose, honorables 288 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS auditeurs: il est question d'un crime d'État, d'un notal)le ou- trage commis à l'endroit de madame la reine, et l'asile, évi- demment, ne peut pas protéger un coupable de ce genre. Pour un pareil fait, madame Isabeau forait balayer la pa- roisse de Saint-Jacques-la-Boucherie tout entière, '^t la bonne et saine politique veut que nous ne nous brouillions qu'avec ceux qui ne sont pas assez forts pour nous faire du mal. J'ai dit. PLUSiEuns voix. II a raison ! il a raison! FLEUn-D'ÉPÉE. Je demande à répondre. PLUSIEURS VOIX. Oui! oui! oui ! TONNEAU. La parole est à l'avocat Fleur-d'Épée. TOUS. Silence ! écoutons ! fleur-d'épée. Très-illuslres auditeurs, à entendre des propositions aussi basses et aussi lâches que celles qui viennent d'être formulées par ce robin concussionnaire, on se croirait dans une société d'honnêtes gens et point parmi des Égyptiens, des Argo- nautes et des Bohémiens. Je me fais fort, moi, Fleur-d'Épée, de trouver assez de bons garçons dans Saint-Jacques-la-Bou- cherie pour défendre nos privilèges contre la reine elle- même, qui n'est pas la reine tant que nous aurons le bonheur que vive notre roi Charles VI, le bien-aimé. Que la société dont nous sommes bannis existe par la loi, soit, je ne m'y oppose pas ; mais nous autres bons garçons, joyeux vivants, routiers, tirelaines, truands, sabouleux, francs milous, nous vivons en dépit d'elle et nous ne sommes jamais plus floris- sants que lorsque nous nous trouvons en opposition avec les mandats, les ordonnances, les édits, les arrêts, les contraintes, les huissiers, les recors, les archers et les baillis. J'ai dit. PILLETROUSSE. Les raisonnements abrutis du capitaine Fleur-d'Épée me semblent pitoyables. Mon opinion reste toujours la même... et je vote... (Jacquemin lui met une bourse Janslamaia) et je VOte... pour l'admission. LA TOUR SAINT-JACQUES 289 PLUSIEURS VOIX. Il a reçu de l'argent!... il est vendu!... Non, non... pas d'admission ! fleur-d'épée. Il a reçu de l'argent, le misérable ! et de qui? JACQUEMIN. De moi, capitaine. (Il lui met une aatre bourse dans la main.) fleur-d'épée, à part. Ame vénale, cache ta honte ! (Il glisse la bourse dans sa poche.) TOUS. Qu'il soit admis! — Non, non ! — Si ! — Délibérons, déli- bérons ! SCÈNE VI Les Mêmes, FLAMEL, paraissant au milieu du cercle. FLAMEL. Silence ici ! PLUSIEURS VOIX, Qui impose silence ? FLAMEL. Moi. TOUS, avec respect. Maître Nicolas Flamel. (Tonneau fait des efforts pour descendre de son trône.) FLAMEL, Restez, maître Jasmyn Tonneau. — Vous êtes bien hardis, tous tant que vous êtes, d'oser discuter l'admission d'un gen- tilhomme amené par moi dans ce lieu d'asile, protégé par moi, présenté par moi, logé chez moi ! Je n'ai qu'une chose à vous dire: que cette admission soit prononcée à l'instant même, ou, je vous en préviens, mon coffre-fort se fermera pour ne plus s'ouvrir. Et, mon coffre-fort fermé, vous le sa- vez bien, c'est la famine. TONNEAU. Digne et excellent maître Flamel, ils obéiront aveuglément ; je m'en porte garant pour eux et en leur nom. XX. 17 g90 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. IjUMAS FLAMEL. Ralifiez-vous les paroles du roi d'Argot? TOUS. Oui, oui, oui. TONNEAU. L'admission du chevalier Raoul est proposée. Acceptez- vous? TOUS. Oui! oui!... Vive maître Nicolas Flamel ! TONNEAU. Le chevalier Raoul de la Tremhlaye est admis, à l'unani- mité, à jouir des privilèges et immunités du droit d',>sile, mais seulement, bien entendu, dans les limites du lieu d'a- sile. FLEUR-d'ÉPÉE, à part. Le mouton restera dans la gueule du loup. Très-bien ! FLAMEL. Qu'on ne s'éloigne pas, car ce n'est pas tout. TOUS. Nous voici, maître Flamel ! nous voici ! FLAMEL. Un enfant a été volé hier au soir sur le pont au Change. Que celui ou celle qui a commis ce vol sorte de la foule et vienne me parler, (silence et immobilité.) Eh bien? UN BOHÉMIEN. Allons, allons, Marcela... LA BOHÉMIENNE. Quoi ? \ UN BOHÉMIEN, _ j 11 ne s'agit pas de nier ou de garder le silence ici ; quand, maître Flamel ordonne, il faut obéir. Miître Flamel, voilà la femme qui a pris l'enfant. FLAMEL. Tu en est sûr? LE EOHÉJUEN. C'est moi qui l'y ai aidée. FLAMEL. Viens ici, femme. lA BOHEMIENNE, Me voilà. LA TOUR SAINT-JACQUES 291 FLAMEL, Est-ce vrai, ce que dit Assan ? LA BOBÉMIENISC. Oui. FLAMEL. Tu rendras l'enfant que tu as pris, et je te donnerai deux écus d'or. LA BOHÉMIENNE. Non. FLÀHEL. Comment, non ? LA BOHEMIENNE. L'enfant m'appartient, puisque je l'ai pris. II est à moi. Je le garde. FLAMEt. Tu rendras cet enfant, sinon je te livre à la justice, et de- main, tu seras brûlée en place de Grève. Obéiras-tu ? LA BOHÉMIENNE. Oui. (a part.) Mais je me vengerai ! FLAMEL. Que cet enfant soit porté dans ma maison avant la nuit. LA BOHÉMIENNE. Il le sera. FLAMEL. Approche. LA BOHÉMIENNE. Qu'y a-t-il encore ? FLAMEL. Voici deux écus d'or pour te dédommager de la perte que je te cause. LA BOHÉMIENNE. Gardez votre argent, maître Flamel. Je vole et ne mendie pas. (Elle se perd dans la foaîe.) FLAMEL. C'est bien. Et, maintenant, maître Jasmyn Tonneau, voici une bourse dont le contenu doit être employé à payer la bienvenue du chevalier Raoul de la Tremblaye à l'asile de Saint-Jacques-la-Boucherie. TONNEAU. Vous entendez, camarades... Garçons, en perce les meil- 292 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS leurs lonneaux ! Prenez les brocs les plus larges, les verres les plus profonds, cl buvez jusqu'à la lie. (il toarne le robinet du tonneau sur lequel il est assis.) A la santé de maître Nicolas Flamel ! SCÈNE VII Les Mêmes, hors FLAMEL. TONNEAU, dont le chant succède aux cris. Asile, asile! Routier, tirelaine, truand, Élevons ville contre ville. La tour Saint-Jacques nous défend. Asile, asile! Saint-Jacques est grand. Clopin-clopant, de dessous terre, Bandits, juifs et gueux, sortez tous! Voleurs de nuit, fils du mystère, Le lieu d'asile est fait pour vous. (Reprise en chœur avec un effroyable accompagnement do pots, de verres, de chaises et de bancs brisés.) Asile, asile! Routier, tirelaine, etc., etc. Ici, l'on engraisse, on prospère. Venez, sabouleux, francs niitousl Ici, l'on rit de la misère ; L'existence n'est point austère, Et du sort on nargue les coups. Asile, asile! Routier, tirelaine, etc., etc. On raille, ici, dame justice Et ses suppôts vêtus de noir!... Dans ses doigts tout gaillard cpii glisse. Ou par force ou par artifice. Parmi nous à droit de s'asseoir i... Asile, asile! Routier, tirelaine, etc., etc. Nous avons les franches ripailles, Nous avons les folles amours, LA TOUR SAINT-JACQUES 293 Nous avons orgie et batailles. Longues nuits qui sont nos beaux jours I... Asile, asile t Routier, tirelaine, etc., etc. VOIX, au dehors. Alarme !... alarme!... TOUS. Qu'est-ce que cela? RAOUL, entrant. Le duc de Bourgogne attaque la porte de Bucy avec ses Bourguignons. Qui veut me suivre ^ TOUS. Moi! moi !... RAOUL. Mauvais Français qui ne vient pas ! TOUS. Aux armes !... aux Bourguignons ! SCÈNE VIll TONNEAU, resté un peu en arrière; LES BonÉMIENS. TONNEAU. Eh bien, vous ne suivez pas, vous autres? UN BOHÉMIEN. Qu'est-ce que cela nous fait, à nous .' Bourguignons, Ar- magnacs ou Français, tous sont nos ennemis. TONNEAU. Parce que vous êtes les ennemis de tous, race de Satan ! SCÈNE IX Les Mêmes, LYLETTE. LYLETTE, arrêtant Tonneau. Mon bon monsieur ! mon bon monsieur!... TONNEAU. Quoi? qu'y a-t-il? LYLETTE. Vous n'avez pas vu mon enfant, mon pauvre enfant? 294 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS TONNEAU. Jl s'agit bien de votre enfant! les Bourguignons attaquent Paris, entendez-vous ? et nous allons nous battre contre eux... Son enfant! SCÈNE X Les Mêmes, hors TONNEAU, LYLETTE. Les forces me manquent... Mon pauvre cher petit bien- aimé, où es-tu ? (Elle pleure.) UN BOHÉMIEN. C'est la femme du pont au Change, celle dont nous avons volé l'enfant. LA BOHÉMIENNE, à part. L'enfant que Flamel m'a fait rapporter chez lui... Je lui ai promis de me venger. Voici l'occasion. (Elle s'approche de Lylelte.) LA BOHÉMIENNE. On t'a volé ton enfant, femme? LYLETTE. Oui, oui, oui... tt, tenez, j'ai vendu tout ce qui me restait dans ma pauvre maison, tout, excepté son berceau, pour le cas où je le retrouverais. Il y a six pièces d'or dans cette bourse. Eh bien, écoute-moi, femme; écoutez-moi toutes, vous autres. Parmi vous, il y a certainement des mères. Eh bien, je donne cette bourse à qui me dira où est mon en- fant. LA BOHÉMIENNE. Un petit garçon ? LYLETTE. Oui, de trois ans, beau conmie les amours, un visage d'ange, de grands cheveux blonds de chérubin. LA BOHÉMIENNE. On te l'a volé au pont au Change ? LYLETTE. Oui. LA BOHÉMIENNE. Avant-hier, à dix heures du soir? LA TOUR SAINT-JACQUES 295 LYLETTE. Oui... Vous connaissez donc mon enfant? vous l'avez donc vu ? vous savez donc où il est? LA BOHÉMIENNE. Je sais où il est. LYLETTE, avec violence. Vous allez me le dire! (Suppliante.) Oui, vous me le direz, et je vous bénirai jusqu'au dernier jour de ma vie. LA BOHÉMIENNE. Votre enfant est chez maître Nicolas Flamel. LYLETTE. Qui le lui adonné? LA BOHÉMIENNE. Il l'a acheté à celle qui vous l'avait pris. LYLETTE. Acheté!... Pourquoi faire?... Mais parlez donc! LA BOHÉMIENNE. Pour faire de l'or, on a besoin du sang d'un enfant... LYLETTE, haletante. Et... ? LA BOHÉMIENNE. Et Nicolas Flamel fait de l'or. LYLETTE. Ah !... Mais je le sauverai !... je le reprendrai!.,, LA BOHÉMIENNE. La maison de Nicolas Flamel est solide et se ferme avec des portes de fer. LYLETTE. Oh ! que m'importe, à moi ! une mère qui va sauver son fils entre partout. (Tirant de sa pocha un couteau qu'elle ouvre.) J'entrerai ! Tiens, voilà ma bourse ; montre-moi sa maison. LA BOHÉMIENNE. Venez. LYLETTE. Ne pleure plus, mon enfant. Me voilà ! me voilà! FLEUR-d'ÉPÉE, quittant le pilier derrière lequel il est resté caché. Moi aussi, j'ai alFaire chez maître Nicolas Flamel, et j'y entrerai aussi, moi !... 296 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. nUMAS SEPTIÈME TABLEAU Chez Nicolas Flamel. — Une chambre basse et one chambre haate. SCENE PREMIERE DAME PERNELLE, seule, écoutant sonner l'heure. Elle est assise près d'une table et tricote, dans la chambre d'en bas. Onze heures du soir, et Flamel ne rentre pas. Je vous de- mande un peu si un honnête hourgeois, un digne proprié- taire, ayant pignon sur rue et des écus dans ses colFrcs, ne devrait pas, au lieu de courir le guilledou dans les rues de Paris à des heures pareilles, être bien tranquillement et bien chaudement dans son lit. Mais non, ce damné Flamel, il est pire qu'un jeune homme, toujours se mêlant de ce qui ne le regarde pas, toujours fourré où il n'a que faire, n'ayant peur de rien. Un beau jour, on me le rapportera avec un bon coup de couteau dans le ventre, et il n'aura que ce qu'il mé- ritait... Ah! cet homme-là, il me fera mourir à petit feu de chagrin et d'inquiétude ! (Prêtant l'oreille.) Mais il me semble que l'on ouvre la porte de la rue. Oui, oui, je ne me trompe pas... quelqu'un est entré dans la maison; on suit le cou- loir, on monte l'escalier. (Allant à la porte, mais sans Pourrir.) Flamel ! Flamel ! est-ce toi ? KAOUL, en dehors. Non, ma bonne madame Pernelle, non, ce n'est pas votre mari. DAME PERNELLE. Et qui donc êtes-vous, vous ? RAOUL. Votre hOte, Raoul de la Tremblaye, qui regagne son logis et qui vous souhaite le bonsoir. (Il passe et on l'entend monter à l'étage supérieur.) DAME PERNELLE, grommelant. Bonsoir, bonsoir... Singulière manie de Flamel de donner asile chez lui à tous les vagabonds qu'il rencontre par les che- mins. Hier, c'est ce jeune homme qu'il ramenait; aujour- LA TOUR SAINT-JACQUES 297 d'hiii, c'est un enfant qu'il rapporte. Il est vrai que l'enfant a l'air d'un petit ange, et que le jeune homme me fait l'effet d'un digne garçon; ce qui ne l'empêche point, à ce qu'il paraît, d'avoir une lourde affaire sur les reins. Enfin, c'est la joie de Flamel de courir toute sorte de risques pour des étrangers. Par bonheur que je suis là, et que, pendant qu'il pèche, moi, je prie. SCÈNE II RAOUL et LYLETTE, dans la chambre d'en haut ; DAME PER- NELLE, dans la chambre d'en bas, lisant son livre d'heures et s'endormant peu à peu. RAOUL, tenant Lylette dans ses bras. Pauvre femme ! Heureusement, comme je m'en doutais, elle n'est qu'évanouie. LYLETTE. Mon enfant ! où est mon enfant? RAOUL. Quand je vous ai trouvée évanouie, près de la porte de cette maison, vous étiez seule. LYLETTE. Seule ! et oîi suis-je? RAOUL. Vous êtes chez moi. LYLETTE. Chez vous? qui êtes-vous? RAOUL, Je suis un pauvre gentilhomme, nommé Raoul de la Trem- blaye. LVLETTE. Vous êtes bon, messire. RAOUL. Je me souviens d'une parole divine, et je la mets en pra- tique, voilà tout : « Fais pour ton prochain ce que tu vou- drais que l'on fit à toi-même. » Maintenant, que vous était-il arrivé, et pourquoi étiez-vous évanouie au seuil de cette maison? LYLETTE. Les forces m'ont manqué... Depuis deux jours, je cher- 17. 298 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS chc... depuis deux jours, je cherche mon enfant, et je n'ai pas mangé depuis deux jours. RAOUL. Mon Dieu I pauvre femme ! pauvre mère ! Tenez, buvez ce verre de vin d'abord, puis mangez. LYLETTE. Non, non, ce verre de vin suffira. (Elle boit.) Quelle heure est-il ? RAOUL. Onze heures viennent de sonner. LYLETTE, à elle-même. C'est à minuit que se commettent ces sortes de crimes. J'ai encore une heure devant moi. RAOUL. Que dit-elle? LYLETTE. Messire... RAOUL. Serait-elle folle? LYLETTE. Connaissez-vous la maison d'un alchimiste nommé Nico- las Flamel? RAOUL. Oui. Où est-elle? C'est ici. Comment, c'est ici ? RAOUL. C'est-à-dire que cette maison est celle de Nicolas Flamel? LYLETTE. Mais ce n'est pas vous qui êtes Nicolas Flamel.^ RAOUL. Non, je suis son hôte. LYLETTE, Et lui, où demeure-t-il? RAOUL. Juste au-dessous de moi. LYLETTE. RAOUL. LYLETTiï. LA TOUR SAINT-JACaUES 299 LYLETTE. C'est bien. Merci, messire. ftAOUL. Où allez-vous? LYLETTE. OÙ Dieu rae mène. RAOUL. Voulez-vous que je vous accompagne? LYLETTE. Merci, je dois être seule. KAOUL. Allez, pauvre femme, et que le ciel vous protège 1 LYLETTB. Merci. SCÈNE III RAOUL, au premier étage; DAME PERNELLE , endormie en bas. RAOUL. Pauvre femme! Oui, que le ciel la protège! Merveilleuse chose que la religion qui permet que l'on prie pour les autres, quand on a tant besoin de prier pour soi-même. Mais une voix secrète me dit d'avoir confiance dans l'avenir, et que mon étoile, — niaître Flamel dit que chacun a la sienne, — si voilée qu'elle soit en ce moment, se dégagera un jour des nuages sombres qui l'obscurcissent et brillera dans un ciel pur. (Se débarrassant de son pourpoint et de son épée, et s'approchant du lit.) Et maintenant, je vais dormir, je l'espère, comme on doit dormir quand le corps est brisé et que la conscience est tranquille. (Il va se jeter sur son lit et disparait dans l'alcôve, au moment où Lylette entr'ouvre doucement la porte de la chambre du bas.) SCÈNE IV LYLETTE, entrant sur la pointe du pied; DAME PERNELLE, endorinie. LYLETTE. M'y voici... 300 THÉÂTRE COMPLET d'ALEX. DUMAS DAME PERNELLE, rêvant. Flamel!... es-lu là, Flamel? LYLETTE. Oh ! une femme... Bon! elle dort... DAME PERNELLE. Hein? tu dis?... Ah ! cette alcôve. LYLETTE. (Elle se jette dans l'alcôve.) DAME PERNELLE. Flamel!... Flamel!... c'est trop lard... minuit... (On entend une porte qui se ferme avec bruit. — Dame Pernelle se réveillant.) Ah ! cette fois, c'est lui qui rentre... Des voix dans l'escalier! Qui peut-il donc encore ramener à une pareille heure.' SCÈNE V LYLETTE, cachée; DAME PERNELLE, FLAMEL, JACQUEMIN. FLAMEL. Par ici, par ici, mon brave Jacquemin ; nous voilà arrivés à bon port. JACQUEMIN. Ma foi, j'ai eu peur un instant de ne pas me trouver au rendez-vous ; cela a chauffe, les Bourguignons ! et, sans messire Raoul, qui s'est battu comme un enragé, je ne sais pas comment les choses auraient tourné ; mais j'espère que les voilà guéris pour quelque temps de la manie de frapper, à dix heures du soir, aux portes de Paris... Madame Per- nelle?... FLAMEL. V'ous connaissez le nom de ma femme, JACQUEMIN. Je le crois bien ! il est presque aussi populaire que le vôtre. Madame Pernelle, vous me rappelez une superbe Chi- noise que j'ai connue à Pékin. FLAMEL. Défiez-vous de maître Jacquemin, ma mie: il est compli- menteur comme le serpent qui a perdu Eve. LA TOUT. SAINT-JACQUES 301 DAME PERNELLE. Ah ! VOUS voilà enfin, maître Nicolas! FLAMEL. Comme vous voyez, (a Jacquemin.) 11 paraît que le temps est à l'orage. DAME PERNELLE. Minuit passé ; jolie heure pour un honnête homme ! FLAMEL. Socrate, qui était un sage, di:?ait qu'il rentrait toujours trop tôt quand il trouvait sa femme éveillée. dame PERNELLE. D'où venez-vous, s'il vous plait.^ FLAMEL. D'où j'avais affaire. dame PERNELLE. Et où aviez-vous affaire? FLAMEL. D'où je viens. A-t-on apporté un enfant? LYLETTE, qui écoute, Ah ! c'est mon pauvre petit. DAME PERNELLE, Oui, le dernier fruit de vos déportements, sans doute; mais je vous préviens... FLAMEL. Où est-il ? DAME PERNELLE. Dans ma chambre; mais je vous jure... FLAMEL. En avez-vous eu bien soin? DAME PERNELLE. Je lui ai donné du pain et du miel ; mais cela n'empêche pas... FLAMEL. Que fait-il ? DAME PERNELLE. 11 dort} seulement, à son réveil... FLAMEL. Assez; c'est tout ce que je voulais savoir... (Il va au bahut, l'ouvre et en tire trois sacs.) DAME PERNELLE. Ah ! mon Dieu ! trois sacs d'argent. 302 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS FLAMEL. Vous vous trompez : ce sont trois sacs d'or. DAME PERNELLE. Mais cet or... FLAMEL. M'appartient; je l'ai gagné par mon travail, et je prétends en disposer à ma fantaisie. DAME PERNELLE. Cependant, il me semble que j'ai bien le droit de savoir... FLAMEL. Ce qui se passe dans votre chambre ; allez-y voir, et, si l'enfant crie, donnez-lui une seconde tartine de miel. LYLETTE. Il n'a cependant pas l'air d'un méchant homme. DAME PERNELLE. Et si je ne voulais pas y aller, dans ma chambre? FLAMEL. Vous auriez tort, car vous iriez tout de même. (Il la prend par la main et la met deh<»'S,) SCÈNE VI JACQUEMIN, FLAMEL. JACQUEMIN. Il paraît que madame Pernclle a un caractère... FLAMEL. Épineux. JACQCEMIN. Je cherchais le mot ; vous l'avez trouvé. FLAMEL. C'est qu'il y a plus longtemps que vous que je cherche. JACQUEMIN. Vous me faites l'effet d'un philosophe d'une qualité tout à fait supérieure, maître Flaniel. FLAMEL. Ce n'est pas de la philosophie, c'est de la patience. JACQUEMIN. Est-ce que cela ne se ressemble pas beaucoup? LA TOUR SAINT-JACQUES 303 FLAMEL. Autant qu'une vertu païenne peut ressembler à une vertu chrétienne. JACQUEMIN. Vous ne passez cependant pas, maître Flamel, pour un très-bon chrétien, entre nous soit dit. FLAMEL. L'homme a toujours deux réputations, mon cher Jacque- min : celle qu'il mérite et celle qu'on lui fait; rarement il laisse après lui celle qu'il mérite. Ainsi, moi, je suis un sim- ple médecin, le plus ignorant de tous, peut-être; mais, comme j'aime les découvertes nouvelles, comme je m'occupe de chi- mie, comme je passe à peu près toutes les nuits dans mon laboratoire, et que. de la rue, on voit, à travers les vitres de ma fenêtre, la réverbération de mes fourneaux, on dit que je suis un sorcier... que j'ai trouvé la pierre philosophale... que je fais de l'or. LYLETTE. Si ce n'était pas vrai, cependant ! JACQUEMIN. Si vous n'avez pas trouvé le secret de faire de l'or, vous avez, au moins, trouvé celui de l'amasser. FLAMEL, Oui, comme l'enfant amasse l'eau qu'il puise dans ses mains à la rivière, et qui s'écoule entre ses doigts. Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit. Je vous ai fait venir, Jac- quemin, pour autre chose qu'écouter des propos de vieille femme. JACQUEMIN. Et me voilà prêt à exécuter ce que vous jugerez à propos de m'ordonner, maître Flamel. FLAMEL. Il s'agit de faire parvenir cet or à sa destination. JACQUEMIN. Diable! quand cela? FLAMEL. Cette nuit même. JACQUEMIN. Cette nuit, et à travers l'honorable paroisse Saint- Jacques- la-Boucherie? Voilà des écus, maître Fiamel, qui me sem- blent un peu bien aventurés ! 304 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS FLAMEL. Soyez tranquille, mon clicr Jacffuemin, la misîîion que je vous (Icslinc est moins périlleuse. Il ne s'i:git que d'aller de ma part à l'hôtel Saint-Paul, et de prévenir le chef de poste que j'attends les six hommes d'armes dont j'ai he»oin pour escorter l'argent du roi. 11 est averti. 11 vous donnera les six hommes d'armes, et vous les ramènerez avec vous. JACQUEMIN. A la bonne heure! de cette façon, la chose me va. Comp- tez donc que c'est fait; avant un quart d'heure, je suis de retour. FLÂMEL. Allez, mon cher Jacquemin ; que Dieu vous accompagne et vous ramène ! JACQUEJJIN. Ainsi soit-il! FLAMEL. Attendez que je vous éclaire, JACQUEMIN. Ma foi, ce n'est pas de refus... Embrassez madame Per- nelle pour moi. FLAMEL. Il faut bien que ce soit pour vous- (Ils sortent.) SCÈNE VII LYLETTE, seule, passant la tête hors des rideanx. Maintenant qu'il est seul, sans doute va-t-il aller chercher mon enfant, (voyant la fenêtre qui s'ouvre.) Qu'est-ce que cela.' (Elle rentre vivement dans l'alcôve.) SCÈNE VIII LYLETTE, cachée ; FLEUR-D'ÉPÉE. FLEUR-d'ÉPÉE, entrant par la f.'nêtre. Me voilà dans la place! Corne-dc-bœuf ! ce n'est pas sans peine. J'ai dû attendre qu'il n'y ait plus de lumière. Sans LA TOUR SAINT-JACQUES 305 doute mon gentilhomme vient de l'éteindre pour se mettre au lit. Orientons-nous... Ouais! voici la lumière qui revient. (II se cache derrière un bahut.) FLàMEL, dehors. Vous y êtes? Oui. Bon voyage! Merci. JACQUEMIN, dehors. FLAMEL. JACQUEMIN. (Flamel rentre, mais s'arrête sur le seuil.) SCÈNE IX LYLETTE, dans l'alcôve; FLEUR-D'ÉPÉE, derrière le bahut; FLA- MEL, sur le seuil; RAOUL, couché à l'étage supérieur. FLAMEL, appelant. Messire Raoul ! RAOUL, se soulevant sur son lit. Hé ! qui m'appelle? FLAMEL. Moi, Flamel. Si vous êtes couché, ne vous levez pas; je r^îonterai vous trouver. RAOUL, sautant à bas de son lit. Non pas, me voici. (Il passe une robe de chambre de velours noir.) FLAMEL. Je vous attends pour vous faire de la lumière. FLEUR-D'ÉPÉE, à part. Brute que je suis! je me suis trompé d'étage! RAOUL, qui est descendu. Que me voulez-vous, mon excellent ami, mieux que cela, mon protecteur, mon sauveur ? FLAMEL. Et d'abord, pardon de troubler ainsi votre repos. Mais j'ai une excuse: il s'agit du secours du roi, du bonheur de la France, 30G THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS RAOUL. Parlez, maître, parlez vite! FLAMEL. J'ai de bonnes nouvelles à vous communiquer, messire. RAOUL. Raison de plus. FLAMEL. Monseigneur le dauphin s'est échappé des mains de mon- seigneur le duc de Bourgogne. RAOUL. Dieu le garde ! FLAMEL. C'est ce que Dieu fait; car le jeune prince s*est, en effet, réfugié sous la garde de Dieu. RAOUL. Où cela, messire? FLAMEL. A l'abbaye de Saint-Denis: les caveaux qui abritent pour l'éternité les rois de sa race lui servent d'asile; les morts veil- lent sur le vivant. RAOUL. Et que compte faire Son Altesse? FLAMEL. Rentrer dans Paris, et profiter du retour du roi à la rai- son pour prendre ses droits, en écartant d'une main le duc de Bourgogne, de l'autre le comte d'Armagnac, et en faisant face aux Anglais. RAOUL. Je suis à vos ordres, maître Flamel. FLAMEL. J'y ai bien compté, mon noble Raoul. RAOUL. Qu'ai-je à faire, maître? FLAMEL. Dans les entreprises du genre de celles que poursuit le dauphin, l'argent est une des conditions de réussite. Voici dans ces trois sacs trente mille francs en or, dix mille dans chacun. (On voit la tête de Fleur-d'Épée qui passe derrière le bahut.) Six hommes d'armes vont être mis à votre disposition. Jacquemin les est allé quérir à l'hôtel Saint-Paul. Avec ces six hommes d'armes, vous porterez cet argent à Saint-Denis. Ce reli- LA TOUR SAINT-JACQUES 307 quaire vous servira de signe de reconnaissance; vous serez introduit par l'abbé près du jeune prince, vous lui remettrez cet argent et vous i)rendrez ses ordres. RAOUL. Quand cela, maître Flamel? FLAMEL. Le plus tôt possible. Je vous ai dit que Jacquemin était allé quérir les hommes d'armes qui devaient vous servir d'escorte; d'un moment à l'autre, il sera ici. RAOCL. Alors, il s'agit de ne pas vous faire attendre. Je mouio prendre mon pourpoint et mon épée, et je redescends. FLAMEL. Allez. (Raoul sort. Flamel entre chez sa femme.) SCÈNE X LYLETTE, FLEUR-D'ÉPÉE. LYLETTE. Où va-t-il ? fleur-d'ép^e. Et moi qui me manquais de respect, en m'appelant brute, pour m'étre trompé d'étage. C'est le diable en personne qui m'a conduit ici par la main. Voilà trente mille livres qui cou- rent grand risque de ne pas arriver à leur destination. (Fleur-d'Épéo avance sur la pointe du pied. Raoul rentre chez lui et s'apprête à passer son pourpoint. — Quand Fleur-d'Épée a fait deux pas, on entend la voix de Fiamel.) FLAMEL. Je vous dis, dame Femelle, qu'il est tout fait inutile que vous me suiviez ; vous ne saurez pas un mot de plus de ce qui s'est passé celte nuit, que ce qu'il me conviendra de vous en dire demain matin. (Il reparaît, portant l'eafant dans ses bras.) 308 THEATRE COMPLET D'ALEX. DUMAS SCÈNE XI FLAMEL, FLEUR-D'ÉPÉE, LYLETTE. fleur-d'epék. Ah! Flamel ! Flamel! c'est ton mauvais génie qui te ra- mène si vite. FLAMEL, entrant dans l'alcôve et plaçant l'enfant sur son lit. Dora, pauvre enfant! je te reporterai demain moi-même à ta mère. LYLETTE, qui a fait un mouvement pour frapper Flamel, se retire en ar- rière. Que dit-il ? (Fleur-d'Épée, pendant ce temps, s'est approché l'épée nne. Il souffle la lampe.) FLAMEL, surpris par l'obscurité, se retournant brusquement. Qu'y a-t-il, et que se passe-t-il ? FLEUr.-D'ÉrÉE. Il y a que tu vas mourir. LYLETTE, sautant sur son enfant. Mon enfant ! ( L'enfant, réveillé en sursaut, vent crier. ) C'cst moi, ta mère, tais-toi ! (Elle lui met la main sur la bouche.) FLAMEL. Au meurtre! à l'assassin ! A moi, messire Raoul! (Lutte entre Flamel et Fieur-d'Épée. — Flamel tombe en poussant un cri.) RAOCL. Ces cris.^... Vous m'appelez? (Saisissant son épée.) Me voilà! fleur-d'épée. Oui, mais tu arriveras trop tard. (Il s'échappe par la fenêtre.) SCÈNE XII RAOUL, FLAMEL, mort; LYLETTE cachée. RAOUL, qui est descendu. Tenez bon!.,. Plus rien ! la nuit!... Où êtes-vous.^ dame pernelle. Au secours ! au meurtre ! On assassine Flamel ! LA TOUR SAINT-JACQUES 309 SCÈNE XIII RAOUL, l'épée à la main près du corps de FLAMEL; DAME PER- NEI-LE, entrant avec un flambeau; LYLETTE, cachée; puis JAC- QUE'jAllN et LES Hommes d'armes, MADAME PERNELLE, désignant Raoul. Arrêtez l'assassin ! arrêtez-le! RAOUL. Moi! moi, l'assassin de Flamel? JACQUEMIN. Messire Raoul?... Impossible! ne le touchez pas. MADAME PERNELLE, désignant toujours Raoul. Je vous dis, moi, que c'est cet homme qui l'a tué; voyez, il a encore du sang plein les mains. (Raoul, qui, en effet, en soulevant Flamel, s'est ensanglanté les mains, voit le sang, pousse un cri et laisse tomber son épée. La chambre s'est emplie de monde. Les Archers et les Assistants arrêtent Raoul. Jacquemin les regarda faire consterné.) LYLETTE, pâle de terreur, se glissant au milieu de tout le monde, et re- gagnant la porte. Que m'importe! tout cela m'est égal, j'ai retrouvé mon enfant! (Elle sort.) ACTE CINQUIÈME HUITIÈME TABLEAU A l'hôtel Saint-Paul, la même chambre que l'on a déjàTue. SCÈNE PREMIÈRE ODETTE, seule et agenouillée. 0 mon Dieu! mon Dieu! recevez dans votre miséricorde 310 THÉÂTRE CQMPLET D'ALEX. DUMAS celui qui n'avait fait que du bien en ce monde, et qu'un crime envoie à vous longtemps avant l'heure où il devait y paraître, mon Dieu! SCÈNE II ODETTE, GERTRUDE. CERTRUDE, entrant. Oh! mademoiselle, mademoiselle! quel affreux mallieurl ODETTE. Je lésais, Gertrude. Flamcl est mort! GEUTKUDE. Ce n'est point tout. ODETTE. Mais qu'y a-t-il donc encore? GERTRUDE. Eh bien, le meurtrier, c'est ce jeune gentilhomme auquel nous avons sauvé la vie, le soir même où maître Nicolas Fla- mel est venu vous chercher pour vous conduire cher le roi. ODETTE. Raoul? Tu es folle! (Riant d'un rire nerTeux.) Raoul, que maî- tre Flamel protégeait, avait relire chez lui, Raoul enfin?... GERTRUDE. Je vous dis, mademoiselle, qu'il a été arrêté près du ca- davre, l'épée à la main et les mains pleines de sang. ODETTE. Oh ! mon Dieu ! voilà bien un autre sujet de peines et de miséricordes; car, vous le savez, il est innocent ! GERTRUDE. A vos yeux, mademoiselle, à vos yeux, mais point aux yeux de tout le monde, et la preuve, c'est qu'arrêté cette nuit, ce matin il a été conduit devant les juges; de sorte qu'aujourd'hui même, probablement, la sentence sera rendue et exécutée. ODETTE. Et par qui sais-tu tout cola? GERTRUDE. Par Jacquemin, qui était là quand on l'a arrêté, et qui est venu me dire tout cela pour que je vous le répète. ODETTE. Et que fait-il? LA TOUR SAINT-JACQUES 311 GEFxTRUDE. II ne quittera pas le tribunal avant que la sentence soit prononcée, et, quelle qu'elle soit, il sera aussitôt ici pour vous le dire. Ah ! le voilà. SCENE III Les MÊMES, JACQUEMIN, pâle et constorniî. ODETTE, courant à lui. Eh bien ? JACQUEMIN. Condamné! ODETTE. Impossible! JACQUEMIN, Je VOUS dis qu'il est condamné; mais il y a un dernier es- poir. ODETTE. Dieu ! lequel ? JACQUEMIN. Le droit de grâce. Quand les juges ont condamné, le roi peut absoudre. ODETTE. Mais, vous le savez bien, le roi est fou. JACQUEMIN, Qu'importe ! qu'il signe ! ODETTE, Essayons donc. JACQUEMIN. J'ai préparé ce parchemin ; que le roi mette sa signature au bas de cet acte, et messire Raoul est sauvé, ODETTE. Signera-t-il? signera-t-il? JACQUEMIN, Cela vous regarde, Odette ; la vie de celui que vous aimez est entre vos mains. ODETTE. Ne me dites pas cela, vous m'épouvantez. Man I^ieu! mon Dieu ! soyez avec les bons contre les méchants. Mon Dieu! mon Dieu ! soyez avec nous ! 312 TIIÉATIIE COMPLET D'ALEX. DUMAS JACOUEMIN. Gertrudc, descendez, tenez-vous au courant de tout ; ve- nez tout nous dire. GERTRUDB. J'y vais. (Elle sort.) ODETTE. Voici le roi... De la force, ô mon Dieu! SCÈNE IV Les Mêmes, LE ROI. ODETTE. Venez, venez, mon roi ! LE ROI. Charles n'est pas roi. On n'abandonne pas un roi, on ne laisse pas un roi seul. ODETTE. Odette était là, sire. LE ROI. Non, Odette aussi a abandonné le pauvre Charles. Odette n'est plus ma fille. ODETTE. 0 mon roi bien-aimé, ne dites pas cela. (Un rayon de soleil pénètre dans la chambre.) LE ROI. Oh! le soleil! Charles aime le soleil. Le soleil vient de Dieu ; il ranime, il réchauffe, il sourit. Charles aime le so- leil. ODETTE. Alors, il n'aime plus Odette? LE ROI. Si... toujours. Seulement, il a cherché sa fille, et sa fille n'était pas là; il a appelé sa fille, et sa fille n'a pas répondu. Charles aime toujours Odette; c'est Odette qui n'aime plus le roi. ODETTE. Oh! ma vie est à vous, sire. 0 LE ROI, souriant» Ah ! voilà la chaleur qui me revient. Charles aime Odette LA TOUR SAINT-JACQUES 313 autant que le soleil (avec une profonde tendresse], plus que le so- leil! ODETTE. Et, si Odette lui demandait quelque chose, lui accorderait- il sa demande? LE ROI. Charles ne peut rien accorder; il est pauvre, il est faihle. (Il se lève.) Ce sont les rois qui accordent. Charles n'est plus roi ; Charles n'est rien. ODETTE. Mais enfin, s'il pouvait faire ce que désire Odette? LE ROI. 11 serait bien heureux. ODETTE. Il le ferait donc? LE ROI. 11 le ferait. Que veut ma fille? ODETTE, lui appuyant les deux mains sur le front. Écoutez bien, mon roi, et fixez les paroles de votre enfant dans votre esprit. LE ROI. Oh! laisse tes mains sur mon front, elles me font du bien. ODETTE. Écoulez! écoutez! LE ROI. J'écoute. ODETTE, à Jacquemîn. Quel est ce bruit? JACQCEMIN, à la fenêtre. C'est le peuple qui court vers la Grève, mon enfant. ODETTE. Mon Dieu ! pourvu que je ne devienne pas folle, moi- même ! JACQUEMIN. Courage! Il faut qu'il passe sous les fenêtres de l'hôtel Saint-Paul. ODETTE. Oh ! je le reverrai donc encore une fois au moins. JACQUEMIN. Voyons, ne perdez nas de temps, XX. 18 314 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS ODETTE. Tu as raison !... Sire, Odette a un ami qui est aussi l'iinii de Charles, et il va mourir ! LE ROI. Heureux celui qui va mourir! ODETTE. Oui. Mais Odette ne veut ])as que son ami, que l'ami do son roi meure. Elle ne veut pas; elle supplie. Il est uoi» jeune encore pour mourir. LB ROI. Et quel est cet ami d'Odette et de Charles? ODETTE. Raoul de la Tremblaye. LE ROI. j ît; seule- J De la Tremblaye?... Attends. Charles se souvient ment, ce n'est point Raoul qu'il se nomme, c'est Régiuald ; ce n'est pas un jeune homme, c'est un vieillard. Charles . sauvera la Tremblaye. J ODETTE, k part. ^ G mon roi! mon roi ! LE ROI, allant à un bahut qu'il ouvre et dans lequel il prend un parchemin. Attends... ODETTE. . Que va-t-il faire? (Haut.) Pourquoi le roi se lève-t-il? Ce i n'est point là qu'il doit aller. Voici le parchemin. LE ROI. Pas celui-là... Attends. ODETTE. Oh! mon Dieu! mon Dieu ! JACQUEMIN. Ne le contrariez pas. LE ROI. Qu'Odette donne cela à l'ami de Charles, et l'ami de Char- les sera sauvé. ODETTE. Qu'est-ce que cela? LE ROI. Lis. ODETTE. Un testament! « Je reconnais Raoul de la Tremblaye pour mon fils unique et mon seul héritier. » Oh l ce n'est pas L\ TOUR SAINT-JACQUES 315 cela, sire; ce n'est pas d'un titre, ce n'est pas d'une fortune que Raoul a besoin ; c'est de la vie, c'est de la vie! (Elle jetle l'acte.) LE ROI, se rasseyant. Charles ne comprend pas. ODETTE. Signez, signez, signez, mou roi! LE ROI. Quand Charles était roi, il savait écrire. Il n'est plus roi, il ne sait plus écrire. ODETTE. Signez! au nom du ciel, signez ! LE ROI. Non ! Charles a trop signé. Un jour qu'il était fou, il signa que le duc Jean de Bourgogne avait bien fait de tuer son frère. 11 ne signera plus. ODETTE. Oh! une fois, encore une fois! la dernière! LE ROI. Charles ne veut pas signer, (il jette la plume.) Voilà le soleil. Le soleil appelle Charles; Charles veut aller au soleil. ODETTE. Non non, vous n'irez pas, vous ne vous éloignerez pas; vous resterez ici, à cette table. (Rumeurs.) Mou Dieu, est-ce lui? JACQUEMIN, à la fenêtre. Non, pas encore ; c'est le bourreau avec ses aides. ODETTE. Oh ! Raoul est perdu ! (Jacquemin tire des cartes de sa poche et 16 jette sur la table.) Que faites-VOUS ? JACQUEMIN. Une dernière ressource! ODETTE. Vous n'avez pas perdu tout espoir? JACQUEMIN. Dieu est grand! Priez, Odette, priez! ODETTE. Mon Dieu ! mon Dieu! Comment veux-tu que je prie, Jac- quemin ? Je ne trouve pas les mots. 316 THÉÂTRE COMPLET D\\LEX. DUMAS LE ROI. Oh! les belles images ! A quoi servent-elles? JACQUEMIN. Sire, c'est un jeu que j'ai inventé pour amuser Volrc Al- tesse. LE ROI, vaguement. Merci... Qu'est-ce que cela? JACQUEMIN. Tenez, sire, voici le roi Apollon. LE ROI. Pourquoi a-t-il une couronne de fleur de lis? JACQUEMIN. Parce que c'est le portrait d'un roi de France dans sa jeu- nesse, quand ce roi de France avait de beaux cheveux blonds pareils aux rayons du soleil. LE ROI. Charles ressemblait au roi Apollon quand il était jeune. JACQUEMIN. Dieu vous seconde, Odette; il reconnaît les cartes. Voici le roi Corsube. LE ROI. On dirait mon cousin Henry d'Angleterre. JACQUEMIN. Voici la reine Tromperie. LE ROI, Oui, oui, je la reconnais. Reine Tromperie! (Bas.) C'est ma- dame Isabeau, n'est-ce pas? JACQUEMIN. Madame Isabeau, qui proscrit son fils, sire; qui vend le royaume à l'étranger ; qui veut faire Henry de Lancastre roi, à la place du roi Charles VI. LE ROI. Oui, elle le veut; mais Dieu le veut- il, lui? JACQUEMIN. Non, car il envoie la dame Loyauté au secours du roi Apollon. LE ROI. Oh! je la reconnais, c'est Odette. ODETTE. Oui, sire! oui, c'est moi. Oh! mon cher seigneur, con- tinuez. LA TOUR SAINT-JACQUES 3I7 Elle espérait en effet vous sauver, sire, et voilà le paladin Roland qu'elle avait rangé à votre cause e qui deva comLa re pour vous. 3Iais la reine Tromperie a prévu co'in i le paladin Roland va périr victime'd'une fLsse acSon. «Jn ! SI j étais roi, je le sauverais! ODETTE. >ous l'êtes, sire! vous l'êtes! Ils le tueront malgré moi. ODETTE. ^on, si vous dites que vous voulez qu'il vive. LE ROI. 1>I^ IlUl. Je le veux. Je ne puis cependant faire grâce que si je sais a qui et pourquoi je la fais. 1 »M« sais ODETTE. Tremblay'e"' '' ^"'''' '" ^'' ^' ''''' ^^«" «^^ R^Smald de la LE ROI. Ail "', criant. Le roi! le roi! LA FOULE, dans la rue. Le roi ! le roi ! Vive le roi ! LE ROI, sur le balcon. Faites monter le chevalier de la Tremblaye; je veux lui parler. LA VOIX DE FLEUR-d'ÉPÉE. Mais, sire... LE ROI. Hein! qui donc hésite à obéir, en bas, quand le roi or- donne.^ LA FOULE. Vive le roi! vive le roi ! LE ROI. Faites monter le chevalier Raoul. SCÈNE VU Les MÊMES, RAOUL, FLEUR-D'ÉPÉE, Archers. RAOUL. Odette, Jacquemin, aux deux côtés du roi, deux anges sauveurs! LYLETTE, regardant Fleur-d'Époe. Mais je ne me trompe pas!... (Sautant à la gorge de Fleur-d'Épéc.) Sire, voilà l'assassin ! fleur-d'épée. Ah çà ! femme, vous êtes folle ! LVLETTE Oh! non, non, je ne suis pas folle; j'ai vu ton visage au moment où tu as soufflé la lampe, et je te reconnais ! Sire, c'est l'assassin ! sur la vie de mon enfant, c'est l'assassin! 322 THEATRE COMPLET D ALEX. DUMAS fleur-d'épée. Mais lâchez-moi donc ! LYLETTE. Oh! non; brise-moi les mains si tu veux, mais je ne te lâ- cherai pas. LE ROI. Silence! JACQUEMIN. Laissez parler le roi. ODETTE. Oui! oui! LE ROI, Déliez le prisonnier. JACQUEMIN, s'ëlançant. C'est fait, sire. LE ROI. Raoul de la Tremblaye, vous avez été un instant capitaine de mes gardes, je vous rends votre ancien poste; faites arrê- ter cet homme et livrez-le au peuple comme le vrai coupable le peuple en fera ce qu'il voudra. fleur-d'épée. Un instant, sire; puisque nous en sommes là, le vrai cou- pable, ce n'est pas moi. LE ROI. Qui est-ce donc ? fleur-d'épe'e. C'est le cousin du chevalier Raoul ; c'est le comte Jacques de la Tremblaye; c'est le lieutenant des gardes de la reine. LE ROI. Tout un procès à faire, cela regarde le parlement: que l'on conduise cet homme au Cliàtelct. JACQCEMm, Vous avez entendu les ordres du roi : désarmez cet homme. le roi. Vous, Raoul, vite une épée! même celle du traître: entre vos mains, elle redeviendra loyale... Attendez. ODETTE. Sire... LE ROf. Oh ! pourvu que ce soit la raison qui l'emporte ; pourvu LA TOUR SAINT-JACQUES 323 que je ne redevienne pas fou avant d'avoir achevé l'œuvre que j'ai à faire! ODETTE. Mon Dieu ! donnez le calme , la raison à cette noble tête royale. (Elle abaisse ses mains sur la tête du Roi. — Silence, pendant lequel la phy- sionomie de Charles passe de la tristesse au sourire.) LE ROI. Merci, mon enfant; il est dit que tout bien me viendra de toi. LVLETTE. Sire... LE ROI. Femme, ta mission est accomplie, retourne auprès de ton enfant, et sois bénie par un roi qui n'a que sa bénédiction, hélas! à te donner. ODETTE. Lylette, ma bonne Lylette! tu me reverras! (Lylette sert.) SCÈNE VIII Les Mêmes, hors LYLETTE. LE ROI, se souTenant. Raoul!... RAOUL. A vos ordres, sire. le roi. Ton père, Réginald, quelque temps avant sa mort, m'avait envoyé, pour le soumettre à mon approbation, un testament. RAOUL. Oh ! sire ! JACQUEMm. Je savais bien que ce testament existait, du moment qu'it n'avait pas voulu jurer sur mon rosaire. le roi, cherchant dans le bahut. Eh bien, qu'est-il devenu?... Il était là... ODETTE, à genoux. Sire n'est-ce point ce parchemin que vous cherchez? 324 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. UUMAS LE noi. Oui. ODETTE, joyease. Oh!... LE ROI. Prends ce testament, Raoul; il te fait comte de la Tremblaye et propriétaire des domaines, terres et châteaux de ton père Rcgiuald. RAOUL. 0 mon roi, merci, merci! Maintenant, ordonnez; mais Dieu m'est témoin que ce n'est pas d'aujourd'hui que je vous ai dévoué ma vie et mon épée. SCÈNE IX Les jMÉMES, un Page annonçant. Lt PAGE. Son Altesse la reine. UAOUL. La reine ! ODETTE. Ah! sire, du courage, de la force ! LE ROI. J'en aurai... Toi, Odette, avec Jacquemin, dans cette cham- bre! Toi, Raoul, dans celle-ci!... Maintenant, introduisez la reine. SCÈNE X LE ROI, LA REINE, JUVÉNAL DES URSINS, Conseillers. LA REINE. Entrez, messieurs, et prenez place autour de cette table. Vous avez préparé le traite proposé par Henry d'Angleterre, maître Juvénal? JUVÉNAL DES URSINS. Oui, madame; mais ce traité est tellement onéreux pour la France et déshonorant pour la royauté, que je doute que la reine et son conseil, en l'absence du dauphin et de monsei- LA TOUR SAINT-JACQUES 325 gncur le duc de Bourgogne, puissent en prendre la respou- sahilité. LA REINE. Aussi, la reine et le conseil ne signeront-ils qu'après que le roi aura signé. JUVÉNAL. J'ai rédigé le traité parce que je devais obéir aux ordres de la reine ; mais ma conscience me défend de mettre ma signature au bas d'un pareil acte, et permettez que je me retire. (Le Roi le retient par sa robe, — Juvénal le regarde avec étonnement.) LA REINE. Restez, maître, je le veux. JUVÉNAL, après avoir échangé un regard avec le Roi, h la Reine. Puisque Votre Altesse l'ordonne... SCÈlNE XI Les Mêmes, un Page. LE PAGE. Madame, le héraut du roi d'Angleterre fait prévenir Votre Altesse qu'il a eu l'honneur de se rendre à votre invitation. LA REINE. Qu'il attende; dans un instant, nous lui remettrons le traité signé. (Le Page sort pour rendre à l'Envoyé du roi d'Angleterre la réponse d'Isa- beau.) SCÈNE XII Les Mêmes, hors le Page. LA REINE. Déposez ce traité devant le roi, mettez-lui une plume à la main, et qu'il signe. LE ROI, à Juvénal. Lisez le traité. JUVÉNAL. Madame, permettez que, pour la régularité, l'acte soit hi... XX. 19 32G THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS LA UEIXE. Eh bien, lisez!... JUVÉNAL, lisant. « Article premier: 11 y aura paix et amitié entre le roi d'Angleterre et le roi de Fiance... » LE ROI, réi'iélant. Il y aura paix et amitié entre le loup et l'agneau ! JUVÉNAL, continuant. « Article deuxième: Sa Jlajesté le roi de France donnera en mariage, à Sa Majesté le roi d'Angleterre, madame Catherine, sa fille, avec la Guyenne et la Normandie pour dot... » LE ROI. Perle et diamant! JUVÉNAL, continuant. « Article troisième : L'Anjou et la Touraine suivront comme dépendances de la Bretagne... » LE ROI. Saphirs et rubis! JUVÉNAL. « Article quatrième: Le dauphin Charles, ayant renoncé à tous ses droits à la couronne en quittant la ville de Paris, est déclaré indigne de succéder. » LE ROI. Le dauphin Charles a de beaux et longs cheveux, le roi d'Angleterre enverra son barbier pour les lui couper. JUVÉNAL, continuant. « Article cinquième : Les fils du roi d'Angleterre et de ma dame Catherine seront aptes à succéder au lieu et place du dauphin, à la couronne de France. » LE ROI. Et, comme ils succéderont du chef de leur mère, ils por- teront une quenouille au lieu d'un sceptre. JUVÉNAL, continuant. « Article sixième : La reine Isabeau recevra deux mille livres de pension chaque mois, lesquelles lui seront garan- ties par le roi d'Angleterre. » LE ROI. Et le roi Charles VI un bonnet à grelots qu'on renouvellera chaque fois qu'il sera usé: le bonnet à grelots, c'est la cou- ronne des fou3. LA TOUR SAINT-JACQUES 327 JUVÉNAL. « Signé à Paris, le 25 février de l'an de grâce 1418. » L\ REINE. Vous avez entend», sire? LE ROI, Charles entend quelquefois, mais il ne comprend pas toujours. LA REINE. N'importe; signez... LE uoi. * Charles ne sait plus comment ou écrit son nom. LA REINE. Soit; on lui conduira la main. LE ROI. Qui cela?... Est-ce vous, maître Jean Juvénal? Est-ce vous, messire de Morviliiers? Est-ce vous, comte Hélion de Jac- queville? TOCS, avec ctonnement. Il nous reconnaît! LA REINE. Non, ce sera moi, sire. LE ROI, joyeux. Âh! c'est ma reine bien-aimée, ma chère Isaheau, ma très-bonne, très-chaste et très-fidèle épouse. Voyons, venez. LA REINE. Voici la plume. LE ROI. Je la tiens. LA REINE. Posez votre main là. LE ROI, Elle est posée . LA REINE. Maintenant, écrivez votre nom. LE ROI. Je ne sais pas. 328 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS LA REINE. AKcndez, alors. Infâme !.,. Ilein I (Elle lui prend U main.) LE ROI, LA BEINE. LE ROI. Ah çà ! mais vous ne vous apercevez donc pas, tous tant que vous êtes ici, que je ne suis plus fou? TOUS. Le roi a sa raison ! LA REINE. Messires, n'en croyez rien. Le roi est plus insensé que jamais. LE ROI. Insensé, moi? Hélas! non; pour le moment du moins. Je n'ai pas ce bonheur, et la preuve, c'est que, comme vous le disiez tout à l'heure , je vous reconnais tous. Voilà maître Jean Juvénal des Ursins, mon fidèle conseiller, mon ami, l'ami de la France. — Vous voilà, monsieur de Morvilliers, l'ami des Anglais. — Vous voilà, monsieur Hélion de Jacque- ville, l'ami du duc de Bourgogne. — Vous voilà, vous, Isa- beau de Bavière, mon ennemie et l'ennemie de la France. LA REINE. Sire, prenez garde ! Il y a quelque danger à parler ainsi, LE ROI. Quelque danger. Attendez... Raoul! SCÈNE XIII Les MÊMES, RAOUL, Hommes d'armes. LE roi. Gardez les portes. Il y a des traîtres ici ! Maintenant, faites entrer le héraut du roi d'AiiKlelerre. LA TOUR SAINT-JACQUES 329 HAOUL. Que le héraut du roi d'Angleterre entre. Le roi de France l'attend? SCÈNE XIV Les Mêmes, JARRETIÈRE. JARRETIÈRE. J'attends depuis trois jours, et mon maître ne m'avait donné que vingt-quatre heures. LE ROI. Je regrette ce retard, maître Jarretière; mais vous n'aurez rien perdu pour attendre. JARRETIÈRE. Celui qui m'envoie, le roi Henry d'Angleterre désire une réponse précise, sans anibage ni double sens. LE ROI. Tant mieux! il va l'avoir telle qu'il la désire. Dites à celui qui vous envoie, au roi d'Angleterre, qu'il peut, parla force des armes, arracher violemment la couronne de la tête du roi de France, mais que jamais, volontairement du moins, tant qu'il aura sa raison, le roi de Fiance n'ôtera la cou- ronne de la tète de son fils pour la mettre sur celle d'un étranger. Dites enfin au roi Henry d'Angleterre qu'il peut épouser ma tille, mademoiselle Catherine, avec une dot d'ar- gent, si cela lui convient; mais ma fille Catherine, devenue reine d'Angleterre, donnera des rois à l'Angleterre seule- ment. Allez. JARRETIÈRE, Sire, cette réponse, c'est la guerre, et le roi d'Angleterre tient déjà le quart de la France. LE ROI. En tînt-il la moitié, en tîiit-il les trois quarts, la tînt-il tout entière, excepté les six pieds de terre que je me réserve pour mon tombeau ; n'eussé-je pour dernier défenseur du royaume de Charlemagne, de saint Louis et de Philippe-Au- guste, qu'une bergère avec sa houlette, j'aurais l'espoir rî30 THÉÂTRE COMPLET D'ALEX. DUMAS qu'avec sa houlette, cette bergère reconquerrait le royaume et chasserait l'ennemi de la France. Allez. SCENE XV Les Mêmes, hors JARRETIÈRE. LE ROI. Messire de Morvilliers, messire de Jacqucville, suivez le héraut de Sa Majesté le roi d'Angleterre, et remerciez Dieu que j'aie trop de choses à faire en ce moment pour vous en- voyer au Chàtelet. Allez. ;Ils sortent.) SCÈNE XVI Les Mêmes, hors les deux Conseillers. LE uoi. Maître Juvénal, vous êtes non-seulement mon conseiller, mais encore mon ami : vous venez de le prouver en refusant d'apposer votre signature au bas de cet acte qui vendait la France. Eh bien, au bas de cet acte même, j'écris l'ordre d'arrêter la reine et de l'enfermer, pour le reste de ses jours, dans un couvent, si pareille proiiosition était de nouveau faite par elle. LA reine. Sire, vous oubliez... LE ROI. Au contraire, madame, je me souviens. C'est vous qui ou- bliez qu'il n'est ici question que de la reine traître au roi, et que, tout en vous condamnant à une détention perpétuelle, je vous sauvegarde la vie; mais il pourrait me prendre un jour l'envie de punir la femme traître à l'époux. Rappelez-vous Marguerite de Bourgogne étranglée, la nuit, dans son ca- chot, et courbez la tête devant celui qui a tout à la fois le mal- heur d'être votre roi et votre époux. LA UEINE. Sire, grâce!... LA TOUR SAINT-JACQUES 331 LE ROI. Grâce vous est faite une fais encore, madame. Allez. (La Reine sort.) SCÈNE XVII LE ROI, JUVÉNAL DES URSINS. JCVÉNAL. Sire, quel bonheur que Dieu vous ait rendu la raison ! LE ROI. Juvénal, mon bon ami, nous n'avons pas de temps à perdre. JUVÉNAL. Ordonnez, sire. LE ROI. J'attends le dauphin. JUVÉNAL. Le dauphin? LE ROI. Oui. 11 s'est sauvé des mains du duc de Bourgogne, qui l'avait enlevé. Il s'est réfugié à Saint-Denis. L'abbé le ra- mènera. Dans une heure, il se présentera à la porte de la Bastille et fera sa rentrée dans Paris. Je l'attendrai là, sur ce balcon, afin que le peuple voie bien que le père aime le fils, que le fils respecte le père. Maître Juvenal, allez au-de- vant de lui et protégez-le. Si Dieu me reprenait ma raison, conseillez-le. JUVÉNAL. Sire, vos ordres seront exécutés avec la religion du dévoue- ment. LE ROI. Allez, mon ami, allez. (Il lui tend la main. - Juvénal sort. — Le Roi va chercher Odette, qfui entre suivie de Jacquemin.) 332 THÉÂTRE COMPLET D 'aLEX. DUMAS SCÈNE XVIII LE ROI, RAOUL, ODETTE, JACQUEMIN. LE ROI. Odette! Odette! ODETTE. Me voilà, sire; j'attendais vos ordres. LE ROI. Viens, mon enfant. Venez, Raoul. RAOUL. Sire, nous voici près de vous. LE ROI. Vous allez partir tous deux. ODETTE. Vous quitter, sire? RAOUL. Nous? LE ROI. Vous ne serez jamais assez loin de celle qui vient de sortir d'ici? ODETTE. Si notre vie est utile au roi, nous restons. RAOUL. Oh! oui, sire, gardez-nous! ODETTE, se jetant k son con. 0 mon roi! mon cher roi! LE ROI. Chers enfants de mon cœur, qui m'avez rapporté ma rai- son perdue, soyez bénis! (a Raoul.) Raoul, te voilà conUe, le voilà riche, te voilà puissant. Tu as un château fort qui a des murailles de granit et des portes de fer; retourne dans ton château, réunis tes vassaux, et, cessant d'être le gar- dien du roi, deviens un des gardiens du royaume... Et main- tenant, je te la donne, Raoul, je te donne ma vraie fille, l'en- faut de mon cœur, celle que je ne donnerais pas au roi d'Angleterre; prends-la, emmène-la, veille sur elle! LA TOUR SAINT-JACQUES 333 r.AOUL. Mais vous allez donc rester seul? JAOQUEMIN, s'approchant. Vous n'avez plus besoin de moi, messire, vous êtes heureux. Je reste près du roi. LE ROI. Vous voyez bien que je ne reste pas seul. Parlez! partez! ODETTE et RAOUL. Adieu, sire, adieu ! (Ils sortent.) SCÈNE XIX LE ROI, JACQUEMIN. LE ROI. Adieu, têtes chéries! (Êclatanl de rire et unissant par un sanglot.) Ah ! ah ! ah!... Mon Dieu! mon Dieu ! que je soulîre! que je soulfre!... JAOQUEMIN. Qu'avoîc-vous, sire?... Votre Majesté pâlit!... Votre Majesté chancelle!... LÉ ROI, tombant dan» un feateuil. Le pauvre George a froid, bien froid! bien froid!... JACQUEMIN, levant les mains au ciel. Dieu ait pitié de la France!... Son roi est redevenu fou! 334 THÉÂTRE COMPLET d'ALRX. DUMAS NEUVIÈME TABLEAU L'entrée du Danphin dans Paris. — A droite, la façade de l'hôtel Saînt-Paal. Au fond, la porto Saint-Antoine et la Bastille. SCÈNE UNIQUE LE ROT, an balcon de Phôtel Saint-Paul, avec JACQUEMIN; T.R DAUPHIN, entrant, à cheval, escorté de PaCES, D'AucnEl'.S et d'Arbalétriers; foule de Peuple, criant Noël. LE DAUPHIN. Mon père! mon père!... LE ROI. Toi qui seras Charles VII, en mon nom et au nom de la France, je te béais! TOCS, Vive le dauphin!... FIN DU TOME VINGTIEME TABLE Pages LA CONSCIENCE ......••• 117 LORESTIE ISO LA TOUR SAINT-JACQUES -^'^"^ EMILE COLIN. — IMPRIMIRIE DE LAGNT. T P Q DuTia s , Al e xandr e 2221 Théâtre Go:nplet t. 20 PLEASE DO NOT REMOVE CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY ^ ^ ^.â